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PAIDEUTIKA

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Quaderni di formazione e cultura
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22 Nuova Serie
Anno XI – 2015 Ibis
PAIDEUTIKA. Quaderni di formazione e cultura
22 – Nuova Serie – Anno XI – 2015
semestrale

Rivista fondata da Antonio Erbetta


Direttore responsabile
Elena Madrussan
Consulenti scientifici
Miguel Benasayag (Université de Lille 3), Gabriella Bosco (Università di Torino), Massimo
Canevacci (Universidade Federal Santa Catarina, Brasil), Mauro Carbone (Université Jean Mou-
lin Lyon 3), Philippe Forest (Université de Nantes), Enrica Lisciani Petrini (Università di Saler-
no), Marco Revelli (Università del Piemonte Orientale), Enrico Testa (Università di Genova)
Segreteria di Redazione
Silvano Calvetto, Gianluca Giachery
Redazione

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Germana Berlantini, Nicole Bosco, Ferdinanda Chiarello, Cristina Gatti, Giuliano Gozzelino, Sil-

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vano Gregorino, Grazia Massara, Laura Petrella, Gianmarco Pinciroli, Alessandra Sara Stanizzi
Fotografia
Cristina Gatti uc
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Paideutika is a peer reviewed journal. La Rivista si avvale di un Comitato di Lettori, coordinato dal Diret-
tore, per la valutazione degli articoli pervenuti e sottoposti a double blind peer review process. L’elenco dei
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referees è menzionato una volta l’anno in forma di ringraziamento editoriale. La Rubrica di Fulvio Papi
d

Oggi un filosofo, che la Rivista è onorata di ospitare, non viene sottoposta al peer review process.
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Paideutika è una Rivista scientifica semestrale classificata in fascia A dall’ANVUR nel 2012.
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Autorizzazione del Tribunale di Torino n. 5850 del 26/03/2005


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PAIDEUTIKA
Quaderni di formazione e cultura

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Editoriale 5

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SAGGI 9
Gabriele Lavia, Il teatro, l’origine, l’ethos.
o

Intervista a cura di Nicole Bosco 11


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Giuseppe Tognon, Forma o struttura? La pedagogia come


“scienza della vita” 19
di

Anna Maria Passaseo, Laicità. Capacità da coltivare per il cittadino


contemporaneo 43
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ARCHIVIO DELLA MEMORIA 63


Es

Eduard Spranger, Das Leben bildet / La vita educa. Testo a fronte 66

OGGI UN FILOSOFO 71
Rubrica di Fulvio Papi

STUDI ED ESPERIENZE 75
Laura Petrella, The unbearable lightness of being: the antinomy
between soul and body as pedagogical experience 77
Aldo Trucchio, Idéologie et représentation: le pouvoir des images chez
Louis Marin 87
4

Marta Baravalle, Compte rendu d’une expérience au sein de


l’Éducation nationale 105

SGUARDI SUL MONDO 117


Gerhard Friedrich, Utopia: die Insel und das Land. Lutz Seilers
Roman Kruso 119

RECENSIONI 133
Fulvio Papi, Dalla parte di Marx (di Elena Madrussan) 133
Jean-Luc Nancy, Il corpo dell’arte (di Gianmarco Pinciroli) 135
Pino Bertelli et alii, Contro l’infelicità. L’Internazionale

io
Situazionista e la sua attualità (di Germana Berlantini) 138

ch
Gabriele Scaramuzza, In fondo al giardino. Ritagli di
memorie (di Elena Madrussan) uc
Gaetano Bonetta, Fuga dall’identità. Da Sud a Nord:
141
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storie psichiche del Novecento (di Elena Madrussan) 143
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LIBRI RICEVUTI 145


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ABSTRACTS 147
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87

Idéologie et représentation:
le pouvoir des images chez Louis Marin
Aldo Trucchio

io
La logique binaire de la représentation

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Dans Les mots et les choses, Michel Foucault postule l’existence d’“épis-
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tèmes”, c’est-à-dire de structures paradigmatiques souterraines qui disci-
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plinent les savoirs à chaque époque de l’histoire humaine. Il observe qu’au
XVIIe siècle, au cours de l’“âge classique”, une rupture épistémologique
o

marque le passage d’un système basé sur la ressemblance à un système fon-


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dé sur la représentation. À l’époque de la ressemblance, “la théorie du signe


impliquait trois éléments parfaitement distincts: ce qui était marqué, ce qui
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était marquant, et ce qui permettait de voir en ceci la marque de cela; or ce


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dernier élément, c’était la ressemblance: le signe marquait dans la mesure


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où il était ‘presque la même chose’ que ce qu’il désignait”1. À l’époque de


la représentation, en revanche, le signe s’organise de manière binaire: il se
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superpose à ce qu’il indique. Ainsi, Foucault peut affirmer que: “le signifiant
n’a pour tout contenu, toute fonction et toute détermination que ce qu’il re-
présente: il lui est entièrement ordonné et transparent; mais ce contenu n’est
indiqué que dans une représentation qui se donne comme telle, et le signifié
se loge sans résidu ni opacité à l’intérieur de la représentation du signe”2.
Foucault décrit un système de signes structurés dans un discours qui
analyse la représentation “selon un ordre nécessairement successif”3 sur
le modèle du langage, mais qui a la caractéristique de ne montrer aucune

1
M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 78.
2
Ivi, p. 78.
3
Ivi, p. 96.
88

trace du locuteur, les signes étant disposés de manière à correspondre clai-


rement à ce qui est signifié. À l’âge classique, le langage ne pose aucun pro-
blème. La correspondance entre les mots et les choses est parfaite: le
monde se reflète spontanément dans le langage et le langage reflète le
monde. Ainsi, pendant deux siècles, “le discours occidental fut le lieu de
l’ontologie”. Le discours classique est considéré par Foucault comme “un
système d’identités et de différences, tel qu’il est fondé par le verbe être et
manifesté par le réseau des noms. La tâche fondamentale du ‘discours’ clas-
sique, c’est d’attribuer un nom aux choses, et en ce nom de nommer leur être”4.
Pour Foucault, qui s’inspire de la Logique de Port-Royal, l’exemple le
plus éloquent est celui du dessin: en particulier dans le cas de la carte géo-
graphique ou du portrait. Si le mot, le son et le symbole se réfèrent à un

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objet par ressemblance, existant ainsi en tant que signes devant être expri-
més et interprétés, la carte et le portrait renvoient directement à la réalité et

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au sujet – qu’il soit dessinateur ou spectateur, n’a plus d’importance.
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C’est seulement suite à une nouvelle rupture que les hommes com-
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mencent à s’interroger sur les conditions de possibilité de la représenta-
tion. Immanuel Kant reconnaît dans l’être humain la condition première
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de la représentation, ainsi il se demande: “was ist der Mensch?”. L’en-


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quête sur le monde se transforme dès lors en une enquête sur la façon de
laquelle l’homme regarde le monde. La philosophie devient anthropolo-
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gie, le sujet de la représentation peut émerger. Toutefois, pour Foucault,


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une nouvelle rupture s’annonce à son époque. Il s’agirait de sortir défini-


tivement du système de la représentation pour valoriser le langage en tant
at

que système matériel des signes, indépendant de l’homme. À la critique de


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la représentation, il faut ajouter celle du sujet de la représentation. Ainsi,


Foucault établit une philosophie de l’histoire pour le structuralisme. Bien
qu’elle soit constituée par des discontinuités, cette philosophie se déve-
loppe dans une direction précise et, hégeliennement, elle n’est intelligi-
ble que pour nous, qui arrivons les derniers.
Dans sa célèbre conclusion, Foucault annonce que, dans un futur pro-
che, la notion même d’homme disparaîtra “comme à la limite de la mer
un visage de sable”5.

4
Ivi, p. 136.
5
Ivi, p. 398.
89

Première trace: Hoc est corpus meum

Louis Marin ne cite presque jamais Foucault6, mais de toute évidence


il pense à ces passages de Les mots et les choses quand il réfléchit autour des
questions liées à l’idéologie et à la représentation. Marin fait en effet
sienne la définition foucaldienne de “représentation classique”, mais en
corrigeant celle qui semblait être une solide reconstitution historique.
Tout d’abord, pour Marin, à l’époque classique déjà, il est possible de
repérer des critiques à l’encontre de la théorie du langage et de la repré-
sentation de l’époque, voire même de véritables déconstructions de ces éla-
borations idéologiques. De plus, il n’affirme ni que le système de repré-
sentation classique ait été dépassé ni même qu’il soit surpassable, dans la

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mesure où il est essentiellement connecté à la structure psychologique de

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l’être humain. Le critique n’expose jamais ouvertement une pensée de
type philosophique, même s’il est possible d’affirmer que ses réflexions
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possèdent une vigoureuse intensité philosophique. Il ne fait pas que suivre
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l’élaboration de principes généraux ou des critiques envers d’autres pen-
seurs à sa pratique herméneutique. Marin montre plutôt les failles de la
o

représentation classique, les zones d’ombre à partir desquelles le sujet


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caché retourne pour un instant à la lumière. Ou, encore, il présente au lec-


teur le vide laissé par la disparition du sujet, de sorte que son absence
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puisse devenir la trace de sa destitution, ou, pire, de son refoulement.


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Le point de départ de la réflexion de Marin sur la représentation clas-


sique est constitué par les textes des logiciens et des grammairiens de
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Port-Royal, qui sont analysés dans un essai de 1975 intitulé La critique du


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discours. Selon Marin, les théoriciens de Port-Royal nous offrent le postu-


lat suivant: signe et représentation sont équivalents “qu’il s’agisse du
verbe ou de l’image, du mot, de la phrase ou du discours”7. Cette affirma-

6
Dans un article de 1973, Marin se demande si l’affirmation foucaldienne sur la mort
de l’homme “n’exprime-t-elle pas, sous une forme littéraire, la vérité du processus scienti-
fique lui-même”, dans lequel “l’expérience vécue comme totalité signifiante par un sujet ou
par un groupe doive céder la place aux résultats du processus qui ne sont opératoires que
par rupture avec cette intuition, ce témoignage, cette expérience”. (L. Marin, La dissolution
de l’homme dans les sciences humaines: modèle linguistique et sujet signifiant, in “Concilium”, 86,
1973, répris in Id., De la représentation, Paris, Seuil/Gallimard, 1994, pp. 11-12).
7
L. Marin, Critique du discours. Sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal,
Paris, Minuit, 1975, p. 9.
90

tion synthétique est comparable aux idées de Foucault. L’articulation


interne du signe – par exemple la distinction contemporaine entre signi-
fiant, signifié et référent – ne peut pas être conçue à l’époque, car le signe
contient immédiatement en lui-même le lien entre l’objet et l’idée de cet
objet. En ce sens, le signe est toujours une représentation. Nature et Raison
se coappartiennent – ne s’agit-il pas là du présupposé de toute l’ontolo-
gie moderne?
Le mot représente, pour les penseurs de Port-Royal, un signe élémen-
taire, mais déjà porteur de sens; il est également la forme de représenta-
tion la plus simple. Par conséquent, “le mot idéal sera celui qui s’efface
devant l’idée dont il permet cependant la communication”8. L’exemple
invoqué par Marin est celui du débat complexe parmi les grammairiens

io
de Port-Royal au sujet de la traduction de la Bible. A l’issue de ces discus-
sions, on en vient à considérer que la meilleure traduction est celle qui est

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capable de faire disparaître le processus de traduction grâce à sa clarté,
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son intelligibilité et sa fidélité absolue vis-à-vis du texte. En parallèle à
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cette théorie de la traduction, il existe, chez les port-royalistes, une théo-
rie du langage, un système de règles qui permet à l’articulation du dis-
o

cours de refléter l’articulation de la réalité. “Je me représente la chose par


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l’idée”9 est l’énoncé qui fonde le système de la représentation, car il


contient le sujet, le processus de la représentation ainsi que l’idée grâce à
di

laquelle l’objet est présent dans l’esprit. Les logiciens et les grammairiens
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de Port-Royal opposent donc à la représentation le jugement, une moda-


lité de la pensée qui ne se réfère qu’au sujet et qui n’a pas de contact avec
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les realia. Certes, le jugement s’articule à partir d’une représentation de la


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réalité, mais la synthèse qu’il opère est tout à fait individuelle et arbitraire.
Se représenter quelque chose signifie observer les objets tels qu’ils se pré-
sentent dans notre esprit.
Le présupposé de cette théorie est que la représentation permet d’ac-
céder aux choses mêmes; en d’autres termes, les choses se donnent à
nous, à notre esprit, comme elles sont réellement, le travail de l’intelli-
gence consistant dès lors en une reconstitution de l’articulation dans un
ordre-discours complexe, correspondant à la réalité externe. Ainsi, nous

8
Ivi, p. 12.
9
Ivi, p. 281.
91

pourrions former les idées les plus complexes à partir des idées les plus
simples qui se donnent immédiatement à nous comme vraies. D’où, la
nécessité d’une logique.
Marin se demande alors: “le simple regard que nous portons sur les
choses qui se présentent, sans être un jugement exprès, en forme logique,
n’est-il pas déjà un ‘juger’ primitif […]?”10. Grâce à ce seul jugement,
caché mais primaire, le sujet peux aspirer à posséder la réalité. Il décide
que ce qui est en lui est vrai, il s’approprie l’être même – car il est capa-
ble de se le représenter. L’être est la représentation, la représentation est
l’être.
Cette faiblesse de la logique de Port-Royal émerge clairement dans les
difficultés que logiciens et grammairiens rencontrent quand ils se mettent

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à réfléchir sur un énoncé fondamental pour tous les chrétiens – mais sur-
tout pour eux-mêmes, qui adhèrent au jansénisme – à savoir “Hoc est

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corpus meum”, la formule eucharistique de la transsubstantiation, (la
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transformation du pain dans le corps du Christ). Il s’agit de l’énoncé idéo-
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logique par excellence de la conversion prétendue de l’idée dans la chose.
Le pronom déictique “hoc” a pour fonction de situer l’énoncé dans l’es-
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pace et le temps, de connecter la phrase à son contexte. Il doit être


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accompagné par le geste de désigner l’objet auquel se réfère le mot qui


suit le verbe “être” dans l’énoncé. Si l’affirmation “ceci est mon corps” est
di

accompagnée par un geste qui indique le corps du locuteur, le mot peut


to

effectivement se présenter comme une représentation de l’idée de la


chose externe, de l’objet. Toutefois, la même phrase glisse de la représen-
at

tation au jugement quand elle est accompagnée d’un geste qui indique un
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morceau de pain: “j’affirme, j’établis, je décide que ce pain est, en réalité,


mon corps”. Il ne s’agit pas d’une erreur, d’une méprise, mais d’un simple
énoncé qui, puisqu’il est prononcé par le Christ, contribue à créer quel-
que chose de bien réel, la communauté des chrétiens, un réseau complexe
de relations et de pouvoirs: l’Église11. Il s’agit, pour Marin, du centre
même de l’idéologie de la représentation. Le mot n’est pas le reflet d’une
idée qui est le reflet d’une chose, mais il constitue la chose. L’idée crée la
chose: le sujet décide de l’objet et, de plus, il se représente lui-même dans

10
Ivi, p. 282.
11
Ivi, pp. 298-299.
92

l’objet. Le Christ affirme que ce pain est son corps: dès lors ce que ses dis-
ciples et tous les chrétiens mangeront ne sera plus du pain, ni le corps de
Christ, mais l’idée du corps de Christ qui est devenue une chose. Le Christ rend
réelle la métaphore qu’il énonce – et qu’est-ce que l’idéologie, sinon une
image qui a prise sur la réalité?
Représentation et idéologie sont la même chose. Le sujet se reflète dans
l’objet, l’idée sur la chose. L’idéologie de la représentation consiste en cette
démarche à travers laquelle le jugement du sujet s’offre comme objectif. Le
subjectif devient objectif – mais il laisse au moins une trace derrière lui.

Notes sur la méthode

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Dans la théorie du mot-représentation élaborée par les logiciens et les

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grammairiens de Port-Royal, l’empreinte du subjectif se révèle à deux
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niveaux: dans la centralité que l’énoncé eucharistique assume pour eux
Tr
ainsi que dans les difficultés qu’ils rencontrent pour intégrer la question
de la subjectivité au sein de leur théorie du langage. Marin parcourt de
o

manière systématique les solutions complexes élaborées dans les différen-


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tes éditions de la Logique. Il conclut en montrant que les théoriciens de


Port-Royal se voient forcés de contredire leurs propres postulats à propos
di

de la conventionalité et de l’artificialité des signes impropres à reproduire


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idée et chose.
L’analyse à la fois précise et complexe que Marin développe sur la
at

Logique ne peut pas être reportée ici, car elle occupe une grande partie de
tr
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son livre, par ailleurs volumineux. Son but est de mettre en évidence ces
aspects restés inexplorés: les interprétations forcées, les difficultés, les
récritures, l’articulation interne, la contribution individuelle des diffé-
rents penseurs qui participent à la rédaction de la Logique. Pour ce faire,
Marin inverse la démarche de Foucault. Ce dernier reconnaît l’impor-
tance de la Logique tout en la considérant comme un texte monolithique
et exemplaire, c’est la raison pour laquelle il l’analyse aux côtés d’autres
livres d’auteurs contemporains – de Hobbes à Locke, de Condillac à
Linné, de Cervantes à Diderot et D’Alembert – considérés comme carac-
téristiques de l’âge classique. L’intérêt de Marin se porte au contraire sur
les discontinuités et les écarts internes à une seule œuvre, plutôt qu’aux cou-
pures qui caractérisent le passage d’une époque à l’autre.
93

Dans Détruire la peinture, il reprend la méthode d’analyse qu’il a déjà


appliquée aux écrits de Port-Royal pour mettre à jour les lacunes de la
théorie classique de la représentation dans un tableau de Nicolas Poussin,
Les bergers d’Arcadie. Ce faisant, Marin nous offre quelques éléments pour
comprendre sa méthode de lecture des images.
Lorsqu’il se trouve face à une représentation, Marin affirme percevoir
une sorte de “bruit visuel, presque rétinien”12, qui consiste en un glisse-
ment d’autres images dans l’objet de son regard. Les images se référant
toujours les unes aux autres dans l’esprit de l’observateur, aucune d’entre
elle ne peut être nouvelle: toute représentation n’existe donc qu’au
deuxième degré. Le but du critique est alors de “transcrire cette
rumeur”13, de la rendre visible, lisible au moyen d’un discours qui se

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caractérise inévitablement par des “digressions, anacoluthes, parataxes,
asyndètes, tout un arsenal de ruses et de pièges”14.

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Dans l’analyse du tableau de Poussin, Marin refuse une nouvelle fois
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la méthode foucaldienne. Les pages que Foucault dédie à Las Meniñas de
Tr
Velasquez, au début de Les mots et les choses, contiennent la même intuition
qui émergera plus tard de l’analyse marinienne de Les bergers d’Arcadie:
o

“Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation


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de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre.


Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments […]. Mais
di

là, dans cette dispersion qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide
to

essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts: la disparition néces-


saire de ce qui la fonde. […] Ce sujet même […] a été élidé. Et libre enfin
at

de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme


tr

pure représentation”15. Marin, quant à lui, considère Poussin comme le


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peintre de la représentation, qui organise les images de manière discursive,


afin de mettre en scène avec clarté les évènements qu’il veut reproduire.
Parallèlement, il considère que Poussin efface le signe pictural et qu’il s’ef-
face lui-même en tant qu’auteur, pour ne pas placer sa subjectivité comme
intermédiaire entre la représentation, le monde et l’histoire.

12
L. Marin, Détruire la peinture [1977], Paris, Flammarion, 19972, p. 8.
13
Ibidem.
14
Ivi, p. 9.
15
M. Foucault, Les mots et les choses, cit., p. 31.
94

Cependant, Marin préfère offrir ses réflexions au lecteur sous forme


d’une longue digression, d’une “rêverie”16 théorique qui traverse la poé-
sie, la logique, la psychanalyse et l’histoire de l’art pour montrer, en défi-
nitive, une trace plus qu’évidente de ce sujet qui voulait se rendre
absent.

Seconde trace: Et in arcadia ego

“Le peintre s’efface et il m’efface de même”. Pour Marin, il s’agit de la


démarche classique de la représentation comme elle a été exposée par
Léon Battista Alberti dans son Trattato della Pittura. En aucun cas, un pro-

io
tagoniste de la peinture ne pourra diriger son regard vers le spectateur, car
cela serait le positionner “au lieu du peintre, comme œil voyant, comme

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sujet théorique”17. Ainsi, le sujet “sort […] du champ de la représentation
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pour laisser être, dans leur être, les choses ainsi désignées”18, les choses
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montrées, affirmées dans le discours de la représentation. La disparition du
“sujet personnel d’énonciation”19 rend possible la transformation des
o

jugements subjectifs en une troisième personne neutre, de telle sorte que


d
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la représentation peut exiger de montrer l’être même des objets représen-


tés. Derrière la représentation d’un “ciel bleu”, il y a le jugement “j’affirme
di

que le ciel est bleu”. Ce jugement, grâce à la disparition du sujet, peut


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assumer une valeur ontologique et devenir “il est, bleu le ciel”20. Ainsi,
l’être des choses est décrit à la troisième personne, comme une donnée
at

objective, comme une simple vérité.


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Nicolas Poussin adopte consciemment cette démarche et la théorise


dans ses lettres ainsi que dans les éclaircissements qu’il offre à ses élèves.
Il étudie l’optique, la géométrie et la perspective. Il utilise ces connaissan-
ces pour peindre de véritables récits historiques, par la disposition des
figures dans un ordre presque grammatical. Dans Les bergers d’Arcadie,

16
L. Marin, Détruire la peinture, cit., p. 87.
17
Ivi, p. 43.
18
Ivi, p. 31.
19
Ivi, p. 33.
20
Ibidem.
95

quatre personnages se trouvent à côté d’une ancienne tombe. L’un d’en-


tre eux est accroupi et indique – ou suit du doigt et déchiffre – l’inscrip-
tion qui y est gravée, “Et in arcadia ego” (une locution latine qui indique
la présence de la mort même au “pays des délices”). Cette inscription est
située exactement au centre de la peinture: l’action commence et se déve-
loppe à partir d’elle. Le mot “ego” est au centre du centre du tableau, pour
ainsi dire, car il se trouve au-dessous des autres, traversé par une fissure
dans le marbre qui la coupe en “e/go”. Ainsi, la faille paraît scinder le
tableau en deux parties égales. “Le tableau parle”, écrit Marin, mais “que
dit-il?”21.
La thèse du critique est qu’on assiste ici au retour du sujet de la repré-
sentation qui s’était éclipsé. Le sujet de l’énoncé, le locuteur du discours

io
qui devait s’effacer ainsi que le jugement subjectif réapparaissent tous
ensemble.

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Dans cette peinture, Poussin montre comment il faut représenter
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l’histoire dans sa double relation. Tout d’abord, il y a la relation avec l’écri-
Tr
ture, dans laquelle l’image doit toujours pouvoir être traduite, en tant
qu’elle est logiquement ordonnée. Ensuite, il y a la relation avec la mort du
o

sujet, qui est mise en scène à l’aide de la tombe sur laquelle se détache
d
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l’inscription brisée “ego”. Cette “représentation narrative iconique”22 doit


sacrifier la profondeur à la latéralité en plaçant les protagonistes de la nar-
di

ration les uns à côté des autres, les uns après les autres. En ce sens, Les ber-
to

gers d’Arcadie est “une représentation du procès de représentation narra-


tive caractéristique de l’histoire”, une “métareprésentation de l’histoire,
at

métahistoire dans le tableau d’histoire”23: dans cette caractéristique


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demeure son unicité.


Marin se repenchera sur ce tableau à plusieurs reprises, notamment au
cours d’une conférence de 1986, dans laquelle la tombe est considérée
comme une véritable sépulture de l’ego, celui du peintre tout comme celui
du spectateur24. Il le mentionne encore dans un article de 1988, dans

21
Ivi, p. 25.
22
Ivi, p. 75.
23
Ivi, p. 37.
24
L. Marin, Le tombeau du sujet en peinture (colloque Images de la mort, mort de l’image,
Tours, Université Francois Rabelais, juin 1986), in M. Constantini (éd.), La Mort en ses
96

lequel il s’arrête sur les mots gravés sur la tombe et sur le fait qu’ils sont
prononcés par le personnage qui les désigne, ce qui lui permet de déve-
lopper une réflexion sur la voix dans la peinture25. Mais, dans tous ces
cas, le critique n’affirme jamais pouvoir épuiser toutes les interprétations
de ce tableau. Il reste ainsi fidèle à ce qu’il a déclaré dans Détruire la pein-
ture: “laisser à l’inscription son indéterminabilité, son indécidabilité du
sens qui est peut-être le sens même du tableau de Poussin”26.
En définitive, il n’est pas possible d’établir qui se cache derrière l’ego
qui apparaît dans le tableau, sur une tombe, cassé en deux par une fente.
Dans l’inscription, le verbe est également absent, il demeure sous-
entendu, et ce situe la phrase entre le présent et le passé, rendant encore
plus difficile son interprétation.

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Déconstructions
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Les différences entre Marin et Foucault ne concernent pas leur
méthode, mais leur vision de l’histoire. Les structures argumentatives
o

présentes dans Critique du discours et Détruire la peinture sont symétriques:


d
Al

les deux textes analysent les résidus du processus idéologique de la repré-


sentation – le premier dans la Logique de Port-Royal, le second dans Les
di

bergers d’Arcadie – ainsi que les critiques à l’encontre de cette idéologie,


to

telles qu’elles sont exprimées par ses contemporains. Pour Marin, la phi-
losophie de l’histoire conçue par Foucault pour le structuralisme est
at

fausse. Il n’est pas nécessaire d’attendre Kant ou une nouvelle coupure


tr
Es

épistémologique pour repérer des critiques de la représentation classi-


que: il suffit de se tourner vers Blaise Pascal pour la logique et vers Cara-
vage pour la peinture – chaque époque a ses Deleuze et ses Derrida. De
plus, l’idée de Marin suppose que nous ne sommes pas encore sortis de
l’époque de la représentation, que chaque représentation est inévitable-

miroirs, Paris, Méridiens/Klincksieck 1990, repris in L. Marin, De la représentation, cit.,


p. 275.
25
L. Marin, Aux marges de la peinture: voir la voix, in Voir, dire, “L’Écrit du temps”, 17,
1988, maintenant in L. Marin, De la représentation, cit., p. 335.
26
L. Marin, Détruire la peinture, cit., p. 106.
97

ment idéologique et que, comme cela a été déjà dit, représentation et


idéologie sont la même chose.
Alors que Pascal passe la dernière partie de sa vie à Port-Royal où il
adhère au jansénisme, ses idées et son style d’écriture ne se rapprochent
pas de ceux des logiciens et des grammairiens. La figure du Christ, qui est
Dieu et homme en même temps, est au centre du discours théologique
ainsi que de l’idéologie de la représentation des port-royalistes. Au
contraire, dans les Pensées, ce même centre est considéré un lieu d’écart
infini, où se manifeste une différence qui est tout à la fois une union,
désignée par Marin “différence pure”27. Pascal est le penseur de la diffé-
rence, le “déconstructeur”28 des certitudes de la Logique et du “champ
idéologique de la représentation”29, car il indique les limites ainsi que

io
l’au-delà de ce discours. Toutefois, il n’abandonne pas définitivement
cette idéologie de la représentation et il revient lui-aussi sur la formule

ch
“Hoc est corpus meum”.
uc
Pascal propose de prendre tel quel le mystère de l’eucharistie, à l’in-
Tr
verse des logiciens qui cherchent à l’analyser et à le comprendre en fonc-
tion de leur système. Après la création, Dieu s’est retiré dans la nature;
o

ensuite, il est retourné sur Terre, “caché” sous les traits d’un homme;
d
Al

enfin, il est resté parmi les hommes, après sa mort, sous la forme du pain
eucharistique30.
di

En ce qui concerne Caravage, Marin commence par rappeler que


to

Poussin l’accusait de détruire la peinture. L’artiste italien est incapable de


“raconter iconiquement une histoire”31, il ne montre pas l’action, il ne
at

dispose pas les personnages de manière discursive et il se contente d’imi-


tr
Es

ter ce qu’il a devant ses yeux. Bien qu’il juge les portraits de Caravage
étonnants, Poussin considère néanmoins que peindre ne signifie pas
reproduire la réalité, mais plutôt disposer, théoriser, utiliser la raison32.
Dans les tableaux de Poussin, la lumière est uniformément diffusée pour

27
L. Marin, Critique du discours, cit., p. 142.
28
Ivi, p. 369.
29
Ivi, p. 269.
30
Ivi, p. 363.
31
L. Marin, Détruire la peinture, cit., p. 202.
32
Ivi, pp. 11-14.
98

éclairer tous les personnages afin que les ombres ne cachent aucun élé-
ment aux yeux du spectateur. Pour Poussin, l’histoire n’a pas de zones
obscures, car la raison peut tout illuminer.
Caravage et ses élèves, pour leur part, éclairent les personnages peints
comme s’ils se trouvaient dans un lieu clos et qu’ils ont étés surpris par
un éclair de lumière qui les frappe à partir d’une source unique. Ils sont
immobilisés, saisis par un œil invisible, mais dont il est possible de saisir
la présence. Si Poussin, dans Les bergers d’Arcadie, met en scène la “décons-
truction du tableau d’histoire per la métareprésentation”, l’art de Cara-
vage est la “destruction de la représentation d’histoire par l’exhibition de
l’œil qui se voit et se stupéfie”33.
Prenons en considération un tableau tel que la Tête de Méduse: que

io
représente-t-il? En tenant compte de son modèle littéraire, il serait aisé de
répondre qu’il illustre le moment où Persée vient de couper la tête de

ch
Méduse et la saisit dans sa main. Mais il représente également le bouclier-
uc
miroir grâce auquel Méduse est pétrifiée par son propre regard. La pein-
Tr
ture évoque alors Méduse qui se regarde elle-même, car elle est restée
paralysée avec cette expression d’horreur dessinée sur le visage; la même
o

expression qui demeura sur la tête de Méduse au moment où Athéna


d
Al

l’utilisera contre ses ennemis. Enfin, très probablement, la Méduse est


également un autoportrait de Caravage.
di

Dans ce jeu de regards croisés, dans cette série de pièges, le sujet de la


to

représentation s’égare, multiplié et annulé en même temps. Le sujet se


montre dans la représentation la révélant ainsi comme sa production. Il
at

apparaît dans l’histoire qu’il est en train de narrer, mais seulement dans
tr
Es

l’acte de s’autoéliminer d’elle. L’idéologie est dévoilée.

Troisième trace: L’État, c’est moi

Toute représentation s’offrant comme objective est idéologique et


toute idéologie s’offre comme représentation objective du réel. L’idéolo-
gie de la représentation s’affirme dans l’art, dans l’écriture, dans la reli-

33
Ivi, p. 40.
99

gion et dans toutes les formes complexes de communication en Europe


au XVIIe siècle. La représentation est donc toujours idéologique, mais
cette équivalence cache un troisième élément, également caractéristique
de cette période: un pouvoir étatique absolu. Afin de l’analyser, Marin
fait suivre Logique du discours et Détruire la peinture d’une étude intitulée
Le portrait du roi, dédiée aux relations entre pouvoir et représentation
dans le champ du politique.
Dans cet essai, il définit tout d’abord le “double pouvoir” de la repré-
sentation. D’une part, représenter signifie “présenter à nouveau”: il se
réfère donc à un objet qui est absent dans le temps ou dans l’espace. Par
exemple, nous sommes représentés par nos papiers, consistant en des
signes qui rendent notre propre présence légale et effective et qui l’“inten-

io
sifie par redoublement”. Le dispositif représentatif crée donc un effet de
présence et il vient combler l’absence du pouvoir, même celle due à la

ch
mort; mais il est également “pouvoir d’institution, d’autorisation et de
uc
légitimation”34. Le pouvoir politique produit et exploite ce double effet
Tr
pour parvenir à l’absolu auquel il tend: être partout et tout pouvoir, sans
dissiper pour autant sa propre force, grâce au pouvoir de substitution dans
o

l’absence de la représentation.
d
Al

Ainsi, la célèbre affirmation de Louis XIV “l’État, c’est moi” peut être
comparée à “Hoc est corpus meum” prononcé par le Christ, dont elle
di

devient même une traduction juridico-politique. Le Christ produit le


to

corps de l’Église en amenant dans tous les lieux et durant toutes les épo-
ques son propre corps sous la forme du pain eucharistique, exactement
at

comme Louis XIV fait coïncider son être avec l’État-nation français en
tr
Es

s’attribuant un pouvoir absolu et omniprésent. L’effet-pouvoir de la


représentation est donc suivi par un “effet iconique”35 que Marin choisit
de présenter à travers des considérations de Pascal: ce sont les gendarmes,
les uniformes et les tambours qui accompagnent le roi dans ses sorties qui
inspirent au peuple la crainte qui est erronément attribuée au roi36. La
figure du monarque absolu n’est rien d’autre que le produit d’une représen-

34
L. Marin, Le portrait du roi, Minuit, Paris 1981, pp. 9-10.
35
Ivi, p. 20.
36
Ivi, p. 21.
100

tation du monarque qui aspire à l’absolu. Dans ce sens, le monarque n’est


absolu que dans sa représentation, il ne devient réel que dans les images
et dans les mots qui le représentent, à tel point que le monarque réel
finira par s’inspirer aux portraits et aux biographiques qui le mettent en
scène.
Cette démarche se répète dans toutes les représentations du roi et de
son pouvoir à l’époque classique: dans l’historiographie, dans les portraits,
dans les cartes géographiques, sur les monnaies et même dans les contes.
Quand Paul Pellisson-Fontanier adresse à Jean-Baptiste Colbert son projet
de biographie de Louis XIV, il explique en détails de quelle manière il
entend décrire sa geste – qui est tout entière à réaliser, compte tenu de la
jeunesse du souverain à ce moment37. Le même paradoxe apparent se

io
manifeste, selon Marin, chez André Félibien, lorsque ce dernier offre à
Louis XIV un texte qui décrit un portrait du roi alors même qu’il se trouve

ch
dans son bureau38. Le mécanisme qui vient d’être illustré est à l’œuvre: le
uc
peintre, l’historien et le biographe décrivent leur objet, le roi et ses actions,
Tr
de façon neutre, en s’effaçant en tant que locuteurs. Mais cette procédure
se révèle idéologique quand ils adressent leurs œuvres directement au roi,
o

en rendant ainsi manifeste le fait que celui-ci a besoin de ces représenta-


d
Al

tions pour obtenir et exercer le pouvoir absolu auquel il aspire justement


parce qu’il n’est pas ce qui est représenté.
di

Alors même que l’idéologie de la représentation caractérise le XVIIe


to

siècle, peu de penseurs et d’artistes semblent en être conscients.


Aujourd’hui, nous avons l’opportunité de mieux comprendre ces contra-
at

dictions et ces paradoxes. Peau d’âne, le conte de Charles Perrault,


tr

contient quelques exemples frappants de ces illusions qui étaient présen-


Es

tes dans la conscience collective de l’époque: le roi fou, bien que dilapi-
dateur et incestueux, finit par se réconcilier avec sa fille fugitive, car il
garde en lui sa dignité royale; et la protagoniste est reconnue comme
princesse grâce à ses vertus mystérieuses alors qu’elle vit dans le dénue-
ment et la saleté. Les deux personnages constituent des emblèmes de
noblesse si ingénus et désuets qu’ils ne peuvent qu’appartenir à un

37
Ivi, pp. 49 ss.
38
Ivi, pp. 251 ss.
101

monde féerique à nos yeux. C’est grâce au travail séculaire de déconstruc-


teurs comme Pascal, que notre conscience actuelle nous permet de garder
nos distances vis-à-vis de ces images de pouvoir.
Toutefois, l’art de dépeindre le pouvoir existe encore et nous connais-
sons bien le travail des experts de la communication politique qui soi-
gnent l’image des leaders modernes, leurs discours, les scénographies et
les musiques qui accompagnent leurs sorties publiques, la position des
caméras vidéo et même l’intensité des couleurs la mieux adaptée à cha-
que occasion. Le pouvoir et le désir d’absolu se manifestent aujourd’hui
de manière sans doute différente, mais, alors que leurs représentations
sont nouvelles, elles sont produites par le même mouvement que par le
passé.

io
ch
Narcisse
uc
Tr
Dans l’une des digressions qui caractérisent Détruire la peinture, Marin
compare la phrase “Et in Arcadia ego” à l’épitaphe, ce “poème funéraire,
o

tombeau de l’énonciation”39, dans laquelle se condensent les paradoxes


d
Al

de l’énonciation écrite, de l’autobiographie et de l’histoire. L’épitaphe


renvoie au défunt comme à un “il”, quand bien même l’auteur est un “je”
di

qui a rédigé ces mots en se référant à lui-même. Un “je” qui est absent
to

dans le présent de l’épitaphe, disparu à jamais. De la même manière,


toute autobiographie ou autoportrait contient la scission du narrateur en
at

un “je” et un “il”, qui, en même temps, cache et dévoile le mécanisme de


tr
Es

la représentation, la neutralisation-disparition du “je” et la transposition


du subjectif dans l’objectif.
La figure paradigmatique de cette démarche, sur laquelle Marin se
penche souvent, est celle de Narcisse. Ce mythe met en scène un proces-
sus idéologique caractéristique: le protagoniste produit une image qui le
représente, mais il ne la reconnaît pas comme son produit, c’est ainsi que
l’image peut avoir des effets réels et acquérir une consistance objective.
Parallèlement, la mort de l’ego mise en scène par Poussin peut être consi-

39
L. Marin, Détruire la peinture, cit., p. 107.
102

dérée comme une réponse au narcissisme de Caravage, qui se peint lui-


même dans la Tête de Méduse, véritable mise en abyme de la représenta-
tion40. La destruction de la peinture dont Caravage se rend coupable aux
yeux de Poussin est en réalité une réfutation de la peinture d’histoire,
d’une narration au sein de laquelle l’auteur doit disparaître afin de la ren-
dre objective. Aux yeux de Poussin, ce qui amuse Caravage, c’est juste-
ment d’exhiber ce processus du disparaître.
Comme l’épitaphe, l’autobiographie est une forme d’écriture impossi-
ble, car elle existe uniquement dans la tension entre “je” et “il”, entre la
première et la troisième personne/neutre. Une autobiographie qui aspire
à l’authenticité absolue ne pourrait contenir que la répétition infinie de
la phrase “j’écris, que j’écris, que j’écris…”41 – exactement comme le fait

io
Caravage qui, dans la Tête de Méduse, peint la représentation d’une repré-
sentation d’une représentation… Une autobiographie comme celle-là

ch
n’aurait aucun but, sinon celui d’affirmer que toute écriture de soi est
uc
illusoire. Toutefois, l’autoportrait, qu’il soit écrit ou peint, cette sublime
Tr
forme de narcissisme de l’auteur, demeure la forme la plus pure de repré-
sentation, car en définitive l’œuvre se manifeste comme un désir du sujet
o

qui se reflète sur lui-même, mais à travers l’autre. Le peintre est toujours
d
Al

son tableau et l’écrivain son texte42.


Dans un essai sur la Transfiguration de Raphaël, Marin insiste alors sur
di

ce point: toute œuvre d’art est une transfiguration de l’artiste, y compris


to

l’autoportrait. Le tableau de Raphaël est divisé en deux registres par une


zone d’ombre. En haut, il y a le Christ, auréolé par la lumière divine et,
at

en bas, se trouve un jeune possédé qui a été amené par son père afin d’être
tr
Es

libéré par les apôtres. Transfiguration contre défiguration: une figure est

40
L. Marin, Le tombeau du sujet en peinture (relation au colloque Images de la mort, mort
de l’image, Tours, Université François Rabelais, juin 1986), in M. Constantini (éd.), La
Mort en ses miroirs, Paris, Méridiens/Klincksieck 1990, repris in L. Marin, De la représenta-
tion, cit., p. 275.
41
L. Marin, Images dans le texte autobiographique: sur le chapitre XLIV de la Vie de Henry
Brulard, in “Saggi e ricerche di letteratura francese”, 1984, repris in Id., L’écriture de soi.
Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, Paris, PUF, 1999, p. 36.
42
L. Marin, Transparence et opacité de la peinture… du moi, in AA.VV. Bologna, la Cul-
tura italiana e le letterature straniere moderne, Ravenna, Longo, 1992, maintenant in L.
Marin, L’écriture de soi, cit., pp. 135-136.
103

en train de fusionner avec la lumière divine, l’autre succombe à une obs-


curité démoniaque. “Entre les deux”, écrit Marin, se trouve “l’espacement
noir de la figurabilité […]; espacement sombre de l’effrayante puissance
de la feinte imaginale, lieu neutre, place manquante ou plutôt potentielle
d’une figure”43. À la mort de Raphaël, son corps est déposé sur ce tableau.
Ainsi, pour Marin, l’artiste devient une figure publique grâce à son œuvre,
il devient la créature de sa création. L’œuvre lui survit car elle contient,
désormais pour toujours, son regard, son désir, devenus autre de lui.
Louis Marin se repenche à nouveau sur le mythe de Narcisse dans son
dernier livre, Des pouvoirs de l’image. Or Narcisse ou l’Amant de lui-même est
le titre d’un texte théâtral du jeune Jean-Jacques Rousseau. Il y raconte
les aventures d’un homme qui tombe amoureux de son portrait sous des

io
traits féminins. Marin en profite pour réfléchir sur la distance entre l’au-
teur et son œuvre une fois que celle-ci est terminée44.

ch
C’est cependant un conte de Jean de La Fontaine, L’Homme et son
uc
image, qui inspire à Marin ses réflexions métapsychologiques les plus inten-
Tr
ses sur ce thème. Le protagoniste du récit pense être l’homme le plus
beau du monde, il ne croit donc pas son reflet dans les miroirs, qu’il
o

accuse de le tromper, et vit heureux dans sa propre illusion. La diagnose


d
Al

de Marin est sans appel: “dénégation”45, ce mécanisme de défense qui


peut conduire les hommes à la schizophrénie. Le sujet, chaque sujet, est
di

constitué par un désir de pouvoir qui tend à l’absolu. L’importance de


to

la forme-image et les effets-représentation sont les modalités historiques


et anthropologiques dans lesquelles ce désir s’est manifesté pour se réa-
at

liser à niveau imaginatif. Cependant, le temps de la représentation du


tr
Es

pouvoir n’est pas celui de sa réalisation, mais celui du délai infini de sa


réalisation. Le désir d’absolu du sujet revient comme image d’un autre,
de l’Autre qui doit rester inaccessible pour que le jeu puisse continuer.
Ainsi peut naître cet étrange mouvement du désir, dans lequel le sujet
se reflète, sans pour autant se reconnaître dans son propre reflet; et,
ensuite, il se laisse dominer par ce reflet, tout en le considérant comme
autre de lui.

43
L. Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, p. 259.
44
Ivi, pp. 40 ss.
45
Ivi, p. 36.
Marin met en garde ses lecteurs qui, comme Narcisse, peuvent restés
charmés par leur propre reflet. Bien qu’un simple geste de la main suffi-
rait à l’effacer46, ce reflet possède toute la puissance de notre désir et nous
ne pouvons dès lors cesser de le contempler. Le pouvoir du puissant n’est
pas dans son regard, mais dans le nôtre. Il n’est rien d’autre que notre
propre désir de pouvoir et c’est bien pour cette raison qu’il est si difficile
de l’extirper.

io
ch
uc
Tr
d o
Al
di
to
at
tr
Es

46
Ivi, pp. 16-17.

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