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sülfỆBIBLIUIHE
61.392. A
ALL
.0
GIPHANTIE.
PREMIER E PARTIE,

|
A BABYLO N E.

„M. DCC. LX.

61392-i
|
|
·
|
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|
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|
|
|
·
T A B L E
D ES C H A P I T R E S.

P R E M I ÉR E PART I E.

CHAPITRE I. Préface. page r


CH . II. L'Ouragan. 4
CH. III. Belle-vue. I I

CH. IV. La Voix. I6


CH. V. Les Contres/éns. 2 I

CH. VI. Les Apparitions. 32


CH. VII. Les Surfaces. 37
CH . VIII. Le Globe. 467
CH . IX. Les Propos. 5 I
CH. X. Le Bonheur. 62
CH . XI. Le Pot pourri. 7o
CH, XII. Le Miroir. 78
T A B L E.
CH. XIII. L'Epreuve. 87
CH. XIV. Les Talents. IO I

CH. XV. Le Goût du /iècle. I o 9


CH. XVI. La Rai/onneu/e. I 13
CH. XVII. Les Crocodiles. I 18
CH. XVIII. La Tempéte. I 28
CH. XIX. La Galerie, ou la för
tune du genre humain. - 137
CH. XX. L’autre côté de Za Ga
i lerie. --- «
* -
1 58
. . . . . . . .
|- A · |

|-
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*
* * :

* |- ,v

GIPHAWTIE.
G I P H A V T I E.

CHAPITRE PREMIER,
P R É F A c E.
Jamais perſonne n'eut plus de
goût que moi pour voyager.
Ayant regardé toute la terre
comme ma patrie, & tous les
|-

hommes comme mesfrères,jeme


fuis fait un devoir de parcourir
ma patrie, & de vifiter mes frè
res. J’ai marché fur les ruines
de l’ancien monde; j’ai contem
plé les monuments de l’orgueil
Partie I. A
2 P R É F A c e, ,
moderne : & j'ai pleuré fur les
uns & les autres, en voyant le
temps qui dévore tout. J'ai fou
vent trouvé beaucoup d'extra
vagance parmi les nations qui
paffent pour les plus policées,
& quelquefois beaucoup de rai
fon parmi celles qui paffent pour
les plus fauvages. J’ai vu la vertu
affermir de petits états , & le
vice ébranler de grands empi
res, tandis qu'une politique im
prudente s'attachoit à enrichir
les peuples, fans s’occuper à les
rendre vertueux. - · * * *

- Enfin, après avoir parcouru


toute la terre, & viſité toutes
P R É F a c e. 3.

les nations, je ne me fuis point


trouvé dédommagé de mes fati
gues. Je viens de revoir les mé
moires que j'avois dreffés fur
les différents peuples,leurs préju
gés, leurs moeurs, leur politi
que, leurs loix, leur religion,
leur hiſtoire ; & je les ai jettés
au feu. C’eft bien la peine, ai-je
dit, de tenir regiſtre de ces mé
langes monftrueux d'humanité
& de barbarie, de grandeur &
de baffeffe, de raifon & de folie.
e , J - "" .. " * . ::

Le feul morceau que j'aie


confervé, eft celui que je pu
blie. S'il n’a point d’autre mé–
rite , il a furement celui d’être
bien extraordinaire. A ij
# |- * . . " r

C H A P I T R E I I."
L o U R A G A N.
J’Érois fur les frontières de la
Guinée, du côté des déferts qui
la terminent vers le nord ; &e je
confidérois cette vafte folitude;
dont l’image feule effraye l’ame
la plus forte. Tout-à-coup ilme
prit le defir le plus ardent de
pénétrer dans ces déferts, & de
voir juſqu’où la nature fe refu
foit aux hommes. Peut-être ,
difois-je, y a-t-il au milieu de
ces plaines brûlantes quelque
cànton fertile ignoré du refte
de la terre; peut-être y trouve
L' O v R A G A N. ;
rai-je des hommes, que le com
merce des autres n’a ni polis, ni
corrompus.

En vain je me repréfentai
les dangers où m’expofoit une
pareille entreprife, & même la
mort prefque certaine qui y étoit
attachée ; jamais cette idée ne
put fortir de mon eſprit. Un jour
d'hiver (car c’étoit au temps de
la canicule) lė vent étant fud
oueſt, le ciel couvert, & l'air
tempéré, pourvu de quelques
tablettes pour appaifer la faim
& la foif, d’un mafque de verre
pour préferver les yeux des nua
ges de fable, & d'une bouffole
- Aiij
6. L’ O v R A G A N.

pour me guider, je fortis des


frontières de la Guinée, & j'a
vançai dans les déferts.

Je marchai deux jours entiers


fans rien voir d'extraordinaire:
au commencement du troiſième,
je n'apperçus plus autour de moi
que quelques arbuſtes prefque
fans féve, & des touffes de jonc,
dont la plupart étoient deffé
chées par l'ardeur du foleil. Ce
font les dernières productions
que la nature tire de ces régions
arides; c’eſt là que s’arrête fa fé
condité ; la vie n’a pu s’étendre
plus loin dans ces affreufes foli
tudes,
L’ O v R A G A N. 7
Je continuai ma route: & j'a
vois à peine marché deux heu
res fur un terrein fablonneux ,
où l’oeil ne trouve pour repos
que des rochers épars , que le
vent, devenu plus fort, com
mença d'agiter la fuperficie des
fables. D'abord, ces fables ne fi
rent que fe jouer au pied des
rochers, & former de petits flots
qui fe balançoient légèrement
fur la plaine. Telles on voit des
vagues naître & rouler avec
aifance fur la furface des eaux, |

quand la mer commence à fe


froncer à l'approche d’une tem
pête. Bientôt ces flots groffi
rent , fe heurtèrent, fe brouil
Aiv
? E” O U R A G A N.

lèrent; & j’effuyai le plus terri


ble des ouragans.
Souvent il fe formoit des
tourbillons qui rapprochoient
les fables, les faifoient tourner
rapidement , & les élevoient à
perte de vue en fifflant horri
blement. L’instant d'après,ces fa
bles, abandonnés à eux-mêmes,
retomboient en droite ligne, &
formoient des montagnes. Des
nuages de pouffière fe mêloient
aux nuages de l’atmoſphère; le
ciel & la terre fembloient fe con
fondre. Quelquefois l’épaiffeur
des tourbillons me déroboit en
tièrement la lumière du jour: &
-n’O:vnu:c‘1_n. '9‘|
d’autres fois , des "fables rouges &
tranfparents éclat'oierit au loin";
l’air parqifibit-enfiaminé , & le
' ciel fembloit [e difloudre en étim
celles. ' ‘

Cependant, tantôt élevé dans


les airs par un coup de vent , 86
tantôt précipité par mon propre
poids, je me trouvois quelque—
fois dans les nuages de pçmlfière ,’
& quelquefois dans des abîmes.
A chaque imitant , j’aurois dû être
enfeveli , ou brifé. On fçaura
" bientôt quel être. bienfaifant
veilloit à_ma fureté. '

Ce terrible ouragan 'cefl'a avec.


ro l’ O v R A G A N.
le jour; la nuit fut calme : &,
la laffitude l’emportant fur la
frayeur, je m’affoupis.
.s ‘. . 111
; l I . ' I. ' l l -..I.\ A

CHAPITRE IIÏI.‘"É
BELLE VUE.
LE fol'eil n’ét0it pas encore levé;
lorfque je m’éveilhi : mais l’es‘ *
Premiers rayons blanchiffoient
l’orient,&oncomlnenço‘ir à pou—‘
voir difcernef les objets.Le l’om4
meil avoit réparé mes forces. &
calmé mes efprits :à mon réveil ,
le trouble rentra dans mon cœur,
& l’image de la mon s’offrir de‘
nouveau à mon aine allal‘mé'e.

J’étois fur un rocher élevé;


' d’où je pouVoi‘s découvrir les
environs. ' Je jettai, en frémit?
I2 B E L L É v U E.
fant, un coup d'ail fur cette
plage aride & fablonneufe , où
je croyois devoir trouver mon
tombeau. Quelle futma furprife,
quand, du côté du nord, j’apper
çus une plaine unie, vafte &
féconde ! En un infant, je fran
chis l'intervalle, fouvent filong,
qui fépare la plus grande trifteffe
de la plus grande joie; la nature
prit une nouvelle face pour moi;
& le coup d’oeil affreux de tant
de rochers, jettés confuſément
dans les fables, ne fervit qu’à
rendre plus touchant & plus
agréable l'afpećt de cette plaine
délicieufe où j’allois entrer. O
nature! que tes diſtributions font
B E L L e : v v e. r3
admirables ! & que les fcènes
variées que tu nous offres font :
fagement conduites !
- , . C. J.- -. ! ' ;
Les plantes, qui croiffent fur
lebord de cette plaine, font fort
petites; le terroir me fournit pas
encore affez defuc: mais, à me
fure qu’on avance, la végétation
feranime; &leur donne plus de
volume & de: hauteur. Bientôt *

onrencontre desarbriffeaux,fous,
lefquels on peut marcherà cou
vert: & l’on trouve enfin des
arbres auffi anciens que la terre,
qui élèvent leurs têtes juſqu’aux
nues. Ainfi fe forme un amphi
théâtre immenfe qui fe déploie
14 B e L L E v v E.
majeſtueufement aux yeux du
voyageur, & lui annonce qu’une
telle demeure, n’eſt point faite
pour des mortels. |

- ,: o - -. . . ;
Tout me parut nouveau dans
cette terre inconnue ; tout mę
jettoit dans l’étonnement. Des
productions de la nature que mes
yeux parcouroient avidement,
aucune ne reffembloit à celles
, qu’on voit partout ailleurs. Ar
bres, plantes, infectes, repti
les, poiffons, oifeaux, tout étoir
d’une conformation extraordi
naire, & en même temps élé
gante & variée à l’infini. Mais
ce qui me caufait le plus d'adº
B E L L e v v e. r ;
miration , c’eſt qu’une fenfibi
lité univerfelle, revêtue de tou
tes les formes imaginables, vi
vifioit les corps qui paroiffent en
être le moins fufceptibles: juf.
qu’aux plantes, tout donnoit des
marques de fentiment. - 2-2

J'avançois lentement dans ce


féjour enchanté. Une fraîcheur
délicieuſe tenoit mes fens ou
verts à la volupté ; une odeur
fuave couloit dans mon fang
avec l'air que je refpirois; mon
coeur treffailloit avec une force
inaccoutumée ; & la joie éclai
roit moname dans fes plus fom-
bres profondeurs. ./
"C H A '"Pǔϒ"T”R
—i_ . :r:_4:"=..;'
1 v.
c. .
::q LA I X-,gl:i-:i‘ -r
UNE chofé1‘tiê lfurprenoîtî à 56
ne .Voyois point d’habitagts‘dàrïä
ces jardins d€délit:és. Je ne_fçaie
combien d’idées m’agitoientl’efl
prit à cette eccafioh ', lorRlu’iine
Voix vint‘frappertmes ‘0‘rèil‘léèÊ
Arrête , Ïme dit-“on 5‘ t‘egàrd'éfii‘rel
ment ‘devàht«' toi; vôis’r êè'lùî
quiŒ’a' infpiæ
voyage d’entreprendre
périlleuñ' que tulivîens‘ le
. 'de‘.faire. T0u«t‘é‘rnu, j‘efe‘gàfc‘lai‘
. longtempè_fänsirieñ voir ‘: enflé
)ïapperçus une farce” de tache ;
-' une forte d’ombre fixéedàrisl’air
a
E A -7 o 1 x. 77
à quelques pas de moi. Telle
une eau trouble trompe l’efpoir
de la bergère qui vient la con
fulter , & ne lui rend qu’une
image confufe de fes attraits. Je
continuai de fixer des regards
plus attentifs; & je crus difcer
ner une forme humaine, & re
connoître une phyſionomie fi
douce & fi prévenante, que, loin
de m’effrayer , cette rencontre
fut pour moi un nouveau motif
de joie. · · · -

Jefuis le préfet de cette iſle,


reprit l’ombre bienfaifante. Ton
penchant pour la philoſophie
m’a prévenu en ta faveur ; je
Partie I. B
I3 L A V o I X.

t'ai fuivi dans la route que tu


viens de faire: je t'ai défendu
contre l’ouragan. Je veux main
tenant te faire voir les raretés
qui fe trouvent ici; après quoi,
j’aurai foin de te rendre à ta
patrie.

Cette folitude qui t’enchante


s’élève au milieu d’une mer ora
geufe de fables mouvants ; c’eſt
une ifle environnée de déferts
inacceſſibles , qu’aucun mortel
ne fçauroit franchir fans un fe
- cours plus qu’humain. Son nom
eft GIPHANTIE. Elle fut donnée
aux efprits élémentaires, un jour
avant que le jardin d'Eden fût
- -
L A V o 1 x. I9
affigné au père du genre humain.
Non pas que ces eſprits paffent
ici leur temps dans le repos &
l’oifiveté. Que feriez-vous, foi
bles mortels, fi, répandus dans
l’air, dans l’eau, dans les entrail
les de la terre, dans la ſphère du
feu, ils ne veilloient fans ceffe
à votre fureté ? Sans nos foins,
les éléments déchaînés auroient,
depuis longtemps , effacé juf
qu’aux derniers veftiges du gen
re humain. Que ne pouvons-nous
vous préferver entièrement de
leurs efforts déréglés ! Hélas! no
tre pouvoir ne s’étend pas fi
loin : nous ne pouvons vous
mettre entièrement à couvert
Bij
2 t) L A V* o 1 x.

des maux qui vous environnent :


nousempêchonsfeulement qu’ils
ne vous accablent. C’eſt ici
que les efprits élémentaires vien
nent fe repofer de leurs fatigues;
c’eſt ici que fe tiennent leurs af
femblées, & que fe concertent
les mefures les plus juftes pour
l'adminiſtration des éléments.

#:;
<s *: #:9
F:
-
. . . . 2#

C H A P I T R E V.
L E C O N T R E - S E N s.
De tous les pays du monde »
ajouta l’efprit élémentaire, Gi
phantie eſt le feul où la nature
conferve encore fon énergie pri
mitive. Sans ceffe elle y travaille
à augmenter les nombreuſes fa
milles des végétaux & des ani
maux, & à donner de nouvelles
eſpèces. Elle organife tout avec
une admirable intelligence; mais
elle ne réuſſit pas toujours à per
étuer tout. Le méchaniſme de
;: propagation eſt le chef-d’oeu
vre de fa fageffe : quelquefois
B iij
22 L E C o N r R E – s E N s.

elle le manque, & fes produc


tions rentrent pour jamais dans
le néant. Nous ménageons, avec
toutes les précautions dont nous
fommes capables, celles qui fe
trouvent affez parfaitement or
ganiſées pour pouvoir fe repro
duire; &,dans la fuite,nous avons
foin de les distribuer furlaterre.

Un naturaliſte s’étonne quel


quefois de trouver des corps na
turels, qu’aucun autre avant lui
n’avoit remarqués : c’eſt que
nous en avons pourvu la terre
depuis peu, & c'eſt ce qu’il n’a
garde de foupçonner.
L E C o N T R e - s E N s. 23
Quelquefois auffi ces corps
expatriés, ne trouvant point de
climat qui leur foit parfaitement
analogue, dépériffent infenſible
ment, & l’eſpèce vient à man
quer. Telles font ces produc
tions dont parlent les anciens,
& que les modernes fe plaignent
de ne trouver nulle part.

Telle eſpèce de plante fubfifte


encore, mais languit depuis plu
fieurs ſiècles, perd fes qualités,
& trompe le médecin, qui tous
les jours manque fon objet. On
accufe l'art; on ne fçait pas quę
c’eſt la faute de la nature,

B iv
24 L e Co N r r e-s en s.
J'ai actuellement une collec
tion de nouveaux fimples de la
plus grande vertu: & j’en aurois
déjà fait part aux hommes, fi de
fortes raifons ne m’euffent por
té à différer.

Par exemple, j’ai une plante


fouveraine pour fixer l’efprit hu
main , & qui donneroit de la
confiance, même aux Babylo
niens: mais,depuis cinquante ans
que j’obferve foigneufement Ba
bylone , je n’ai pas trouvé un
feul moment où les penchants,
les ufages, les moeurs, valuffent
la peine d'être fixés, *
L E Co N T R E-s e N s. 25
J’en ai une autre, admirable
pour réprimer les faillies, quel
quefois trop vives, de l’efprit
d’invention : mais tu fçais com
bien aujourd’hui cet excès eft
rare: jamais on n’imaginamoins.
On croiroit que tout eft dit, &
qu’il ne refte plus qu’à donner
aux chofes le ton du fiècle & un
habit à la mode.

J’ai une racine qui, à coup


sûr, adouciroit l’aigreur des gens
de lettres qui fe critiquent: mais
j’obferve que, fans leur acharne
ment à fe déchirer, perfonnè ne
s’intérefferoit à leurs querelles.
On aime à les voir avilir la litté
z6 L E Co N r r E-s e N s.
rature, & fe déshonorer mutuel
lement. Je laiffe la malignité des
lećteurs fe faire un jeu de la ma
lignité des auteurs.

Au furplus, ne t'imagine pas


que la nature fe repofe en au
cun lieu de la terre: elle travaille
avec effort dans les efpaces mê
me infiniment petits, où l’oeil ne
fçauroit atteindre. A Giphantie,
elle arrange la matière fur des
plans extraordinaires, & tend
fans ceffe à donner du neuf: par
tout ailleurs elle repaffe incef
famment fur les mêmes tráces &
fe répète fans fin, mais toujours
en s'efforçant de porter fes ou
L E C o N T R E – s E N s. 27
vrages à un point de perfection
où elle n’arrive jamais. Ces fleurs
qui vous frappent fi agréable
ment la vue, elle tend encore à
les rendre plus éclatantes.Cesani
maux qui vous femblentfiadroits,
elle tendencore à les rendre plus
induſtrieux. L’homme enfin qui
vous femble fi fort au-deffus du
refte, elle tend encoreà le rendre
plus parfait ; & c’eſt à quoi elle
réuſſit le moins,

On diroit, en effet, que le


genre humain fait tout ce qui
dépend de lui pour refter bien
au-deffous du degré où la nature
veut l'élever; & les plus heureu
23 L E Co N T R e - s E N s.

fes difpofitions qu’elle lui donne


pour le bien, il ne manque pref.
que jamais de lestourner au mal.
A Babylone, par exemple, lana
ture a jetté dans les efprits un
fonds d'agrément inépuifable.
Son but étoit manifeſtement de
former le peuple le plus aimable
de la terre.Il étoitfait pourégayer
la raifon , extirper les épines
dont les approches des fciences
font hériffées, adoucir l’auftérité
de la fageffe, &, s’il fe peut,
embellir la vertu. Tu le fçais:
les graces qu’il auroit dû répan
dre fur ces objets, il les a dé
tournées de leur deftination ; il
en a revêtu la frivolité & le dé
E e C6 N T R e-s e N s. 49
fordre. Entre les mains des Ba
byloniens, le vice perd tout ce
qu’il a de révoltant. Voyez, dans
leurs manières, leurs difcours,
leurs écrits, avec quelle difcré
tion il fe dévoile, avec quel art
il intéreſſe, avec quelle adreffe
il s’infinue : vous n’y avez pas
encore penfé, & il s’eſt établi
dans votre coeur. Celui même
qui, par état, élève fa voix pour
le combattre, n’ofe le montrer
dans toute fa difformité : il fe
propoferoit de l’excufer, qu’il ne
le peindroit pas avec plus de
ménagement. Nulle part enfin le
crime ne paroit moins crime
qu’à Babylone, Juſqu’aux déno
3 o L & Co N T R e-s e Ns:
minations, touteft changé, tout
eft adouci. Les gens comme il
faut, les honnêtes gens font au
jourd'hui des hommes à la mo
de, dont l’extérieur n’a rien que
d’engageant, & l'intérieur rien
que de corrompu: la bonne com
pagnie n’eſt point celle où fe
trouve le plus de gens vertueux,
mais où l'on excelle à pallier le
vice.Celui que les fecouffes de la
fortune ne peuvent ébranler ,
vous l’appelleriez efprit fort; &
vous parleriezimproprement:on
nenomme ainfique celui qui bra
vela providence. A l'irréligion la
plus complette on donne le nom
de liberté de penfer; au blaf *
*
L E Co N T R e-s e N s. 31
phême, celui de hardieffe; aux
excès les plus honteux, celui de
galanterie. C’eſt ainſi qu’avec
ce qu’il falloit pour devenir le
modèle de toutes les nations ,
les Babyloniens (pour ne rien
dire de plus fort) font devenus
des libertins de l’eſpèce la plus
féduifante & la plus dangereufe.

sắc
s:C#C#
( )
z?s
32 °

C H A P I T R E VI,
L E s A P P A R I T I o N s.
J E reviens aux efprits élémen
taires , pourfuivit le préfet de
Giphantie. Le féjour continuel
qu’ils font dans l’air, toujours
chargé de vapeurs & d'exhalai
fons; dans l’eau, toujours char
gée de fels & de terres; dans
le feu , prefque fans ceffe oc
cupé au tour de mille corps
hétérogènes; dans la terre, où
tous les autres éléments s'infi
nuent & fe confondent : ce fé
jour, dis-je, dégrade peu-à-peu
l’effence pure de ces eſprits,
dont
i E s AP P A R I T 1 o N s. 3 3
dont la nature primitive eft d’ê
tre (quant à leur fubſtance ma
térielle) tout feu ou tout autre
élément fans mêlange. Cette
dégradation a été quelquefois fi
loin, que, par la mixtion des dif
férens éléments, ces efprits ont
acquis affez de confiftance pour
être apperçus. Les hommes en
ont vu dans le feu, & les ont ap
pellés falamandres & cyclopes :
ils en ont vu dans l'air, & les ont
appellés fylphes, zéphyrs, aqui
lons : ils en ont vu dans l’eau, &
les ont appellés nymphes , naïa
des , néréides , tritons : ils en
ont vu dans les cavernes, les fo
litudes, les forêts, & les ont apº
Partie I. C
34 L És AP P A R I r 1 o N s.
pellés gnomes, fylvains, fau"
nes, fatyres, &c.

De l’étonnement que ces ap


paritions leur causèrent , les
hommes tombèrent dans la crain
te, & de la crainte dans la fu
perſtition. Ils élevèrent à ces
êtres, créés comme eux, des au
tels, qui n’étoient důs qu’au
créateur. Bientôt, leur imagina
tion enchériffant fur ce qu’ils
avoient vu, ils fe formèrent une
hiérarchie de divinités chimé
riques. Le foleil leur parut un
char lumineux, qu'Apollon con
duifoit dans les plaines céleſtes;
le tonnerre, un trait de feu dont
z e s AP P A R r r I o N s. 3 ;
Jupiter menaçoit les têtes cou
pables ; la mer, un vafte empire
où Neptune gourmandoit les
flots ; les entrailles de la terre ,
un féjour ténébreux où Pluton
donnoit des loix aux ombres
pâles & craintives: en un mot,
ils remplirentle monde de dieux
& de déeffes. La terre elle-mê
me devint une divinité.

Dès que les efprits élémentai


res s’apperçurent combien leurs
apparitions étoient capables d'in
duire les hommes en erreur, ils
prirent des meſures pour ne plus
devenir viſibles: ils imaginèrent
une eſpèce de filtre, une forte
Cij
3ố Les AP P A R IT i on s;
de filière, où de temps en temps
ils viennent dépofer ce qu’ils
ont d’étranger à leur fubstance.
Depuis ce temps , jamais oeil
mortel n’a vu la moindre trace
de ces eſprits.

$.
„Dº

«G::D» ">
U+.
|
37

C H A P I T R E VII.
L E S S U R F A C E S.

CepeNDANT le préfet de Gi
phantie avançoit, & je le fuivois
tout étonné & tout penfif. En
fortant de l’épaiffeur du bois ;
nous nous trouvâmes en face
d’un petit coteau , au pied du
quel s’élevoît une colomne
creufe,& groffe à proportion de
fa hauteur, qui alloit à plus de
cent pieds. Je vis fortir du haut
de cette colomne des vapeurs
affez femblables à ces exhalai
fons que les chaleurs de l’été
élèvent de la terre en fi grandę
C iij
38 L es $U R F A c e s.
abondance, qu’elles deviennent
fenſibles. De la même colomne
je voyois fortir & fe difperfer
dans l'air certaines formes hu
maines, certains fimulacres plus
légers encore que les vapeurs
qui les emportoient, |

Voici, dit le préfet, la filière


des eſprits élémentaires. Cette
çolomne eſtremplie de quatreef
fences, dont chacune a été ex
traite de chaque élément. Les
eſprits s’y plongent; &, par une
méchanique qu’il feroit troplong
d'expliquer, y dépoſent toute
fubſtance étrangère. Ces fimu
lacres, que tu vois fortir de la co
lomne, ne font autre chofe que
L. Es J v R F A c e s. 39
les dépouilles des efprits, c’eſt
à-dire, des furfaces très-minces
qui les environnoient & ten
doient à les rendre vifibles. Ces
dépouilles tiennent des différen,
tes qualités des efprits qui excel
lent plus ou moins à certains
égards, comme les phyſionomies
tiennent des cara&tères des hom
mes qui varient à l’infini. Ainſi,
il eft des finnulacres ou des furfa
ces de fcience, d’érudition, de
prudence, de fageffe, &c.
Leshommes s’enrevêtent fou
vent, & ce font comme des maf
ques qui les font paroître tout
autres qu’ils ne font. De-là vient
: C iv
4o L es $ v R F A c es.,
que vous trouvez à chaque pas
l'apparence de tous les biens, de
toutes les qualités, de toutes les
vertus, quoique vous n’en trou
viez le fonds prefque nulle part.
A Babylone furtout, les fimu
łacres font fingulièrement en ef
time : tout y vife à l'apparence.
Un Babylonien aimeroit mieux
n’être rien & paroître tout, que
d'être tout & ne paroître rien.
Aufſivous ne voyez que furfaces
de toutes parts, & dans tous les
genres. .

Surface de modeſtie, la feule


chofe qui foit néceffaire à une
-*
L E s S U R F A c e s. 4?
Babylonienne : on l'appelle dé
CCI1CC, |

Surface d’amitié, au moyen de


laquelle Babylone ne femble ha
bitée que par une feule famille.
L’amitié eſt comme un lien très
fort, formé d’un affemblage de
filets très-foibles. Un Babylo
nien ne tient à perfonne par le
lien ; mais il tient à chacun de
fes concitoyens par un filet.

. Surface de piété, autrefois


fort en ufage & d’une grande in
fluence, aujourd’hui totalement
en difcrédit. Elle donne aux
gensuncertainairgothique,tout
*
42 L e s $ v R F A c ës:
à-fait rifible aux yeux des mo
dernes. On ne la trouve plus que
chez un petit nombre de per
fonnes attachées à de vieux dé
vots, & chez une claffe de gens
qui, par état, ne peuvent s'en
dépouiller, quelque defir qu’ils
en aient.

Surface d’opulence ; l’une


des chofes qui frappe le plus à
Babylone. Voyez, dans les tem
ples, dans les affemblées, aux
promenades, cet air d'aifance,
ces pères de famille fi étoffés,
ces femmes fi parées, ces enfants
fi élégants, fi vifs, & qui promet
tent tant d'être un jourauflifrivo,
L Es J v R F A c e s. 4?
les que leurs pères : fuivez-les
chez eux; des meubles du meil:
leur goût,des appartements com
modes , des maifons qui fem
blent de petits palais, tout con
tinue de vous anoncer l’opu
lence. Mais n’allez pas plus loin:
fi vous approfondiffez,vous trou
verez des familles dans la dé
treffe, & des coeurs pleins de
fouci. - |- |

. Surface de probité, à l’uſage


des politiques & de ceux qui fe
mêlent de gouverner les autres.
Ces grands hommes ne peuvent
pas être auffi honnêtes gens que
le petit peuple; ils ont certaines
44 L e s S v R F A c e s.
maximes dont ils croient effen
tiel de ne jamais s’écarter, &
dont il n’eſt pas moins effentiel
qu'ils paroiffent extrêmement
éloignés. -

Surface de patriotiſme , dont


il ya longtemps quele fonds s’eſt
évanoui. Il faut bien diftinguer,
dans la conduite desBabyloniens,
la théorie de la pratique. La
théorie roule toute entière fur
le patriotiſme. Bien public, inté
rêt de la nation, gloire du nom
Babylonien , propos de théorie
que tout cela. La pratique a pour
pivot l'intérêt perfonnel. Ce
qu’il y a de fingulier, c’eſt qu'à
z E s $ v R F A c e s. 4;
cet égard les Babyloniens ont
été longtemps dupes les uns des
autres. Chacun fentoit bien que
la patrie le touchoit peu: mais
il en entendoit parler fi fouvent
& fi affectueufement aux autres,
qu’il fe perfuadoit qu’il exiſtoit
encore de vrais patriotes. Main
tenant ils ouvrent les yeux, &
voient que tous fe valent bien.


46
= =
C H A P I T R E v III.
L E G L o B E.
Tel est le fort des efprits élé
mentaires, continua le préfet de
Giphantie. A peine fortis de la
colomne probatique où ils font
purifiés, ils retournent à leurs
travaux ordinaires: &, pour voir
où leur préfence eſt le plus né
ceffaire, & où les hommes ont
le plus befoin de leurs fecours,
au fortir de la colomne, ils mon
tent fur ce coteau. Là , par un
méchaniſme auquel toute l’in
telligence des efprits eut peine
à fuffire , on voit & l’on entend
t = G i o B e. 47
ce qui fe paffe dans toutes les
contrées du monde. Tuvas t’en
affurer par toi-même.

De chaque côté de la colomne;


eft un grand efcalier de plus de
deux cent degrés, qui conduit à
la cîme du coteau. Nous mon
tâmes; & nous étions à peine au
milieu, lorſque mes oreilles fu
rent frappées d’un bourdonne
ment importun, qui augmentoit
à meſure que nous avancions.
Parvenu à une plate-forme qui
termine le coteau , la première
chofe qui fixa mes yeux, fut un
Globe d’un diamétre confidéra
ble. De ce Globe, procédoit le
48 L E G L o B x.
bruit que j’entendois. De loing
c’étoit un bourdonnement; de
près, c’étoit un effroyable tinta
marre , formé d’un affemblage
confus de cris de joie, de cris de
défefpoir, de cris de frayeur, de
plaintes, de chants, de murmu
res, d'acclamations, de ris, de
gémiſſements, de tout ce qui an
nonce l’abattement immodéré
& la joie folle des hommes.

De petits canaux impercepti


bles, reprit le préfet, viennent,
de chaque point de la fuperficie
de la terre, aboutir à ce Globe.
Son intérieur eft organifé de
manière que l’émotion de l'air
qui
L E G L o B E. 49

qui fe propage par les tuyaux


imperceptibles, & s’affoiblit à la
longue, reprend de l’énergie à
l’entrée du Globe, & redevient
fenfible. De-là, ces bruits, ce
tintamarre, ce chaos. Mais à quoi
ferviroient ces fons confus, fi
l’on n’avoit pas trouvé le moyen
de les difcerner? Vois l’image de
la terre peinte fur ce Globe; ces
ifles, ces continents , ces mers
qui embraffent, lient & féparent
tout. Reconnois-tu l'Europe,
cette partie de la terre qui a
cauſé tant de malheurs aux trois
autres ? l’Afrique brûlante, où
les arts & les befoins qui les
fuivent n’ont jamais pénétré ?
Partie I. D
$o 1. E G L o B e.

l'Aſie, dont le luxe, en paffant


chez les nations Européennes, a
fait tant de bien, felon les uns,
& tant de mal, felon les autres?
l’Amérique , encore teinte du
fangde fesmalheureux habitants,
que des hommes d’une religion
pleine de douceur font venus
convertir & égorger? Remarque
tel point de ce Globe qu’il te
plaira: En y pofant la pointe de
la baguette que je te mets aux
mains, & portant l’autre extré
mité à ton oreille, tu vas enten
dre diftinêtement tout ce qui fe
dit dans l’endroit correſpondant
de la terre.
C H A P I T R E IX.

SUR P R is de ce prodige , je
mis la pointe de la baguette fur
Babylone; je prêtai l’oreille, &
j’entendis ce qui fuit . . . . . “, “

· » Puifque vous me confultez


» fur cet écrit, je vous en dirai
» naïvement mon avis. Je le
» trouve fage, & de beaucoup
» trep. Quoi ! pas un mot con
» tre le gouvernement, contre
» les moeurs, contre la religion !
» Qui vous lira? Si vous fçaviez
aº combien on eſt las d'hiſtoire,
D ij
7352 LES Pidi’os.
a'6 de morale”, de 'philofophie ,‘de’
vers : gdc; E?9f°.> de: 1‘01.” !
sa Tout le qmgnd_e s’efi mis àécri—
a fè ; & {roué trbù’Verèz plus ai
:aà (ément unnauteur qu’un:léë—
witeur. C'Oñflh6ñt'ÿèi’CÇfiâ fou—_ -
:aä le]fiConfirierx’t€attirer l’:atteñ—
au tion , fi ceïn’ei’c par Ces trait;
53 lancés,à propos ou non, contre
ales gens en place; par; ces dé—
Zw;hauches d’imaginationpmpres
;aà à_Œéveiller le—goût des-plaifirs;
132: que l’abufi;aém0ufié ; par ce;
.» petits arguments qui , ,mamiés
:x & remaniés en mille manières;
fa planent-toujours , parce qu’ils
me attaquent ‘ce'. que nous, craie
ægnons ?' .YQilà .,. felon .moi4
É es P R o p o s. 53
* l'unique route qui s’offre à un
» écrivain qui a quelques préten
» tions à la renommée. Voyez
» nos philoſophes: quand ils ré
» fléchiffent fur la nature de l’a
» me, par exemple, ils tombent.
» dans un doute dont toute leur
» raifon ne fçauroit les faire for
» tir. Viennent-ils à écrire ? ils
» tranchent la difficulté , & l’a
» me eft mortelle. S'ils le difent
» ainſi,ce n’eſt pas qu’ils en foient
» intérieurement perfuadés; c’eſt
» qu’ils veulent écrire, & écri
sa re des chofes qui fe faffent
» lire. Encore, fivous vous étiez
» fait quelques partifans; fi vous
as étiez de quelqu’une de ces
D iij
g4 b e s P r o P o s.
» cotteries, où l’encenfoir paffe
» de main en main, & où cha
as cun , à fon tour, eft l’idole !
» Mais non; vous êtes, au milieu
» des cabales littéraires, cómme
» un théologien qui prétendroit
» n’être ni janfénifte, ni moli
» nifte. Qui voulez-vous qui fe
» charge de vos intérêts ? Qui
|
» vous prônera ? Qui accou
» tumera les yeux à voir votre
» nom parmi ceux que nous ref>
» pećtons ?

J’appuyai la pointe de la ba
guette une demie-ligne plus bas;
& j’entendis probablement un
partifan qui jettoit fes calculs fur
le peuple.
L e s P r o P o s. 5;
» N’eſt-il pas vrai, difoit-il,
» que, dans le befoin de l'état,
» chacun doit contribuer à pro
» portion de fon bien, déduc
» tion faite des dépenfes qu’il eft
» tenu de faire? N’est-il pas vrai
» encore qu’un très-petit hom
» me dépenfe moins en habil
» lements qu’un autre de très
» grandetaille ? N’eſt-il pas vrai,
» enfin, que cette différence de
» dépenfe eft très-confidérable,
» puiſqu’il faut aujourd'hui des
» habits d’été, des habits d’hi
» ver, des habits de printemps,
» des habits d’automne, des ha
» bits de campagne, des habits
sº de chaffe , & je ne fçais com
D iv
56 L e s P r o p o s.
» bien d’autres ? On en auroit
ɔɔ auffi du matin & du foir; mais
r;
ɔɔ
on ne connoît point de matin
» à Babylone. Je voudrois donc
» que, la toife à la main, on fit
» contribuer les fujets de Sa
» Majeſté; & que chacun payât
» en raifon renverſée de fa hau
º teur . . . . Autre confidération
» du même poids. On a parlé de
» de mettre un impôt fur les cé
» libataires; on n’y penfoit pas.
» C’eſt chez ceux qui font affez
» riches pour femarier,&fur-tout
» chez ceux d’entr'eux qui font
» affez riches pour s’expofer à
» avoir des enfants,qu’ilfautcher
» cher de l'argent. Ainſi, il fau
L e s P r o p o s. 57
s» droit taxer les pères de famille
» en raifon compoſée du montant
» de leur capitation & du nom
» bre de leurs enfants. J’ai dans
» mon porte-feuille je ne fçais
» combien de projets qui valent
* ceux-là, & que j'ai imaginés
» le plus heureufement du mon
» de. Chacuna fon talent; voilà
» le mien : & l’on fçait combien
» il eſt à prifer aujourd'hui «.

A peu de diftance, un gram


mairien faifoit fes obſervations.
» On parle trois langues à Baby
» lone, difoit-il; celle du petit
» peuple, celle du petit-maître,
» celle des honnêtes gens. La
y3 L e s P r o r o s.
» première fert à dire, d’une ma
» nière dégoûtante, des chofes
» qui révoltent. Avec tout le
sº difcernement dont ils fe flat
» tent , des auteurs ont écrit en
» cette langue ; & les Babylo-
» niens, avec toute leur délica
» teffe , les ont lus avidement.
» La fecondé eſt formée de cer
» tains tiffus de mots imaginés
» pourfuppléer aux chofes.Vous
» parlerez ce langage un jour en
» tier; &, à la fin, il fe trouvera
» que vous n’aurez rien dit. Pour
» bien entrer dans le caraĉtère
» de l’idiôme, il eft effentiel de
» déraifonner fans ceffe , & đe
» s'éloigner le plus qu’il eſt post
L es P R o P o s. y 9
» fible du fens commun. La troi
» fième manque de certaine pré
» cifion, de certaine force, de
» certaines graces ; mais elle eft
» fufceptible d’une élégance &
» d'une netteté fingulières. Elle
» ne fournira peut-être pas affez
» aux emportements du poëte,
» ni aux fougues du muficien :
» mais elle fe prêtera avec une
» facilité admirable à toutes les
» idées de celui qui obferve,
» compare, difcute & cherche
» la vérité. Sans doute, c’eſt la
» langue la plus propre à parler
» raifon ; & c’eſt, malheureufe
» ment, à quoi elle eſt le moins
» employée «.
6o Les P r o P o s.
Je crus entendre une femme à
quelques pas de-là ; j'y portai la
baguette : » Je vous avoue, di
» foit-elle, que j’aime ce roman
» à la folie : il eft écrit on ne
» peut mieux. Pourtant, cette
» Julie, qui fe défend pendant
» trois volumes, & ne fe rend
» qu’à la fin du quatrième, jette
» fur l'intrigue un peu trop de
» langueur. Auffi le vicomte
» avance-t-il fipeufes affaires,que
» c’eſt pitié. Il prélude par tant
» de petits foins , il emploie
» tant de temps en proteſtations,
» il preffe fa conquête avec tant
» de ménagement, que moi, qui
» ne fuis pas des plus vives, ił
t e s P r o P o s. 6 r.
* m’a cent fois impatientée.
} * Affurement, l'auteur ne con
* noît pas affez les moeurs de la
» tion «.

#:#:;
’0':

CHAPITRE X.
LE BONHEUR.
L E hazard voulut que la poin-‘
te de ma baguette tombât fur
une alfemblée où l’on parloir du
' Bonheur. Chacun difoit fon avis;
& je recueillis liés voix.

53 On a enfin démafqué cette


sa fuperbe colonnade , difoit—on;
en on penfe à dégager ce grand
au & beau portail offufqué par de
32 petites ôt vilaines maifons;
sa on le repent d’avoir bâti fous
:a terre pour orner une place : le
a goût fe rétablit , les beaux arts
L e B o N H E v r. 6g
* vont fleurir : dans peu Baby
» lone annoncera la magnificen
» ce du monarque, & le bon
» heur de fon peuple. ... Il eft
» bien queſtion de périftiles, de
» belles places & de grandes vil
» les,pourrendre un peuple heu
se reux: il faut l’enrichir. Il faut
* exciter l'industrie, encourager
» la culture des terres , multi
» plier les manufaćłures, & faire
æ fleurir le commerce : fans quoi,
» tout le reſte n’eſt rien.... So
* tifes ! Je l'ai dit plus d’une fois,
» & je le répète:Sinous voulons
» être heureux , il faut revenir
» à la ſimple nature, fe répandre
» dans les forets, habiter les ca
6 # L E B o N H E v r.
»vernes,& rejoindrenos anciens
» alliés & amis, les animaux des
» champs..... Je ne fçais pas en
» quoi confifte le bonheur des
» peuples ; mais je crois que le
» bonheur des particuliers con
» fifte dans la fanté du corps &
» la tranquillité de l'eſprit.... :
» Non pas affurément. La fanté
• ne fait aucune impreſſion vi
» ve, & la tranquillité vous en
» nuie. Pour être heureux, il
» faut jouir d’une grande renom
sº mée ; car, à chaque infant;
s votre oreille eftchatouillée par
s des éloges.... Oui: mais auffi
» à chaque infant elle eſt déchi
ºs rée par des critiques, parca
» qu’on
1. E B o N H E v r. 6;
» qu’on ne peut plaire à tout le
s monde. Mon avis eſt qu’on eft
» heureux à proportion de fon
» autorité & de fon pouvoir :
» car on peut fe fatisfaire dans
» la même proportion. . . . Oui:
» mais, dès-lors, on manque de
» cet empreſſement qui met le
» prix aux chofes : il fuffit de
» pouvoir tout, pour ne fe fou
» cier derien. Je crois, moi, que,
» pour être heureux, il faut mé
» prifer tout: c’eſt le moyen d'é
» viter quelque eſpèce de cha
» grin que ce puiſſe être.... Et
» moi, je crois qu’il faut s’inté
se reffer à tout : c’eſt le moyen
» de prendre part à quelque fuz
Partie I. E
đór L e B o N H E v r.
» jet de joie que ce foit.... Eť
» moi, je crois qu’il faut être in
se différent fur tout : c’eſt le
» moyen de jouir d'un bien-être
» inaltérable.... Pour moi, je
» penfe qu’il faut être fage : la
» fageffe feule peut nous mettre
» au-deffus de tous les événe
» ments. . . . Et moi, je dis qu’il
as faut être fou : la folie fe fait
» fon bonheur à part , & indé
» pendamment de tout ce qui fe
» paffe de fâcheux autour d'el
» le . . . . . Tous tant que vous
» êtes , vous avez tort. On ne
» peut affigner rien de général
» qui puiffe faire le bonheur du
» particulier. Les efprits varient
L E B o N H E U R. ố7
s» tel veut un bonheur d’un gen
ºs re , tel autre d’un autre: celui
» ci demande des richeffes, ce
» lui-là fe contente du néceffai
sº re; l’un veut aimer & être ai
» mé, un autre regarde tout pen
ºº chant du coeur comme un
» précipice pour l'ame. Il faut
» que chacun s’étudie, & fuive
ºs fon penchant ... Point du tout;
» & vous n’avez pas plus raifon
» qu’eux tous. En vain je me
» perfuade que je ferois heureux,
» fi je poſſédois telle chofe; dès
» que je la poſsède,jefens qu’elle
» ne fuffit point, & j’en fouhai
» te une autre. On defire fans
» ceffe; on ne jouit jamais. Un
E ij
68 Le B o N H E v R.
» homme étoit perpétuellement
» en route , & toujoursà pied :
» excédé de fatigue , il difoit:
» Je ferois content, ſi j’avois un
s» cheval. Il en eut un ; mais la
» pluie, le froid, le foleil con
» tinuèrent de l'incommoder,
» Un cheval ne fuffit point, dit
» il; une voiture peut feule met
» tre à couvert des intempéries
» de l’air. Sa fortune augmenta;
» on fe pourvut d’une voiture.
» Qu'arriva-t-il ? L’exercice &
» la fatigue avoient, juſqu’alors,
» foutenu la fanté de notre
» voyageur : dès qu’il en man
» qua, il devint gouteux & infir
» me ; & bientôt il ne lui fut
L e B o N H E v r. 69
as plus poſſible d’aller ni à pied,
» ni à cheval, ni en voi
» ture «. . . . . -

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C H A P I T R E X I.
L E P O T - P O U R R I.

Je n'arrêtai plus la baguette en


aucun endroit; je la portai fans
diftinction de côté & d’autre: &
je n’entendis plus que des pro
pos rompus, tels que ceux-ci :

» On craint la guerre, les im


» pôts, la misère; petites frayeurs
» que tout cela : hélas ! j'en ai
» bien une autre. J’ai imaginé un
» fyftême fur les tremblements
» de terre ; &, calcul fait , je
» trouve que, tout près du cen
» tre du globe , il fe forme ac
1. E P o T - P o v R R 1. 7 f.
as tuellement un foyer tel, qu’il
» culbutera tout. Encore fix
|
» mois, & la terre éclatera com
» me une bombe : toute la na
» ture. . . . Oui ; toute la nature
» difparoît à mes yeux; toi feul
» exiſtes pour moi : éteins, cher
» amant, éteins le feu dont tu
» m’as embrafée. Quel instant !
se la volupté abforbe tous mes
» fens: moname, pénétrée de dé
» lices, femble prête à me quit
» ter; elle palpite, elle s’ébran
» le , elle m'échappe : reçois-la,
» cher amant ; je te la livre
» toute entière. Ah ! j'entends
» venir mon mari : fuyons.........
» Courage, braves foldats: frap
E iv
72 L E Po r-P o v r n r:
» pez; vengez la nation; que ſe
» fang coule , & que hul ne foit
» épargné. Périffent les Înfulai
» res, vivent les Babyloniens......
» Je vous foutiens, moi, que, de
» tous les peuples, il n’en eft
» point de fi gai que le Baby
» lonien. Il prend toujours les
» chofes du côté le plus riant.
» Un jour de profpérité lui fait
» oublier une année de mał
» heurs. Jufqu’à fa propre mi
» sère, il chanfonne tout; & une
» épigramme le venge des pertes
» que lui caufent les fottifes des
» grands......... O que nos grands
» font petits ! & que nos fages
» font fous ! Je ne peux m’ôter
’m deL la
E ’P oïT"-‘P"0"ÜÉ
tête R I. un
qué’l’hômihèefl

sa ouvrage manqu’él}e vois bien


a dans la nature des"èlïOtts qui
aaltendent à le re‘ndre’raifonnaà
>a ble ; mais je vois äuffi que ces,
'=» efl'orts' font infrù&’ueùx. Il n’y
a: a"poin’t d’étoffe. Il n’ef’c que
sa deux’âges’: celuid’iihbécillité,‘
a dan‘é1eque‘1 nousnail’fons , _ s:
90 Paflb’ri's' les deux tiers—de la vie;
ne & ce_lùi’ d’enfance,idans lequel
» nous ' vieillifl’ons‘ mouron‘s'.
=o J’entendsbien parler d’un âge
53 de ‘Ïaifon ; mais ïj'e-‘ne vois
au point qa’31-Anrivég‘r‘Jç conclus
-» donc,'&je dis. :=. . . . . ‘.‘
» Oui,imÎadäme, du’\co‘ttbn tranfi
_» parent? Tout - à.-- l’heure on
74 L e P o r- r o va a i.
» vient d’en faire la découverte
» dans les terres Auftrales : ainſi
» plus de rhûmes, ni de fluxions.
» Des mouchoirs, des gands &
» des bas diaphanes , protége
» ront contre le froid, & en mê
» me temps nous laifferont ap
» percevoir cette gorge admira
» ble, ces bras charmants & cette
» jambe divine...Des doutes par
» tout, de la certitude nulle part.
» Que je fuis las d’entendre, de
» lire, de réfléchir, & de ne rien
» apprendre au jufte ! Qui me
» dira feulement ce que c’eft......
» C’eſt cet homme de la campa
» gne, monfeigneur, qui quitte
» fa charrue, & vient vous par
L E P o T - P o v R R 1. 75
» 1er de l’affaire de ces pauvres
» orphelins, qui ne finit point.
» Cela eſt vrai ; mais que vou
» lez-vous ? nous fommes fi ac
» cablés ! N'importe, je veux
» terminer; comptez-moi cette
» affaire au plus juffe. Ah! mon
» cher monfieur, je fuis fort
» aife de vous voir: vraiment, je
» vous dois un compliment : la
» dernière perruque que vous
» m’avez faite, me vieillit de dix
» ans. Surement, monſieur ne
» trouvoit pas que j’euffe une
» phyſionomie affez magiſtrale ?
» Sçavez-vous, mon cher mon
» fieur, qu’il n’en faut pas da
* vantage pour me couvrir de
7ốr L e P o T + P o v R R 1:
» ridicule, & vous perdre de
.” réputation : . . . . . . . . . . . . .
» Seigneur, trois femaines d’un
sº vent d'Ouest, pour que mon
» vaiffeau puiffe aller . . . . . . . .
» Seigneur , trois femaines d’un
» vent d’E/?, pour que le mien
» puiffe revenir. . . . . . . . Mon
» Dieu , donnez - moi des en
» fants . . . . . . Mon Dieu, en
» voyez une fièvre maligne à ce
» fils qui me déshonore .....
» Mon Dieu, donnez - moi un
» mari . . . Mon Dieu , défaites
» moi du mien. ...«.

Peut-être tout ce fatras ne fe


ra-t-il pas du goût de la plupart
L e P o r - P o v R R 1. 77
de mes le&teurs. J’en ferois få
ché. Aufſi, à quoi penfent les
hommes de tenir des propos fi
bizarres, fi peu fenfés, & fi con
tradićtoires ?
78

CHAPITRE X11,
LE Mrnorn'
COMME je m’amufois de tous
ces propos, le préfet de Giphan—
tie me préfenta un miroir. Tu
ne peux que deviner les chofes,
me dit—il :mais, avec ta baguette
& cette glace , tu vas entendre
& voir tout-à—la—fois; rien ne
t’échappera ; tu feras connue
préfent àtout ce qui fe paife.

De difiance en difiance, pour-4


fuivit l’efprit élémentaire , il fe
trouve dans l’atmofphère des
portions d’air que les efprits ont
L E M I R o 1 R: 79
tellement arrangées, qu’elles re
çoivent les rayons réfléchis des
différents endroits de la terre,
& les renvoient au miroir que
tu as fous les yeux : de manière
qu’en inclinant la glace en diffé
rents fens, on y voit différentes
parties de la furface de la terre.
On les verra fucceſſivement tou
tes, fi on place fucceſſivement
le miroir dans tous fes afpe&ts
poſſibles. Tu es le maître de pro
mener tes regards fur les habi
tations des hommes.

Je me faifis avec empreſſe


ment de cette glace merveilleu
fe. En moins d'un quart-d'heure,
8o L E MI R o I R:
je paffai toute la terre en re
VllC.

J’apperçus beaucoup de vui


des, même dans les pays les plus
peuplés : & je vis pourtant les
hommes fe preffer, fe heurter,
fe.mafſacrer, comme fi la place
leur manquoit. -

Je cherchai longtemps le
bonheur, & ne le trouvai nulle
part, pas même dans ces royau
mes que nous appellons florif
fants : j’en apperçus feulement
quelques traces dans les cam
pagnes que l’éloignement met
toit à couvertdela contagion des
villes, J’embraffai
Ł E P D T - P o U R R 1, 8i

J’embraffai d’un coup d’oeil


les vaſtes contrées que la nature
avoit voulu féparer par des mers
encore plus vaftes; & je vis les
hommes couvrir ces mers de vaif
feaux, & les faire fervir de liens
entre ces contrées même. C’eſt
manifeſtement aller contre les
intentions de la nature, difois
je: de telles démarches ne peu
vent avoir de fuccès. Auffi ne
voit-on pas que l'Europe foit
plus heureufe depuis qu’elle eft
jointe en quelque forte à l'A
mérique; & je ne fçais fi elle
n’eſt pas plus à plaindre.

Je vis les préjugés varier com:


Partie I.
82 L E P o T - P o v R R 1,
me les climatš, &, par-tout, fai
re beaucoup de bien & de mal,

Je vis des peuples fages fe


réjouir à la naiffance de leurs
enfants, & fe lamenter à la mort
de leurs parents & de leurs amis:
j’en vis d’autres plus fages en
vironner l’enfant nouveau né,
& pleurer amèrement, en con
fidérant les orages qu’il devoit
effuyer dans la carrière qu’il al
loit parcourir ; ils réfervoient
leurs réjouiffances pour les con
vois funèbres, & félicitoient les
morts d’être enfin à couvert de
toutes les misères de l'humanité.
L E P o r - P o v r s 1. g3
Je vis la terre couverte de
monuments de tout genre, quę
la foibleffe élève à l'ambition
des héros. Jufques dans les tem
ples, le bronze & le marbre, qui
renferment les cendres des
morts, offrent des images de la
guerre, & reſpirent le carnage :
& les statues mêmes de ces amis
des hommes, de ces fouverains
pacifiques, que les malheurs des
temps engagèrent dans des guer
res de courte durée » on les en
vironne d’ornements belliqueux
& de nations enchaînées; com
me fi les lauriers teints de fang
étoient feuls dignes de couron
ner les rois.
F ij
84 L E Po r- P o v Ř Ř ř
Je vis le plus refpe&table de
tous les penchants qui naiffent
dans le coeur humain, porter les
hommes aux excès les plus ex
travagants. Les uns adreſſoient
leurs voeux au foleil, les autres
imploroient l'affiftance de la lu
ne, & d'autres fe profternoient
devant les montagnes; celui-ci
trembloit à l'afpest de Jupiter
tonnant, celui-là fléchiffoit lege
nou devant un finge. Le boeuf,
le chien, le chat, avoient leurs
autels. L’encens brûloit pour
les plantes même; le bled, la
fève, l'oignon, avoient un culte
& des adorateurs.
L e P o r-ro v R R 1, 8;
. Je vis la famille des hommes
fe divifer en autant de partis que
de religions; ces partis fe dépouil
ler de toute humanité pour fe
revêtir du fanatifme, &ces fana
tiques s’acharner les uns contre
les autres comme autant de bê
·

tes féroces. . . : :

Je vis des gens qui adoroient


le même Dieu, qui facrifioient
furlemême autel, qui prêchoient
aux peuples l'eſprit de paix &
de douceur; je les vis prendre
querelle fur des queſtions inin
telligibles, & bientôt fe haïr,
fe perfécuter & fe perdre mu
tuellement. O Dieu ! que de
F iij
33 L e Po r-P o v R R 1.
viendront les hommes, s'ils ne
trouvent dans toi encore plus
de bonté qu’il ne fe trouve dans
eux de foibleffe & de folie ?

. Enfin, je vis les différentes


nations, variées à mille égards,
fe reffembler en ce qu’elles ne
valent pas mieux les unes que
des autres. Tous les hommes
font méchants; l’Ultramontain
par fyfême, l'Ibérien par or
gueil, le Batave par intérêt, le
Germain par rudeffe, l'Infulaire
par humeur, le Babylonien par
boutade, & tous par une cor
ruption générale du coeur hu
-illa111. * - - - • •• • •
37

C H A P I T R E XIII.
L' É P R E U V E.
Ce coup d’oeil général jetté fur
toute la terre, je voulus voir Ba
bylone en particulier. Ayant
tourné ma glace au Nord, &
l'inclinant lentement fur le ving
tième méridien, je tâchois de
joindre cette grande ville. Parmi
les cantons qui paffoient fuccef;
fivement fous mes yeux, il s’en
trouva un qui fixa mon atten
tion. J'y apperçus une maifon
de campagne ni petite ni gran
de, ni trop ornée ni trop nue.
La nature, plus que l'art, em
* , F iV
88 L’ E P R E U V E.
belliffoit les dehors. Elle domi
noit fur des jardins, des bofquets
& quelques étangs qui termi
noient un coteau tourné à l'O
rient. On y célébroit en ce mo
ment une fête champêtre; les
habitants des environs y étoient
accourus. Les uns, couchés fur
le gazon, bůvoientà longs traits,
& s’entretenoient de leurs an
ciennes amours; les autres à leur
voix mêloient le fon des mufet
tes; & pluſieurs exécutoient des
danfes que les vieillards ne trou
voient pas auffi belles que cel
les du temps paffé.

Vois-tu fur le balcon, me dit


L’ E P R E v v E. 89
le préfet, cette jeune femme qui,
d'un air riant, confidère ce fpec
tacle? Elle eftmariée depuis quel
ques jours, & c’eſt pour elle que
fe donne cette fête. Son nom
eft Sophie: elle a de la beauté,
comme tu vois, de la fortune,
de l’eſprit, & , ce qui vaut plus
que tout le refte, beaucoup de
bon fens. Elle a eu tout à la fois
cinq amants : aucun n’avoit fait
fur fon coeur une impreſſion vi
ve, aucun ne lui déplaifoit; elle
ne fçavoit auquel donner la pré
férence. |

-- -*

Un jour elle leur dit: Je fuís


jeune; & mon intention n’eſt
9o L’ E P R E U y E.

pas de me jetter encore dans


ces liens indiffolubles, qu’on
ne fe donne jamais que trop tôt.
Si ma main vaut autant que vos
empreſſements femblent l’annon
cer, faites vos efforts pour la
mériter. Mais, je vous lė décla
re, je ne ferai mon choix que
dans quelques années.

· Des cinq amants de Sophie,


le premier avoit beaucoup de
difpofition à diffiper fon bien.
Les femmes, dit-il, fe prennent
par l’extérieur.: dépenfons beau
coup, & n’épargnons rien.
|
*

# Le fecond avoit un fondsdé


L’ E P R E v v E. J) Y

*
conomie qui inclinoit à l’avari
ce. Vis-à-vis de Sophie, dit-il,
qui penfe folidement, le meil
leur eft de fe montrer capable
d'amaffer beaucoup de bien: jet
tons-nous dans le commerce.
*

Le troiſième avoit l’ame fière


& haute. Sûrement, dit-il, So
phie, qui penfe avec nobleffe,
fe laiffera toucher par l’éclat de
la gloire : prenons le parti des
armes. - - - - -

Le quatrième étoit un hom


me de cabinet. Sophie, dit-il,
qui a tant d'efptit, penchera du
côté où elle en trouvera le plus:
92 L' E P R É v v r.
continuons de cultiver le nôtre;
& tâchons de nous diftinguer
parmi les fçavants.

Le cinquième étoit un hom


me oifeux, qui ne fe foucioit pas
beaucoup des affaires de ce mon
de: il ne fçavoit quel parti pren
-dre. -

Chacun fuivit fon plan, & le


fuivit avec cette ardeur que l'a
mour feul eſt capable d'infpirer.

Le prodigue fondit une par


tie de fon bien en habits, en
équipages, en domeſtiques; il
:fit bâtir une belle maifon, la
L’ E P R E v v E. 93
meubla fuperbement, tint table
ouverte, donna des bals & des
fêtes de toute efpèce: on ne par
loit que de fa générofité & de fa
magnificence. |

Le marchand remua tous les


refforts du commerce, s’intéref
fa dans toutes les parties du mon
de, & devint un des hommes
les plus riches de fon pays. Le
militaire chercha des occaſions,
& bientôt fe diftingua. Le fça
vant redoubla fes efforts , fit
des découvertes, & fe rendit cé
lèbre.

Cependant l’oifeux faifoit fes


94 1’ E P R E v v E.
réflexions ; &, perfuadé qu’en
reftant dans l'inaction il feroit
exclus, il s’efforçoit de vaincre
fon indolence. Les biens qu’il
tenoit de fes pères lui femblè
rent affez confidérables, il ne
voulut point fe jetter dans le
commerce; le tumulte de la guer
re étoit trop oppoſé à fon ca
rastère, il ne voulut point pren
dre le parti des armes; il n'avoit
jamais lu que pour fon amufe
ment, les fciences ne lui pa
roiffoient point valoir les peines
qu’on fe donne pour elles; il ne
fe foucia point de devenir fça
vant. Que faire donc ? Atten
dons, dit-il: le temps nous dé
L’ E P R E U V r. 95
terminera. Ainſi il refta à famai
fon de campagne, taillant fes
arbres, lifant Horace, & allant
voir de temps en temps le feul
objet qui troublât fa tranquilli
té. Toujours dans la réfolution
de prendre un parti, le temps
s'écoula; il n’en prit aucun.

Le terme fatal approche, di


foit-il quelquefois à Sophie :
vous allez vous décider, & ce
ne fera fûrement pas en ma fa
veur. Encore quelques jours,
& c’eſt fait de moi. Cette foli
tude tranquille, ces champs dé
licieux, vous ne les embellirez
point , vous ne les animerez
96 L’ E P R E U y E,

point par votre préfence. Ces


jours : , que je comptois
paffer auprès de vous dans lavo
lupté la plus pure, n’étoient que
des fonges flatteurs, dont l’a
mour charmoit mes fens. O So
phie! tout ce qui remue les paf
fions & trouble le repos des
hommes n’a pu rien fur moi;
mes defirs fe font réunis vers
vous; & je vous perds pour ja
mais!

Vous êtes trop juſte, lui ré


pondoit Sophie, pour trouver
mauvais que j'incline du côté
où je croirai trouver mon bon
heur, -

Enfin
L'EFREUÎÆÈg 92
Enfin; le t'emps s’:1€cbulay’;‘&,‘
fion fans bien de réflexions , Soi
phier fe dëtèmfinæ à_ prendre un
P àrd;ï
..fl . ï
V\ -\_. : ... . .:,
‘ . . ‘.. .m':)
n. .
.. .. . . ',.
..,.'.'J ,_‘
dl ‘ ,‘ l:y.’J-’T
"‘.

\ Elledfiau q&iguez:Sij’aïéré
Je bai; de? vos dépenfes , '.jïè'n fuis
fâêhéæ ' :2 mâiä ce îque: vous aveâ
fâit‘xPaur m‘ai; vmis‘ l’àurieg fäi-t
indégimdaxfimeñväæ;fiñi.: .V,ontc
ÿ6fiôhæir‘1Ê à iædép€nfeefi dëëidÿ;
W’cuè ava idif(ïjäé îune partje de _
‘üëtrè:bîèn ', poub abtenir ;1;né
famine; Vous diffiperiei l’aune; ‘
fÿotm'îÿrdus dèfimirè (des; fennuis
du-'méfiàgéi Je:'vous 'confeü}p de
h?yÏ‘/jalmis fangermdî' si 1:2:ux.-'Ë
«un :51 : In ;::IJJIË { ‘2' r."r'Î'e :>i ‘
Partie I.
y3 L’ E P R E U y E.
- Elle dit au marchand, au mi
litaire & au fçavant: Je fçais que
vous m’avez marqué beaucoup
d'attachement : mais je penfe
auffi que vous n’en avez pas
moins marqué, vous pour les
richeffes, vous pour la gloire,
& vous pour les fciences. En
effayant de fixer mon penchant,
chacun fuivoit le fien; chacun
agiffoit autant pour foi-même
que pour moi. Que je me donné
à quelqu’un de vous, il lui ref
tera toujours des vues fur d'au
tres objets; l'un' s'occupera de
l’augmentation de fa fortųne,
l'autre de fon avancement dans
le fervice, l’autre de fes pro
! Y * . . . .. . r
- - • . , , - *
L’ E P M E U P É: 99

grès dans les fciences. Je ne puis


donc fuffire à aucun de vous : &
IſlO11 defir eft de remplir le coeur
de quelqu’un qui rempliffe le
mien. • I -:- a

Le même jour, elle vit le fo


litaire. Vous vousy attendez de
puis long-temps, lui dit-elle; je
vais enfin m'expliquer. Vous
f
fçavez ce que vos rivaux ont fait
pour obtenir ma main : voyez
ce qu’ils furent & ce qu'ils font.
Pour vous, tel vous avez été,
tel vous êtes. J’en crois voir la
raifon. Indifférent fur toute au
tre chofe, vous n’avez qu’une
feule paffion; & j’en fuis l’objet.
G ij
JI O O L’ E P R E U V É.

Je puis feule vous rendre heu


reux. Hébien! monbonheur fera
de faire le vôtre.Je partagerai les
douceurs de votre folitude, & je,
tâcherai de les multiplier. . .
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I C) I

C H A P I T R E x Hv. ·
L E S T A L E N T S. . .
Je revins à mon premier ob
jet: &, après avoir cherché long
temps avec le miroir, j’apperçus
un petit efpace de terre qui me
parut comme enveloppé d’un
nuage. Il en fortoit un bruit con
fus, affez femblable à celui d’u
ne mer qui obéit en murmu
rant aux efforts du reflux. Un
rayon de foleil eut bientôt dif
fipé les vapeurs, & je reconnus
Babylone, : »

J'y vis des fpestacles où l'on


G iij
ro2 L e s TA L E N T s.
va pleurer les malheurs des temps
paſſés, afin d’oublier les mal
heurs du temps préfent; des aca
démies où l’on devroit differter,
& où l’on fe querelle; des tem
ples qu’on bâtit, en attendant
que la religion fe rétabliffe; des
orateurs qui annoncent aux peu
ples pervertis les malheurs les
plus terribles, & des auditeurs
qui mefurent les phrafes & cri
tiquent le style; un palais où l’on
a placé des magiſtrats pour la fù
reté de vos biens, & dans le
quel vous conduifent des guides
qui vous dépouillent.

* Je portai mes regards du côté


Les TA E E N r s. I o3
des promenades; & je parcourus
des yeux ces jardins toujours
ouverts à l’oifiveté, à la coquet
terie & au délaffement. Je vis
fur un gazon écarté quelqu'un
qui, en fouriant, jettoit fes idées
fur le papier. Je fixai ce papiers
& je lus ce qui fuit: -

» Un jour, Jupiter fit publier


» par toute la terre qu’il avoit
» réfolu de diſtribuer les diffé
» rents talents aux différentes
» nations; que tel jour la dif
» penfation s’en feroit dans l'O
» lympe; & que les génies des
» peuples divers euffent à s'y
ɔɔ tIOUVCI, * ** - **

G iv
I o4 L Es : FA L E N T s;
a : » Le génie de Babylone n’at
» tendit pas le jour marqué, &
» fe rendit le premier de tous
» au palais de Jupiter. Il fe pré
» fenta avec cet air de confian
» ce qui lui est naturel; il débita
* je ne fçais combien de com
» pliments. tournés le plus jo
» liment du monde, & fit des
» préfents à la cour célėfte avec
» cette grace qu'on lui connoît.

e » Il donna au père des Dieux.


» un quintal de feu grégeois de
» la dernière invention , afin.
ºs qu’il tonnât plus efficacement,
» &que l’on commençâtà croire:
» à Apollon, une grammaire Ba
.*
LE S TA LE N rs. Io;
* bylonienne, pour qu’il réfor
» mât les bizarreries de la lan
» gue : à Minerve, une collec
» tion de romans, pour qu’elle
» en corrigeât les libertés, & ap
» prît aux romanciers à écrire
» décemment : à Venus, deux
» petits tableaux ex voto, pour
» la remercier de ce que l'année
» dernière il n’y eut à Babylone
» que deux cent mille habitants
» qui gardèrent de longs & cui
» fants fouvenirs de fes faveurs.

» Il fit fa cour aux Dieux, en


» compta aux Déeſſes, dit tant
» de jolies chofes, & fit tant de
» folies, que, chez Jupiter, on
106 L es TAL E N r s.

» ne parloit que des gentilleffes


» du génie de Babylone.
» Cependant, le jour marqué
» arriva: & Jupiter, ayant pris
» avis de fon confeil, fit la dif
» tribution des différents talents
» aux génies des différentes na
» tions. A celui-ci, il affigna le
» don de philoſophie; à celui
» là, le don de légiſlation; & à
» cet autre, le don d’éloquence.
» Il dit à l’un, Tu feras le plus
» ingénieux; à l’autre, Tu feras
» le plus fçavant; & toi le plus
* économe; & toi le plus guer
» rier; & toi le plus politique:
* & toi, enfin, dit-il, en adref,
v.

* fant la parole au génie de Ba


L E s TA L E N r s. 1 o7
» bylone, tu feras tout ce que
» tu voudras être.

» Ravi de ce fuccès, & de re


» tour chez lui, voilà le génie
» de Babylone qui veut touten
» treprendre à la fois. Il enta
» ma je ne fçais combien de pro
» jets, & n’en exécuta aucun.

» Il fit de très-belles loix, &


» enfuite les embrouilla par des
» commentaires fans nombre.

» Il voulut auſſi être théolo


» gien, & s’empétra dans des dif
» putes qui lui devinrent funefe
ɔɔ tCS.
--

T 08 Les TA L e N r s.
* Il commerça, acquit beau
* coup, dépenfa encore plus, &
* devint plusriche & moins aifé.

» Orateur, poëte, marchand,


» philofophe, il fut tout; &attei
» gnit en pluſieurs chofes à la
* perfection, mais ne fçut ja
» mais s’y maintenir. -

#
-- , , , - - - To9
-

C H A P I T R E XV.

LE GOUT DU SIÉCLE.

Deux gens de lettres fe prome


noient à quelques pas de là. »Ne
* m’avouerez-vous pas, difoit
» l'un d'eux, qu'il n'y a pas deux
* fiècles que notre littérature
* étoit encore dans l'enfance;
» elle ne faifoit que balbutier,
sº & annonçoit à peine à quel
s point elle pouvoit parvenir.
»Dans le fiècle dernier, elle prit
» de la force, & s'éleva fi haut,
* qu’elle ne zvit, plus rien au
» deffus d’elle. On avoit pris
» pour modèles les plus grands
}
'? I O LE G o U r

» maîtres d’entre les Grecs&les


» Latins : on les égala, fi on ne
» les furpaffa pas.

- » Les fuccès infpirent de la


» confiance; &, avec trop de
» confiance, on fe néglige. Ost
» s'ennuya bientôt d'avoir tou=
» jours l'oeil fur les anciens. Ils
» ont eu leur mérite, & nous
» avons le nôtre, dirent les Ba
» byloniens: qui fçait fi noushë
» les valons pas? Ils fe livrèreme
» donc à eux-mêmes: & le goàť;
* non plus général & de toutes
» les nations, mais le goût qui
» leureftpropre, caractérifà leurs
» ouvrages. Voyez preſque tou=
D v $1 # c L r. 111
as tes nos poëſies, nos hiſtoires,
» nos harangues, nos livres à la
» mode, tout y eſt préfenté à la
» Babylonienne; beaucoup d'art,
» peu de nature; une vafte fu
» perficie, point de fond; tout
» eftfleuri, léger, vif, pétillant;
» tout eft joli, rien n’eſt beau.
CD - s 3: C : · ·· } , '<

» Je crois preffentir le juge


» ment de la poſtérité : elle re
> gardera les ouvrages du dix
» feptième fiècle comme les
» plus grands efforts de la nation
se vers le beâù; & ceux du dix
» huitième, comme des tableaux
» où les Babyloniens ont pris
» plaifir à fe peindre.
-A: D
# I 2 Le Govt Dv ſiécle:

» Si nos écrivains font capa


» bles de revenir fur leurs pas,
se & de reprendre les grands mo
» dèles, on fçait ce qu’ils peu
» vent; ils font fůrs de plaire à
» toute la terre & pour toujours:
» mais, s’ils continuent de feli
s vrer à eux-mêmes, leurs ou
» vrages ne feront jamais que des
» bijoux de fantaiſie, que la mo
» de met en valeur, & qu’uneau
» tre mode fait bientôt oubliers.
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--
№i -

C H A P I T R E xv I.
LA R A IS ON NEUS E.

Je vis à l'écart deux femmes,


dont l’une parloit, en regardant
à chaque infant autour d’elle
avec cet air d'inquiétude qui
annonce une confidence des plus
myſtérieufes. Je prêtai l’oreille;
&, avecbeaucoup de peine, j’en
tendis ce qui fuit:

» Je te fçais gré, chère com


|

» teffe, de l'idée que tu as con


» çue de ma fageffe. Ecoute: je
» ne veux te rien cacher; tu vas
* voir juſqu’à quel point on peut
Partie I. H

|
r 14 LA RA i s o N N EU s E.
» compter fur moi. Nous autres
» femmes, il faut que nous de
sº vinions les chofes, on ne nous
» les dirajamais nettement: mais,
» avec un peu d'attention , il
» nous eft aifé de voir où nous
» en fommes. Pour moi, j’ai ré
» fléchi fur les maximes des hom
» mes fages de nos jours, &
» voici ce que j’en ai conclu.
» Il n’y a plus que le petit peu
» ple qui s’occupe encore d’une
» vie future; les peines & les ré
» compenfes de l'autre monde
» font des mots vuides de fens,
» que le bon ton a profcrits de
» puis long-temps. Les animaux
» & les hommes (les premiers
LA RA1 so N N EUs E. I 1 ;
» d’entre eux) font faits pour fe
» laiffer guider par les fens; l’in
» térêt feul des paffions doit les
» faire agir. Que chacun écoute
» au fond de fon coeur ce que
» la nature lui infpire, qu’il fuive
» ces infpirations; c’eſt la voie
» du bonheur. D’un autre côté,
» la fociété ne peut fubfifter fans
» loix, & ces loix ne peuvent
» être d'accord avec les paffions
» de tous les citoyens. Ceuxdonc
» qui ont placé leur bonheur
» dans ce que la loi défend ne
» peuvent fe conduire avec trop
» de circonfpe&tion. Il faut que
» fans ceffe ils marchent dans
» l’ombre; le myſtère doit fui
Hij
}
r r 6 LA RAI so N N E vs E.
» vre leurs pas, & jetter fon
» voile fur toutes leurs ac
» tions : en un mot, ils peu
» vent faire ce qu’ils veulent,
» pourvu qu’ils paroiffent faire
» ce qu’ils doivent. Voilà, chè
» re comteffe, les principes que
» j'ai recueillis de la philoſophie
» du temps. Je ne te parlerai
» point de leur influence fur
» ma conduite. Peut-être fuis
» je, en effet, ce que je pa
» roîs être : mais je ferois tout
» autre, que je paroîtrois tou
» jours tellec: .

O Babylone ! m'écriai – je;


le levain a fermenté & gagné
LA RA 1s o N N E vs E. 117
la maffe. Tu fembles bien cor
rompue; mais tu l'es encore plus
que tune le fembles,

s?
3.

¿
¿R.?
ºrº . é.
a

S$

Hiij
|
r I8
E= -T m. --

C HA P I T R E XVII. -

LE S C R O C O D I L E S.

Pendant le cours de mes voya


ges, j'avois vu en Perfe, dans
les plaines qu’arrofe le Tedjen,
s’élever une difpute qui parta
gea le pays, & jetta une animo
fité furprenante dans les efprits.
Je fus curieux de voir où la cho
fe en étoit : je plaçai le miroir
dans l'afpest requis; &, en mê
me temps, je pofai fur le globe
la pointe de la baguette, de ma
nière que je puffe voir & enten
dre ce qui fe paffoit.
L E s CR o co DI L Es. I 19
La plaine étoit couverte de
deux armées nombreufes, & l’on
étoit fur le point d’en venir aux
mains. Voici le principe de la
querelle.

Un mufulman pieux & fça


vant, qui lifoit l’alcoran avec
le zèle d’un archange & la pé
nétration d'un féraphin, s’avifa
un jour de demander fi la co
lombe, qui catéchifoit Maho
met, parloit Hébreu ou Arabe.
Les uns dirent d’une façon, les
autres d’une autre; & il fe forma
deux partis. On differta, on écri
vit amplement pour & contre,
& l’on ne put s’accorder. A la
Hiv
I 26 Les Croc o D I L E s.

chaleur de la difpute, fe joigni


rent l’aigreur, la malignité qui
l’accompagne toujours, & la po
litique qui s’efforce de tirer
avantage de tout. Un parti per
fécutoit l'autre, ou en étoit per
fécuté, felon qu’il prenoit ou
perdoit le deffus. On préluda
par la perte des biens, les exils,
les banniffements; & voilà qu’on
finiffoit par une guerre ouverte.
Les fećtaires avoient fi bien ca
balé, que les citoyens s’étoient
armés les uns contre les au
tICS,

Les deux armées alloient fe


choquer, lorfqu’un vieillard vé
Les CR o co D I L Es. I 2 I.

nérable s’avança au milieu d’el


les, convoqua les chefs, & parla
C11 CCS teIII1ES : -

» Ecoutez, peuples de Cora


» fan. Il y avoit en Egypte une
» ville célèbre qu’on appelloit
» Ombes; elle étoit voifine d'u
» ne autre grande ville nommée
» Tentire : toutes deux étoient
» fituées fur les bords féconds
» du Nil. En cet endroit, le fleu
» ve nourriffoit beaucoup de
» Crocodiles; & ces animaux
» voraces faifoient une guerre fi
» cruelle à ces deux villes, que
» les habitants étoient fur le point
» de les abandonner. Les gou
I 22 L es CR o co D 1 L E s.

» verneurs de Tentire craigni


» rent qu’enfin leur autorité ne
» s'éclipfât, & qu’en effet les
» citoyens ne vînffent à fe dif
» perfer. Ils affemblèrent donc
» les Tentirites, & leur dirent:
» Vous laiffez croítre & multi
» plier en repos les animaux de/~
» truffeurs qui défolent vos famil
» les. Voici ce que nous vous an
» nonçons de la part du WiZ vo
» trepère nourricier & votre dieu.
» Malheur à vous, / vous reffex
» plus longtemps dans l'indolen
» ce ! Armez-vous /ans délai - &
» faites la guerre aux mon/fres
» qui dévorent vos femmes & vos
» enfants. Le Nil l’ordonnoit; il
Les Cnoc o DI L Es. I 2 3
» n’y avoit pas à confulter. Les
» Tentirites s'armèrent : mais
» la partie n’étoit pas égale, & ja
» mais confeil ne fut plus im
» prudent. Les monftres, invul
» nérables prefque dans toutes
» les parties de leurs corps, maf
» facrèrent beaucoup plus d'hom
» mes que les hommes ne maffa
» crèrent de monſtres. Les gou
» verneurs d'Ombes employè
» rent une autre rufe, pour re
» tenir les Ombites dans leur
» ville. Ecoutez , leur dirent-ils:
» le dieu du Wil vous parle par
» notre bouche:J’entretiens l'abon
» dance chez les Ombites, je fë
» conde leurs terres.j'engraiffe leurs
1 24 L es CR o co DI L Es.

» troupeaux ; mes eaux coulent :


» & ils /ont riches. J’ai mon
* /erviteur le Crocodile, à qui je
» permets de /e repaitre de temps
» en temps de quelques-uns d'entre
» eux ; c'est le /êul tribut que je
» leur demande pour tant de bierz
» faits : &. au lieu ae fè réjouir
» de pouvoir m’étre agréables par
» quelque endroit, ils /e difolent.
» /? mort /erviteur leur enlève
» quelques enfants. Qu’ils ceffent
» de /e plaindre, ou je ceſſerai de
» les nourrir ; je retiendrai mes
» eaux, & tous périront. Dès que
» les Ombites fçurent que le
» Crocodile étoit le favori du
» Nil, ils lui dreffèrent des au
Les Croc o DI L ès. I 2 ;
» tels; &, loin de pleurer la
* perte des leurs, quand il lui -
» plaifoit de s’en repaître, ils
» s’en réjouirent. Eft- il une
» Egyptienne plus heureu/e que
» moi ? difoit une Ombite : Je
» jouis d'une fortune honnêtes j'ai
» un époux qui m’aime. & trois
» de mes enfants ont été mangés
* par le/erviteur du Wil. Cepen
» dant, les Tentirites tuoient le
» favori du Nil, que les Ombi
» tes adoroient. La difcorde &
sº la haine les irrita les uns con
» tre les autres; ils fe firent la
» guerre, & enfin fe détruifirent
» mutuellement. Ainfi périrent
» ces deux peuples, dupes de

*
1 2 ổ les Croco DILEs.

» leur bonne foi, dévorés par le


» Crocodile, & égorgés l’un
» par l’autre. Que cet exemple
» vous ouvre les yeux, infortu
» nés habitants de ces heureux
» climats. Ceffez d'être victimes
» d’un zèle déréglé: adorez Dieu,
» gardez le filence, & vivez en
º paix cs.

A peine le vieillard eut ceffé


de parler, qu’un murmure géné
ral & des regards menaçants lui
annoncèrent combien peu il
avoit touché l’affemblée ; il fe
retira en foupirant. Bientôt on
en vint aux mains; & je détour
nai les yeux, pour ne pas voir
Les CR o co D 1 L E s. I 27
couler le fang de ces forcenés.

Il me reſte beaucoup de cho


fes à te faire voir, me dit le
préfet : laiffons le miroir & la
baguette, & marchons.

|
#:;.
kệ* �
1 28

C H A P I T R E XVIII.

LA T E M P E S T E.
A quelques pas du globe
bruyant, la terre creuſée pré
fente, dans une profondeur, qua
rante ou cinquante dégrés de ga
zon. Au pied de cet efcalier, fe
trouve un chemin pratiqué fous
terre. Nous entrâmes; & mon
guide , après m’avoir conduit
par quelques détours obfcurs,
me rendit enfin à la lumière.

Il m’introduifit dans une falle


médiocrement grande & affez
nue, où je fus frappé d’un fpec
tacle
L A TE M P E s r g. 1 2 9
tacle qui me caufå bien de l'é
tonnement. J’apperçus, par une
fenêtre, une mer qui ne me pa
rut éloignée que de deux ou
trois stades. L’air chargé de nua
ges ne tranſmettoit que cettelu
mière pâle, qui annonce les ora
ges : la mer agitée rouloit des
collines d’eau, & fes bords blan
chifforent de l’écume des flots
qui fe brifoient fur le rivage.

Par quel prodige , m'écriai:


je! ľair, férein il n’y a qu'un
inſtant, s’eft-il fi fubitement obf
curci ? Par quel autre prodige
trouvai-je l’Océan au centre de
l'Afrique? En difant ces mots,
Partie I. I
z 3 o L A TE M P E s r E.
je courus avec précipitation,
pour convaincre mes yeux d'une
chofe fi peuvraifemblable. Mais,
en voulant mettre la tête à la fe
nêtre, je heurtai contre un obf
tacle qui me réſista comme un
mur. Etonné par cette fecouffe,
plus encore par tant de chofes
incompréhenfibles , je reculai
cinq ou fix pas en arrière...
Ta précipitation caufe ton er
reur, me dit le préfet. Cette fe
nêtre, ce vafte horifon, ces nua
ges épais, cette mer en fureur,
tout cela n’eſt qu’une peinture.

D'un étonnement je ne fis


*

í
LA TE M P E s T e. 13 t
que paffer à un autre : je m’ap
prochai avec un nouvel empref.
fement; mes yeux étoient tou
jours féduits, & ma main putà
peine me convaincte qu’un ta
bleau m’eût fait illufion à tel
point. -

Lesefprits élémentaires, pour


fuivit le préfet, ne font pas fi ha
biles peintres quadroits phyfi
ciens; tu vas en juger par leur
manière d'opérer. Tu fçais que
les rayons de lumière, réflé
chis des différents corps, font
tableau , & peignent ces corps
fur toutes les furfaces po
lies , fur la rétine de l'oeil,
I ij
1 3 2 LA TE M P E sT E.
par exemple, fur l’eau, fur les
glaces. Les efprits élémentaires
ont cherché à fixer ces images
paſſagères; ils ont compoſé une
matière très-fubtile, très-vifqueu
fe & très-prompte à fe deffécher
& à fe durcir, au moyen de la
quelle un tableau eft fait en un
clin d’oeil. Ils enduiſent de cette
matière une pièce de toile, &
la préfentent aux objets qu'ils
veulent peindre. Le premier ef
fet de la toile, eft celui du mi
roir; on y voit tous les corps
voiſins & éloignés, dont la lu
mièrepeutapporterl’image.Mais,
ce qu’une glace ne fçauroit fai
re, la toile, au moyen de fon

{
LA TE M P E s T e. 133
enduit vifqueux, retient les fimu
lacres. Le miroir vous rend fidé
lement les objets , mais n’en
garde aucun; nos toiles ne les
rendent pas moins fidélement,
& les gardent tous. Cette im
preſſion des images eſt l'affaire
du premier infant où la toile
les reçoit: on l'ôte fur le champ,
on la place dans un endroit obf
cur; une heure après, l'enduit
eft defféché, & vous avez un
tableau d’autant plus précieux,
qu’aucun art ne peut en imiter la
vérité, & que le temps ne peut en
aucune manière l’endommager.
Nous prenons dans leur fource
la plus pure, dans le corps de
- - I. iij. . .
134 L A TE M P es r e.
la lumière, les couleurs que les
peintres tirent de différents ma
tériaux, que le laps des temps
ne manque jamais d’altérer. La
précifion du deffein, la vérité
de l’expreſſion, les touches plus
ou moins fortes, la gradation
des nuances, les règles de la
perfpeĉtive; nous abandonnons
tout cela à la nature, qui, avec
cette marche fûre qui jamais ne
fe démentit, trace fur nos toi
les des images qui en impofent
aux yeux, & font douter à la rai
fon fi ce qu’on appelle réalités
ne font pas d'autres eſpèces de
fantômes qui en impofent aux
yeux, à l’ouie, au toucher, à
tous les fens à la fois.
1 A TE M P E s r g. 13 ;
L’eſprit élémentaire entra en
fuite dans quelques détails phy
fiques; premièrement, fur la na
ture du corps gluant, qui in
tercepte & garde les rayons; fe
condement, fur les difficultés de .
le préparer&de l’employer; troi
fièmement, fur le jeu de la lu
mière & de ce corps defféché :
trois problêmes que je propofe
aux phyſiciens de nos jours, &
que j'abandonne à leur fagacité.
Cependant, je ne pouvois dé
tourner les yeux de deffus le ta
bleau.Unfpestateur fenfible, qui,
du rivage, contemple une mer
que l'orage bouleverfe, ne ref.
I iv
*
1 3 6 1 A TE M P es T. E.
fent point des impreſſions plus
vives : de țelles images valent
les chofes. - -

Le préfet interrompit mon


ęxtafe. C’eſt trop t'arrêter, Ime

dit-il, à cette tempête, par la


quelle les eſprits élémentaires
ọnt voulu repréfenter allégori
quement l'agitation du monde
& le cours orageux de la fortunę -

des hommes: voici de quoi nour


rir ta curiofité & redoubler ton
admiration. .

|
1’37.
_

CHAPITRE XIX._
.
L A G A _L' E R 1 E
0. U , M .

LA FORTUNE DU GENRE HUMAIN.

A peine le préfet eut achevé


ces mots, qu’une porteà deux
battants s’ouvrit fut notre droi
te, & nous admit dans une ga
lerie immenfe , où mon éton—
nement fe changea en une forte
de f’tupeur.

. De chaque côté , plus de deux


çents croifées donnoient du jour
à tel point, que les yeux POU-e
voient à peine en foutenir la
138' LA GALERIE.
clarté. Les efpacesqu’elles laif
foient entre elles étoient peints
avec cet art dont je viens de
parler. A chaque croifée , on dé.
couvroit une partie du territoire
des efprits élémentaires. Dans
chaque tableau, on voyoit des
forêts, des campagnes , des mers,
des peuples, des armées, des ré—
gions entières; ôt tous ces ob
jets étoient rendus avec tant de _
vérité, que j’avais fouvent be
foin de me recueillir, pour ne
pas retomber dans l’iHulion. Je
ne fçavois,à chaque inflant, fi ce
que je voyais par quelqu’un-e des
croifées n’étoit pas une peintu
re, ouli ce que j’appercevois
LA GA L E R I E. 139
dans quelqu'un des tableaux n’é
toit pas une réalité.

Parcours des yeux, me dit le


préfet, parcours les événements
les plus remarquables qui ont
ébranlé la terre & fait le deftin
des hommes. Hélas! que refte
t-il de tous ces refforts puiffants,
de tous ces grands exploits ?
Leurs veſtiges les plus réels font
les traces qu’ils ont laiffées fur
nos toiles, en formant ces ta
bleaux.

Les plus anciennes actions,


dont l’éclat ait confervé la mé
moire, font des actions de vio
14o L 4 G A L E RI E.
lence. Nembrod, l’âpre chaffeur,
après avoir fait la guerre aux ani
maux, veut s’effayer fur fes fem
blables. Vois dans le premier ta
bleau cet homme gigantefque,
le premier de ces héros fi célé
brés; vois dans fes yeux l’or
gueil, l'ambition, le defir ar
dent de commander. Le premier,
il conçut le plan d'un royaume;
& réuniffant les hommes, fous
prétexte de les lier entr'eux, il
les affervit.

Bélus , Ninus, Sémiramis ,


montent fur le trône, qu’ils af
fermiffent par de nouveaux ac
tes de violence ; &, de plus de
N

L A GA È E R I E. 141
trente rois qui commandèrent
enfuite , un feul ferma les
plaies du genre humain, laiffa
refpirer l'Afie, & gouverna en
philoſophe : fon nom eft pref
que inconnu. L’hiſtoire, qui ne
s’échauffe qu’à l’afpećt des cho
fes d’éclat & des événements
tragiques, fe refroidit fur ces rè
gnes tranquilles : à peine nom
me-t-elle de tels fouverains. "
; :· · . .. . .

Sardanapale termine cette


file de rois. Ennemi du tumul
te, du défordre & de la guerre,
il abufe de fon loifir, s’enferme
dans fon palais, & s’endort dans
la molleffe. Les femmes, dont tu
r42 LA G A L E R I E.
le vois environné, n’ont de fen
timent & d’exiſtence que pour
lui. Ses regards leur donnent la
vie, & il la reçoit d’elles. Que
dis-je ? il fe cherche avec éton
nement, & ne fe trouve point:
fivreffe des plaifirs lui en ôte le
goût : il ne vit plus, il languit.

Cependant, deux de fes lieu


tenants s’ennuient du loiſir de
la paix, forment des plans de
conquêtes, & fe repaiffent de
projets fanguinaires. Ils penfent
être feuls dignes de règner, par
ce que feuls ils refpirent la guer
re au milieu de la tranquillité
publique. Les voilà qui atta
LA GA L E R 1 E. 143
quent&détrônent leurmonarque
efféminé; &, l'ayant forcé à fe
donner la mort, envahiffent &
partagent fes domaines. Ainfife
démembra l’empire des Affy
riens, après avoir tenu l'Afie
dans une agitation perpétuelle
pendant plus de douze cents ans.

Des rois fe fuccédèrent, tant


à Ninive qu’à Babylone; & tous
ferendirent célèbres par les guer
res & les ravages. Un entr'au
tres défola l'Egypte, faccageala
Paleſtine, brûla Jéruſalem, fit
créver les yeux à un roi dont
il avoit maffacré les enfants,
chaffa de leur patrie des peuples
1 # # LA GA L E R I È
cntiers qu’il jetta dans les fers;
&, après de telles expéditioris,
il fe fit dreffer des autels, & fe
donna pour un dieu bienfaifant.
Vois aux pieds de fa ſtatue l’en
cens qui fume , & les nations
profternées ; & admire juſqu’où
va l’orgueil & la baffeffe des
hommes. |

Le tableau fuivant repréfen


te l’enfance de Cyrus, & le mo
ment fingulier où il donna des
indices de cette hauteur intolé
rable,regardées,par les hiſtoriens,
comme les premières faillies d'u
ne grandeur d’ame, qui, pour fe
déployer , n’attendoit que les
· - grandes
LA GAL E R 1 r. 145
grandes occaſions. Cyrus, & par
droit de naiffance & par droit
de conquête, réunit l'Afſyrie &
la Médie à la Perfe, & fut le
fondateur du plus vafte empire
qui eut jamais été.

Ses fucceffeurs trouvent en


core leurs limites trop étroites:
ils envoient dans la Grèce, qui
fe diftinguoit alors en Europe,
des armées innombrables qui pé
riffent : & l’efprit de conquête
eut en cette occafion le fort que
malheureufement il n’a pas tou
jours.

Les Grecs, délivrés de ces


Partie I. K
14 ốT LA G A L E R I E.
puiffants ennemis, tournent leurs
armes contre eux-mêmes : la
jaloufie les anime; l'ardente &
dangereufe éloquence de leurs
orateurs les enflamme; ils fe dé
chirent par des guerres civiles.
La Perfe tombe dans les mêmes
convulſions. Et lorſque peut
être toutalloits'appaifer, Alexan
dre paroît, & tout fe brouille plus
que Jamais.

Ce tableau le montre dans cet


âge tendre, où il pleuroit les
conquêtes de fon père, & voyoit
avec douleur couler le fang hu
main par des plaies qu'il n'avoit
pas faites. A peine monté fur
LA GALER I E. 147
letrôhe, il porta la défolation
dans la Grèce, la Perfe & les
Indes. La terre manque à fes
progrès meurtriers, & fon coeur
n’eſt pas encore rempli. Cet au
tretableau te repréfente fa mort.
Il s’éteint, enfin, ce foudre def.
trućteur; Alexandre expire; &,
jettant des yeux mourants fur
eette grande monarchie qu’it
abáhẩonne, rien he femble ca
þable de le confoler, que la perf
pestive des fanglantes tragédies
dent ſa mort doit être le fignal.
(, , : , :: : :fo:
-
; 2 " - - )
i

- Détout ce quitenoit à Alexan


dre, ceux qui avoient droit à fà
fucceſſion furent les feuls qui
|
- K ij
r48 L A G A L E R 1 E.
n’y eurent aucune part. L’em
pire fut partagé entre fes gé
néraux. Bientôt la guerre s’allu
ma entre eux, perfévéra entre.
leurs defcendants, & ruina tou
tes les contrées de leur domi
nation. ' .. N : , ,:
e : . . . . . . . --;
Au milieu de tant de rois
guerriers, Ptolomée Philadel
phe parut comme un lys qu’un.
heureux hafard fait naître dans
un champ couvert d'épines.Vois,
dans cette immenfe bibliothè
que, ce monarque entouré de
vieillards, par lefquels il fe fait
rendre compte des volumes fans
nombre qui font fous fes yeux.
! -* -
-
LA GA LE Rí E. r49
Il aima trop les hommes pour
troubler leur repos; & il les ef
tima affez pour recueillir, de tou
tes les contrées du monde, les
produêtions de leur efprit. Ces
fortes de richeffes lui parurent
feules dignes de fes recherches.
Il les vit du même oeil que les
autres rois voient ces métaux,
dont ils font fuivre, dans les pro
fondeurs de la terre, les filets les
plus détournés, ou qu'ils vont
chercher aux extrémités du mon
de , à travers des ruiffeaux de
fang. . . . . .
*
.. . )
*

Pendant que les ſucceſſeurs


d'Alexandre & leurs defcendants
Kiij
I5 o L A GAL E RI E.
fe nourriffent de difcordes; déjà
fe montroient , au centre de l'I
talie, les premières étincelles du
feu qui devoit incendier l’uni
vers & dévỏrer toutes les na
tions. Semblable à ces corps
d'une pefanteur démefurée qui,
në trouvant pas d'abord leur jufte
pofition, fe balancent quelques
inſtants, femblent chanceler, &
enfin fe fixent inébranlablement;
Rome, foumife fucceſſivement à
des rois, des confuls, des dé
cemvirs, des tribuns militaires,
fe fixe un gouvernement, &
entame la conquête du monde. *•
-*

. Cette nation ambitieufe dirige


LA GAL E R I E. 151
d'abord fes forces contre fes voi
fins. En vain les différents peu
ples qui habitoient l'Italie luttè
rent pendant cinq centsanscontre
le deftin de Rome : tantôt fou
mis, tantôt révoltés, tantôt vain
queurs, tantôt vaincus, il fallut
enfin fubir le joug.

L'Italie domptée & appaiſée,


c’est-à-dire, réduite à l’état de
ces corps robuftes que l'épui
fement jette dans la langueur &
la foibleffe, les Romains paffent
les mers , & vont en Afrique
chercher de nouveaux ennemis
& d'autres dépouilles. Carthage,
auffi ambitieufe, peut-être auffi
K iv
1 5 2 LA GA L E R I B.
puiffante, mais plus malheureufe
que fa rivale, après avoir long
temps balancé la fortune, fuc
combe & eft détruite. Corinthe
& Numance fubiffent le même
fort,

En ce temps, Viriatus s’éle


voit par les mêmes dégrés que
Rome. Dans ce tableau , c’eft
un chaffeur; dans cet autre, c’eft
un brigand; dans le troiſième,
c’eſt un général d'armée; &, dans
le quatrième, il monte fur letrô
ne de la Lufitanie. Mais ce n’étoit
qu’une vi&time que la Fortune
couronnoit, pour la facrifier à
l'ambition des Romains.
|

LA GA LE RI E. I5 3
L’Afie s’ouvrit bientôt à ces
conquérants infatiables. L’empi
re s’étend de jour en jour, &
cette puiſſance énorme accable
enfin toutes les mers & les ter
TCS COllIlllCS. -

La première paffion des Ro


mains fut la gloire. Pendant
fept fiècles, le patriotiſme, que
la politique nourriffoit avec tant
de fuccès, dirigea l’amour de la
gloire en faveur de la républi
que ; & les Romains fe fignalè
rent moins par leurs exploits,
que par leur dévouement à la
patrie. Cette carrière remplie
par une longue fuite de hé

|
1 54 LA G A L E R I E.
ros , ceux des Romains qui
fuccédèrent , défefpérant de
pouvoir faire fenfation dans le
même ordre, cherchèrent à fe
diftinguer par d'autres endroits.
Rome étoit la maîtreffe de la ter
re; il parut beau de devenir le
maître de Rome. Sylla, Marius
& quelques autres, montrèrent
qu'il n’étoit pas impoſſible de
venir à bout d'un tel projet: Cé
far l’exécuta. Ce conquérant fi
vanté, auquel on reprocha tant
de chofes, fit tout oublier par
fa vertu : vertu guerrière, qui fit
périr plus d'un million d'hom
mes, opprima fes concitoyens,
& donna des fers à fa patrie. En
LA GAL E R 1 E. I ýý
vain la république employa tou
tes fes forces pour fauver fa liber
té expirante; elle s’épuifa, & ten
dit les mains à Auguſte, qui, de
mauvais citoyen, devint le meil
leur des maîtres. - -

: : :: . . . . -

Parvenu à l’empire, il termina


quelques guerres, & donna bien
tôt au genre humain la paix la
plus univerfelle dont jamais il
eût joui. Les eſprits élémentai
res ont voulu donner une idée
de la douceur de ce repos génér
ral par l’agréable, perfpe&tive de
ces payſages , & des travaux
champêtres qui s'y trouvent re
préfentés. ' : - , ,
I5 6 LA GA L E R I E.
Cette paix....... De grace, in
terrompis-je, fufpendez pour un
moment le récit rapide de tant
de bouleverfements ; fouffrez
que mes yeux s’arrêtent fur ce
tableau, & qu’un infant de re
pos rende le calme à mon coeur
agité. Que j'aime à voir ce beau
ciel, ces plaines qui fe perdent
dans le lointain, ces pâturages
chargés de troupeaux, ces cam
pagnes couvertes de moiffons! La
guerre fouffle loin de ces climats
cet efprit de vertige qui fait l’hé
roïſme. Voici en effet le féjour
de la paix & du repos. Monima
gination me tranſporte dans ces
vallons délicieux: je regarde &
LA GA L E R I E. 1 57
jevois la nature dont rien n’in
terrompt les travaux, faire naî
tre de toutes parts la vie & la vo
lupté. Mes idées fe compofent,
& mes efprits s'appaifent & fe
tranquillifent, au milieu du cal
me qui règne dans ces lieux: mon
fang, rallenti, prend dans mes
veinesla douceur du mouvement
des ruiſſeaux qui arrofent cesga
zons; & les paffions n’ont plus
fur mon ame que l’effet du zé
phyr, qui femble jouer molle
ment entre les branches de ces
arbres touffus.
1 ;8 L’Avr R e cóT É
Ła.

C H A P IT R E XX.

L' A U T R E c ở T É
DE LA GALERIE. - . --. . .
LE préfet reprit bientôt le fil
de fon difcours. La rapidité avec
laquelle il parcouroit la galerie
me laifſoit à peine le temps de
jetter un coup d’oeil fur les ta
bleaux divers dont il m’expli
quoit le fujet. Je ne l'avois point
encore vu, & depuis je në le
vis point parler avec autant d'ac
tion. Son vifage s’éteit enfiam
mé, fes yeux jettoient deséclairs,
& fes paroles précipitées tar
doient encore à fon empreſſe
II1€Ilt.
DE LA GAL E R 1 E. I 5 9
La langue, les moeurs, les
loix des Romains, difoit-il, s’é
toient répandues par toute la
terre. Les nations, conquifes &
policées, devenoient membres
de l’empire; & tous les peuples
connus ne formoient qu’une fa
mille. Par quelle fatalité la paix
qu’Auguste leur avoit donnée,
& qui fembloit inaltérable, fut
elle de fi courte durée? Le genre
humain ne fit que reſpirer, &
fut bientôt frappé de nouvelles
plaies. Quand Rome n’eut plus
de royaumes à fubjuguer, elle
eut desrebelles à foumettre. Dif
férentes nations, imaginant une
grande félicité ou une grande
† ốTO L’A U TRE Čór É

gloire à fe féparer du corps de


l’empire, fe révoltèrent en Eu
rope, en Afie, en Afrique : tou
tes furent contenues. Ainfi, la
plupart des peuples, jadis atta
qués & défaits, alors aggreffeurs
& réprimés, continuèrent d’être
précipités de malheurs en mal
heurs : &, destableaux fuivants,
ceux qui repréfentent les mo
ments les plus célèbres des pre
miers empereurs, continueront
de t’offrir des fpe&acles tou
jours fanglants. Trois règnes,
celui de Titus, celui d’Antonin,
celui de Marc Aurèle, furent
trois beaux jours dans un hiver
rigoureux. - - ----
Ces
D E LA GA LE R 1 E. I 61

Ces temps, néanmoins, étoient


des temps de paix, eu égard aux
fiècles qui avoient précédé &
qui fuivirent. L’empire étoit
comme un corps bien conſtitué,
mais qui pourtant effuie quel
ques indifpofitions, & annonce
qu'il n'eſt pas loin de fon déclin.
Tandis que les Romains, d'a
bord pour s’accroître, enfuite
pour fe maintenir, & quelque
fois pour s’enrichir, tenoient la
terre en allarmes, abaiffoient ce
qui prétendoit s'élever, & péné
troient par-tout où l'éclat mon
troit de riches dépouilles; vers
le Nord, dans ces climats glacés
Partie I. L
ºr 6 2 L’A U T R E c ổr É
où la nature ne femble parvenir
qu’en expirant, s’élevoient & fe
multiplioient, au fein de la paix
& du filence, des nations qui de
voient un jour abbattre l’orgueil
des maîtres de l’univers. Trois
fiècles n’étoientpas encore écou
lés depuis la paix d'Auguſte, lorf.
que, du temps de Valérien, l'ef.
poir trompeur d’une vie plus
commode & plus heureufe ar
ma ces peuples groffiers. Les
voilà qui fortent de leurs repai
res, s’affemblent en tumulte ,
marchent en défordre, & mon
trent le chemin aux effroyables
multitudes qui fe fuivirent de
fiècle en fiècle.
v.
D E LA GAL ER I E. I 63
Ces ennemis étrangers furve
nant aux rébellions internes qui
déchiroient l’empire, ébranlè
rent le coloffe. Il réfifta pour
tant quelque temps au poids qui
l’entraînoit vers fa chûte; &, tan
tôt menaçant ruine, tantôt rele
vé, il fembloit quelquefois fur
le point de s’affermir de nou
VC2 l'I,

Entre les empereurs qui fuc


ceffivement fe fignalèrent contre
les Barbares, Probus contribua
le plus à foutenir la majeſté du
nom Romain. Vaillant , mais
encore plus humain, il déteſta
la guerre & la fit toujours. Re
Lij
z64 l’Avrr e córĖ
marques-tu, dans le tableau que
tu as fous les yeux, ce vieillard
chauve, fon air de candeur, fa
phyſionomie refpe&table, fa fim
plicité dans tout ce qui l’envi
ronne? C’eſt ce même Probus re
préfenté dans l’infant où, voyant
les ennemis de Rome abbaiffés,
plein de l’image de cette paix
générale qu’il defira toujours, il
difoit : Encore quelques jours, &C.
l'empire n'aura plus be/bia de/ol
dats. Paroles qui le rendoient
dignes de la vénération de toute
la terre, & qui le firent affaffi
ner. Les temps paffèrent, les
efforts de Barbares redoublèrent,
& le fang continua de couler.
DE LA GA L 2 R1E. 1 6ý
Cependant , les ennemis de
Rome s'aguerrirent, & fes défen
feurs dégénérèrent. Ce qui y
contribuale plus, fut le faſte qui,
multipliant les befoins, force le
citoyen à rapporter tout à fon
intérêt propre; l'ineptie de la
plupart des empereurs, qui jetta
dans les coeurs un engourdiffe
ment que peu d'années établif
fent, & que des fiècles entiers
ne peuvent diffiper; peut-être
auffi la laffitude des efprits; car
cette cupidité, cette ambition,
cette hauteur, difons mieux,
cette grandeur Romaine étoit
dans l’ordre des chofes un ef.
fort exceſſif, qui, comme une
L iij
*
1 66 L’AU T R e cór É

maladie épidemique parvenue à


fon plus haut point, doit nécef>
fairement tomber par dégrés.

Quoi qu’il en foit, un fiècle


& demi après leurs premières in
vaſions, les Barbares commen
cèrent à faire des progrès réels,
& à démembrer l’occident de
*
l’empire. Au milieu des trou
bles qui s’excitèrent alors, s’é
tablirent quelques royaumes qui
fubfiftent encore aujourd’hui :
C’eſt ainſi que ces tremblements
de terre, qui, en foulevant l’O
céan, fubmergent des régions
entières, font auffi naître de nou
velles ifles au milieu des flots.
·
DE LA GALERIE. 1 67
Voilà les Goths, qui, après
avoir traverfé les armes à la main
une partie de l’Afie & toute
l'Europe, s’établiffent en Eſpa
gne : les Anglois, peuples de la
Germanie, qui paffent dans la
grande Bretagne pour la fecou
rir, & l’envahiffent : les Francs,
autres Germains , qui viennent
délivrer la Gaule du joug des
Romains , & lui font fubir le
leur. Dans ces temps malheu
reux, Rome fubit elle-même le
fort qu’elle avoit fait éprouver
à tant d'autres villes; elle eſt pil
lée & faccagée à diverfes repriſes.
Mais les tableaux fuivants te
Liv
|-|

I 68 L’A U T R R cór#

préfentent, dans un point de vue


encore plus effrayant, des ré
gions dévaſtées, des campagnes
arrofées de fang, & des villes
en cendre. Ce font les exploits
d'Attila, & fes courfes rapides
dans la Macédoine, la Myfie,
la Thrace, l'Italie, & prefque par
toute la terre qu’il ravagea.Tant
d’horreurs, émanées en détail de
divers conquérants, en euffent
fait autant de héros : émanées
d’un feul, elles en firent un hom
me affreux. C’eſt ainfi que les
vertus guerrières fe montrent
telles qu’elles font, & devien
nent horribles quand elles fe
COIICCIltICITt. - -
|

D E LA GA L E R 1 E. I 69
Pendant les ravages d'Atti
7
la, quelques habitants d'Italie,
fuyant fa fureur, fe réfugient fur
le bord de la mer Adriatique.
Confidère dans ce tableau ces
hommes pâles, ces femmes éche
velées, ces enfants éplorés. Les
uns fe cachent entre les rochers;
les autres fe conftruiſent des re
traites fouterreines dans ces if
les défertes; quelques-uns mon
tent fur les hauteurs, & de toute
l’étendue de leur vue regardent
fi l'impitoyable conquérant,dont
|
le nom feul les fait frémir, ne
les pourfuit pas encore dans ces
plages fi peu faites pour fervir
d’habitation aux hommes. De
|
toute part, tes yeux n’apperçoi
17ø L’Avrr e cóT É

vent que défolation & frayeur:


bientôt pourtant, fur ces triftes
débris, va naître & s'élever la
fuperbe Venife.

Peu de temps après, le der


nier coup eſt porté à l’empire
d'Occident. Tyrannifé par fes
maîtres, déchiré par des factions,
affoibli par des pertes continuel
les, preffé enfin par une fatale
deftinée, il chancelle fous quel
ques empereurs, & tombe fous
Auguſtule. Rome & l'Italie, fuc
ceffivement en proie à deux bar
bares , font enfuite réunies à
l’empire d'Orient, dont bientôt
de nouveaux malheurs les dé-
tachèrent.
D E 14:gaterir. 17 r
Deux fiècles s’écoulèrent dans
ces cruelles viciffitudes, lorf
qu’un nouveau fléau, Mahomet,
s’éleva du côté de l’orient. On
ne le vit d’abord que comme un
fourbe digne de mépris; mais il
avoit une intelligence capable
des plus grandes chofes, & upe
audace qui le portoit aux plus
*
hautes entrepriſes. On recon
nut juſqu’où il pouvoit aller,
lorſqu’il ne fut plus temps de
s’oppofer à fes progrès. Il dé
vafta une partie de l'Orient; &,
fur ces débris, fonda le royau
me des Khalifes. Les peuples
qu’il foumit par la force des ar
mes, il fe les attacha par la fé
duction: &, plus funefte encore
172 L'Avr re côr ž
à l’humanité que tous ces hé
ros dont le pernicieux éclat
paffe avec eux, il fouilla le gen
re humain d’une tache qui pro
bablement ne s’effacera jamais.

En Occident, les infortunes


des Romains fe renouvellent.
Les Lombards défolent l’Italie:
les Maures s’établiffent en Ef
pagne, d’où ils menacent les
François : de nouveaux effaims
de Barbares font fur le point de
fe jetter fur les plus belles par
ties de l'Europe.

En ce temps, du fein de la
France, fortit un prince plein
de génie & de cette ardeur mi
DE LA GALERI É. 173
litaire qui, dans le calme, eût
amené la tempête ; mais qui,
trouvant l’orage formé, comme
un vent impétueux, le diffipa:
c’étoit Charlemagne. Dans ce
tableau, il réprime les Sarrafins;
dans cet autre, il fubjugue l'Al
lemagne; plus loin, il éteint en
Italie la domination des Lom
bards, fonde la puiſſance tem
porelle des Papes, & reçoit la
couronnedel’empired'Occident.

L’empire de Charlemagne ne
tarda pas à fe délabrer. Les par
tages des princes, & l'ambition
de quelques chefs, en détachent
des peuples entiers. Des empe
reurs foibles ou avares donnent
174 L’Avr R e cór É
ou vendent la liberté à d’autres.
Le refte obéit à des maîtres par
ticuliers : le fouverain garde à
peine le titre & l’ombre de l'au
torité.

Remarques-tu cette bataille ?


vois-tu cette nombreuſe armée
défaite par 1 5oo hommes ? C’eft
l'époque de la liberté du corps
Helvétique. Membres de l'Em
pire, mais écrafés par des tyrans,
les Suiffes fecouent le joug, &
fe forment un gouvernement
dont on ne peut trop admirer
la fageffe. Leur commerce ne
s'étend qu'au néceffaire: ils n’ont
de foldats que pour leur fûreté,
encore ne s’aguerriffent-ils que
DE LA GAL E R I E. 175
chez les autres nations: une paix
confiante règne dans la républi-
que. Sans convoitife, fans ja
loufie, fans ambition, la liberté
& le néceffaire leurfuffifent. C’eft
le peuple qui parle le moins de
philoſophie, & qui eſt le plus
philoſophe.

Tandis que le nouvel empire


d'Occident fe déchire, celui d’O.
rient s’éteint. Tu vois fortir du
fond de l’Afie le dernier effaim
de Barbares qui devoit fondre
fur l’Europe. Il s'avance: &, fem
blable à ces maffes énormes qui
acquièrent plus de force à pro
portion qu’elles fe précipitent
de loin, il accable Constantino
176 l’Avrr e cổrĖ. &c.
ple, & envahit l’empire d'Orient,
qu’il occupe encore aujourd'hui.
Tel eſt le tiffu défaftreux de
l’hiſtoire abrégée du genre hu
main : la foule des détails n’eſt
qu’une foule de malheurs moins
célèbres. La totalité des nations,
fur-tout des nations Européen
ne, eſt comme une maffe de vif.
argent, que l'impreſſion la plus
légère met en mouvement, que
le moindre choc divife & fub
divife, & dont le hafard réunit
les parties en millemanières dif
férentes. Qui trouvera le moyen
de les fixer?

Fin de la première Partie,


GIPHÀNTIÆ
SECONDE PARTIE;

A BABYLONE.

DCC. LX.
à.
w.
‘.
}fil)-
1l
w
.- nu .I.
T A B L E
DE S C H A P I T R E S.

S E C O N D E P A R T I E.

CHAPITRE I. Le Repas. Page r


CH. II. Les Pepins. I 6.
CH. III. Le vieil Amour. 2I
CH. IV. Les Greffes. 29
CH. V. La Volupté. 38
CH. VI. Jeuneſſe perpétuelle. 44
CH. VII. Les Démangeai/oas. 53
CH. VIII. Les Compen/ations. 67
CH. IX. Nil admirari. 72
CH. X. L’Arbre fanta/fique. 8 o
CH. XI. Les Prédić#ions. 89
CH. XII. Le ſyſtéme. IoI
T A B L E.

CH. XIII. Epitre aux Euro


péens. I 2 67
CH. XIV. Les Maximes. 14 r.
CH. XV. Les Thermomètres. 147
CH. XVI. Les Lentilles. I 5 5
CH. XVII. Chemin /ous
fé77'É. 164

GIPHAWTIE.
****

G I P H A V T I E.
s+ co n o r rar r; r.

CHAPITRE PREMIER.
L E R E P A s. ; :
Mon zèle m'a conduit plus
loin que je n’aurois cru, ajouta
te préfet; il eſt temps de penfer
à ce qui te concerne. L’air qu’on
refpire à Giphantie eſt vif &
chargé de corpufcules actifs; il
foutient tes forces; &, malgré
les fatigues que tu as effuyées
Partie II. A
2 LE R E F A s.
dans le défert, il ne te laiffe au
cun fentiment de laffitude. Cela
n’empêche pas que tu n'aies be
foin d’une nourriture plus foli
de. Je t'ai fait préparer un re
pas, & je veux te régaler à la
mode des efprits élémentaires.
Nous fortîmes de la galerie;
& le préfet me conduifit à une
grotte, dont l'architecture étoit
fi bifarre, que je n'ofe entre
prendre de la décrire. Pour tout
meuble, j’apperçus une table de
marbre, & un fiège de canne fur.
lequel le préfet me fit affeoir. ,

Tout ce que je voyois à Gi-.


LE R E P A s. 3.
phantie étoit extraordinaire; le
repas auquel on m’invita ne le.
fut pas moins. Trente falières.
remplies de fels de différentes.
couleurs occupoient une partie:
de la table, & formoient un cer.
cle, au milieu duquel on avoit
placé un fruit affez femblable à
nos melons. A côté, étoit une
caraffe pleine d’eau, autour dela
quelle d'autres falières formaient
un autre cercle. -

Cet appareil n’avoit rien de


tentant; jamais je ne me fentis
moins d’appétit. Cependant , !
pour ne pas manquer à un hôte
auquel je devois tant d'égards,
Aij
# L E R E P As.
je voulus goûter du fruit qu’il
m’offroit. De la terre, que la chy
miela plus rigoureufe dépouille
roit de la moindre parcelle étran
gère, auroit autant de goût. Je
me fis violence pour en avaler
quelques morceaux. Je bus un
verre d’eau : & je dis au préfet
que fûrement mes forces étoient
plus que fuffifamment réparées,
& que, s’il le jugeoit à propos,
nous continuerions de vifiter les
fingularités de Giphantie.

« Tu as eu la complaifance de
goûter du fruit & de la liqueur,
me dit-il; tu auras celle d’affai
fonner l'un & l'autre. Les pou
|- – v
L E R E P A s. ý
dres falines qui les environnent
ont peut-être plus de vertu que
tu ne penfes. Je t’invite à en
effayer.

A ces mots, je conſidérai plus


attentivement les falières; je vis
que chacune étoit étiquetée; &
je lus, fur celles qui environ
noient le fruit infipide, fel de
bécaffe, fel de caille, fel de ma
creufe, fel de truite, fel d’o
range, fel d'ananas, &c. Sur les
autres, je lus, sève concrete de
vin du Rhin, sève du Champa
gne, du Bourgogne, de Scuba
d'Irlande , d'huile de Vénus,
de crème des Barbades, &c.
A iij
6" L E * R E P A 3.

Ayant repris le fruit, fur une


petite tranche je répandis un
grain de l’une de ces matières
falines; &, l’ayant goûtée, je la
pris pour une aile d'ortolan. Je
regardai la falière qui m’avoit
fourni le fel; fon étiquette m’an
nonçoit cette faveur. Etonné de
ce phénomène , fur une autre
tranche je répandis du fel de
turbot, & je crus favourer l’un
des meilleurs turbots que la
Manche fourniffe. Je voulus faire
la même épreuve fur ma boif
fon aqueufe & peu attrayante;
felon le fel que j'y diffolvois, je
bus du vin de Beaune, de Nuis,
de Chambertin, &c, .*
LE R E P A s. 7
Seigneur préfet, dis-je à l’ef
prit élémentaire, vous m’avez
fait voir la Colomne, le Globe,
le Miroir, les Tableaux; j’ai ad
miré le mécaniſme de ces chef
d’oeuvre, & l'intelligence mer
veilleufe des efprits: mais en ce
moment, de l'admiration, je paffe
au defir. Seroit-il permis à rn
mortel d'entrer dans les mystè
res de la phyſique des eſprits ?
Puis-je apprendre de vous le fe
cret inappréciable de vos pou
dres falines ? '

Aujourd’hui plus que jamais,


continuai-je, les hommes (fur
tout les Babyloniens ) recher
A iv
8 LE R E P A s.

chent avec empreffement tout


ce qui peut flatter les fens; &
l’une des chofes dont l’émula
tion fe pique le plus , c’eſt
d’avoir une table délicatement
fervie. Jadis, leurs pères ne re
gardoient point un bon cuifinier
comme un homme divin. Les
plus ſimples préparations fuffi
foient à leurs aliments: ils n’ima
ginoient pas que rien pût l’em
porter fur les vins de leur pays;
& quelquefois leur bonhommie
en ufoit plus que de raifon. Les
Babyloniens modernes, dégoû
tés de cette fimplicité, & révol
tés de ces excès, ont pris une
autre méthode. Ils font devenus
L E R E P A s. 9

fobres, mais d’une fobriété fen


fuellę & ambitieufe, qui, par des
extraits & des mêlanges inouis,
fait perpétuellement naître de
nouvelles faveurs. Ils vont cher
cher, dans les dernières fibres des
animaux, la fubftance la plus pu
re; &, fous le nom d’effences,
ils renferment dans une petite -

fiole le produit de ce qui fuffi


roit à la ncurriture des plus nom
breufes familles. Les vins les
plus exquis n’ont pu fixer leur
goût; ils n’attachent leur eftime
qu’à ce qu’ils doivent à une vio
lence faite à l'ordre des produc
tions naturelles. Ils concentrent
ce que le vin a de plus aĉtif; ils
|
1. O L E R E P A s.

y joignent tout ce que l’Inde


leur envoie d'aromates: &, avec
de telles liqueurs, coulent dans
leurs veines des femences de feu
recueillies de toutes les contrées
du monde.

· Vous voyez, feigneur préfet,


(pourfuivis-je) qu’avec le fecret
de vos cryftallifations favoureu
fes , j’aurois de quoi fatisfaire
les palais les plus délicats, &
les bouches les plus curieufes
de la variété. Mais,ce quieft bien
plus important, ces extraits fa
lins, que les arts pernicieux du
cuifinier & du diftillateur n’au
roient point préparés, ces ex
L E R E P A s. Y f

traits, dis- je, ne ruineroient


point l’effomac en flattant le
goût; la fanté robufte renaîtroit
parmi nous; les tempéraments
primitifs fe rétabliroient peu à
peu ; & le genre humain repren
droit une nouvelle jeuneffe. A
tous égards, on pourroit être
gourmand avec impunité : &
c’eſt beaucoup faire, à l’égard
d'un vice qui ne fe peut plus
corriger. |

. Je ne fus point éconduit : en


moins d'une demi-heure, le pré
fet m’apprit toutes les fineffes
de l'art; & je décompoſe actuel
lement les faveurs, avec la mê
f2 L E R E F A s.

me facilité que Newton décom


pofoit les couleurs. De tant de
fruits qui fe perdent, de tant
de plantes de nul ufage, de l'her
be même des champs, en un
mot , d'un corps quelconque,
j’extrais toutes les parties favou
reufes qu’il contient; j’analyfe ces
parties; je les réduis à leurs par
celles primitives; &, les réunif
fant enfuite dans toutes les pro
portions imaginables, je forme
des poudres falines qui préfen
tent tel goût que l’on fouhaite
Je puis renfermer dans la plus
petite tabatière de quoi dreffer
à l'infant un repas complet, en
trées, hors-d’oeuvres, roti, en
L
LE R E P As. I3

tremets, defferts, vins, caffé,


liqueurs, & cela de telle qualité
que bon femblera. D’un feul &
unique morceau, fut-il exaćte
ment infipide, je tire à volonté
une aile de perdeau, une cuiffe
de beccaffine, une langue de
carpe, &c. D’une caraffe d’eau,
je fais couler le Pomar, l'Aï,
le Mufcat, & la Malvoiſie de
Candie, & le vin Grec de Chio,
& le Lacryma Chriſti du Vefuve,
& mille autres. -

– Mon fecret feroit déja publié:


mais tous les avantages ; qui y.
font attachés ne me raffurent
point contre une frayeur, qui,
I4 LE R E P As.

comme on va voir, n’eſt affuré


ment pas fans fondement. Je
crains que cette claffe de gens
fans ceffe occupés à ouvrir de
nouveaux canaux pour faire cou
ler à eux la fubftance du peu
ple, n’étendent leurs mains avi
des fur mon fel, & n’entrepren
nent de le diftribuer en le char
geant de quelques légers im
pôts. On fçait que ces légers
impôts vont toujours en s’appe
fantiffant, & finiffent par acca
bler; affez femblables à ces pe
lottes de neige, qui, roulant du
fommet des montagnes, & bien
tôt devenues des maffes énor
mes, déracinent les arbres, ren
LE R E P A s. I5
verfent les maifons, & défolent
les campagnes. Que cesmeſſieurs
donnent dans nos papiers publics
une affurance pofitive que ja
mais ils ne s’ingéreront dans l'ad
miniſtration de mes faveurs; le
lendemain, je publie mon fe
cret, je diſtribue mes poudres,
& je régale tout Babylone.

Je croisme connoître en mon


de : on verra que ces meſſieurs
garderont le filence, & moi mon
fel, & que je ne régalerai perº
fonne.
.
-

IỞ

C HAPIT R E II.
L E S P E P I N s.
Mos repas fini & ma leçon
prife, nous nous remîmes en
route. Profitons, dit mon hôte
élémentaire, profitons du cou
vert que nous offre cette longue
allée, & marchons vers le bof ~4

quet qui la termine. Chemin


faifant, je te donnerai quelques
éclairciffements fur ce qui me
refte à te faire voir. |-|

Adam venoit d’être chaffé du


paradis terreſtre, continua-t-il:
l'arbre fur lequel la pomme fa
tale
L E s P E P I N s. 17

tale avoit été cueillie, difparut;


l’innocence, la paix inaltérable,
les plaiſirs purs s’évanouirent;
& la Mort couvrit la terre de fon
voile funèbre. Témoins du cri
me d'Adam & de fa punition,
les eſprits élémentaires reflèrent
dans une confternation mêlée
d'étonnement & de frayeur.Tout
étoit dans un filence femblable
à ce calme effrayant qui, dans
une nuit fombre, fuccède aux
éclats de la foudre. º

Un des nôtres apperçut les


reſtes de la pomme fatale, s’en
faifit avec empreffement, & y
Partie II. B.
v
13 Les Pe P 1 N s.
• |- » • . .} -
trouva trois pepins : c’étoit trois
tréfors, -

L'arbre défendu,qui fit le mal


heur des hommes, devoit en fai=
re le bonheur. Il contenoit le
germe des fciences, des arts, des
plaifirs. Le peu que les hommes
en connoiffent n’eſt rien en com
paraifon de ce que cet arbre myf
térieux eût développé en leur fa
veur. Il devoit végéter, fleurir,
& donner des femences fans fin;
& la moindre de ces femences
eût été la fource de plus de
délices qu’il n’en exiſta jamais
parmi les enfants des hom
II) CS,

|
L e s PE # 1 N s. 19
Nous n’avions garde de né
gliger les trois pepins échap
pés à la perte totale que ve
noit de faire le genre humain:
ce n’étoit pas de quoi réparer
fon malheureux fort, mais c’é
toit de quoi l’adoucir. Dès que
nous fûmes de retour à Giphan
tie, ňous tînmes confeil fur ce
que nous pouvions faire en fa
veur de l’humanité fi terrible
ment déchue. La plupart pri
rent leur département dans les
éléments, pour les gouverner,
&, autant qu’il dépendroit d’eux,
en diriger les mouvements, con
formément aux befoins des hom
mes. Ceux qui reftèrent à Gi
Bij
:0 Las Pairiiä;
phantiè furent chargés de met;
tre en terre les trois pepins, &
de veiller foigneufemerit à ce
qui devoir en provenir. '
- 2 1:

gm=

C H A PI T R E III.
L E V I E I L A M O U R.
Tour en diſcourant , nous
entrâmes dans un boſquet affez
vafte, au milieu duquel j’apper
çus une étoile formée par des
arbriffeaux de la plus grande
beauté. De toutes leurs parties,
s’élançoient au loin des gerbes
de matière lumineufe, où fe pei
gnoient toutes les couleurs de
l’iris. Tel le foleil, regardé au
travers des rameaux d'un arbre
épais , , femble couronné de
rayons étincellants, où éclatent
les couleurs les plus vives & les
plus variées. *
B iij
A

22 LE VIEIL AMOUR.
Le premier pepin tiré de la
pomme fatale & confié à la ter
re, reprit le préfet de Giphan
tie, produifit un arbriffeau de la
nature de ceux que tu vois. Ses
:feuilles refſembloient à celles du
myrte. Ses fleurs pourpres, ta
chetées de blanc , s’élevoient
autour de leurs tiges en forme de
pyramides. Ses rameaux étoient
ferrés, & s’entrefaçoient les uns
dans les autres en mille maniè–
res différentes. C’étoit l’arbre le
plus beau qu’eut jamais produit
la nature : auffi étoit-il l’objet
de fes complaifances. Un doux
zéphyr, agitant mollement fes
feuilles, fembloit les animer; &
LE VIEIL AMovR. 23
jamais elles ne furent emportées
par le fouffle impétueux des
aquilons ; jamais le froid des hi
vers n’interrompit le cours de fa
fève; jamais les chaleurs brûlan
tes de l'été n’épuifèrent fes fucs:
un printemps éternel règnoit au
tour de lui, Cet arbre unique
étoit l’arbre d’Amour.

On fçait affez quelle influence


peuvent avoir fur nous les cor
pufcules étrangers dont l'air eft
chargé. Les uns accélèrent le
mouvement du fang, ou de ral
lentiffent; les autres appefantif
fent l'efprit, ou le dégagent &
l'élèvent; quelquefois ils égayent
B iv
24 LE VIEIL AM ovR.
l’imagination, & quelquefois ils
l’obſcurciffent & jettent dans les
fombres vapeurs de la mélanco
lie. Ceux qui s'exhaloient de l’ar
bre d'Amour, & fe répandoient
fur la furface de la terre, y por
tèrent les femences de la volupté
la plus féduifante. Jufqu’alors
les hommes,abandonnés à un inf;
tinct aveugle qui les portoit à la *

réproduction, partageoient cet


avantage, fi c’en eſt un, avec le
refte des animaux. Mais bientôt,
comme une fleur qui s’ouvre aux
premiers rayons du foleil, leurs
coeurs s’épanouirent aux premiers
traits de l’amour, & l’inftinct fit
place au fentiment. - :
|
*
Le viEIL AMOUR. 2;
Avec cette paffion, ils reçu
rent une feconde vie; la nature
leur parut changer de face; tout
devint intéreffant pour eux; tout
les attendriffoit, -

Les autres paffions difparu


rent, ou étoient, à l’égard de
celle-ci, comme les rivières font
à l’égard d’un fleuve dans leque
elles vont fe perdre. ·
^

Supérieur à tous les événe


ments, il aiguifoit les plaiſirs,
émouffoit les peines, & donnoit
de l’agrément aux chofes les plus
indifférentes. Il animoit les gra
ces de la jeuneffe, adouciſſoit
26 LE VIEIL AMOUR.
les infirmités de la vieilleffe, &
ne s’éteignoit qu’avec la vie.

Son pouvoir ne fe bornoit pas


à faire naître un attachement
tendre & inaltérable pour un ob
jet aimé ; il infpiroit encore cer
tain fentiment de douceur, qui
fe répandoit fur tous les hom
mes, & les uniffoit entre eux.
La fociété fut alors comme une
chaîne fans fin; chaque anneau
étoit compoſé de deux coeurs
unis par l’amour.

Le plaifir des autres ne faifoit


łe tourment de perfonne : la

fombre jaloufie n'avoit point


LE VIEIL AMOUR. 27
enveloppé le coeur humain ,
& l’envie n’y avoit point ver
fé fon poifon. L’union mul
tiplidit les délices : l’on n’étoit
pas tant heureux par fon propre
bonheur, que par celui des au
- tTCS. - - -,

Le genre humain étoit enco


re dans l’enfance, & les hom
mes ne connoiffoient point les
excès. L'adverſité ne les dépri
moit point juſqu’à les anéantir,
& la profpérité ne les enfloit
point juſqu’à les fairefortir d’eux
mêmes. Leurs befoins étoient
en petit nombre , les arts ne
les avoient point multipliés. L’af.
28 . Le viEIL AMosr.
freufe indigence ne parut point -
parmi eux, parce qu’ils ne con
nurent point l'opulence; chacun
avoit le néceffaire, parce que
perfonne n’avoit le fuperflu. Le
ridicule des rangs étoit ignoré:
on ne s'élevoit point avec info
lence, on ne rampoit point avec
indignité; nul n’étoit petit, par
ce que nul n’étoit grand. Tout
étoit dans l’ordre; & les hommes
furent autant heureux qu’il leur
eft donné de l’être. O nature! que
ne fais-tu luire encore à nos yeux
ces jours de paix, de concorde
& d’amour!
• ** * * * * vợ*
*---
C H A P I T R E IV.
L E S G R E F F E S.

L'orrie piquante & la ronce


fauvage multiplient & fe renou
vellent, pourfuivit l’eſprit élé
mentaire : l’arbre d’amour n’eut
point cet avantage. Ses fleurs
difparoiſſoient fans laiffer aucu
ne graine, & fes rejettons mis
en terre ne prenoient point ra
cine; ils mouroient, & la nature
en gémiſſoit.

Cependant cet arbre unique


menaçoit ruine ; fa fève aban
donnoit la plupart des branches,
3o Les G R E F F es.
& les feuilles flétries fe deffé
choient fur leurs rameaux.

Les efprits élémèntaires fen


tirent tout le prix du tréfor qui
étoit fur le point d’échapper aux
enfants des hommes , & trem
blèrent pour eux. Ils s’empref
fèrent donc à chercher le moyen
de fixer l'amour fur la terre, &
crurent l’avoir trouvé.

Ils prirent, fur l’arbre languif


fant & épuiſé, fes plus beaux
rejettons, & les greffèrent fur
différents autres arbres. Cette
précaution fauva l’amour, mais
en même temps le dénatura;
l
L. Es G R E F F es, 3ř
Nourris d’une fève étrangère, ces
rejettons & leurs émanations ne
tardèrent pas à dégénérer : telles
ces plantes externes, qui fub
fiftent dans vos jardins par les
foins affidus de celui qui les cul
tive , changent de nature, &
perdent prefque toutes leurs ver
tuS.

L’amour fubfifta donc parmi


les hommes; mais quel amour !
Il naiffoit du caprice, s’attachoit
fans choix, & s’évanouifſoit par
légèreté : il devint tel qu’il eft
encore aujourd'hui parmi vous.
Ce n’eſt plus ce lien commun
qui uniffoit le genre humain, &
32 L E s G R E F F E s.

le rendoit heureux; c’eſt au cons


traire une fource intariffable de
difcordes. Autrefois, il étoit plus
fort lui feul que toutes les au
tres paffions enfemble; il n’étoit
foumis qu’à la raifon : aujour
d'hui, la plus foible paffion l’em
porte fur lui; il n’y a que la rai
fon qu’il n’écoute point.

Difons mieux ; il n’eſt plus


d'amour: des phantômes ont pris
fa place, & reçoivent les hom
mages des hommes. L’un ne
trouve que dans les plus hauts
rangs des objets dignes de fes
voeux; il croit avoir de l’amour,
il n'a que de l’ambition. L’autre
fixe
Les G R E F F E s. 33
fixe fon coeur où la fortune étale
fes dons; il penfe que l'amour
le guide, c’eſt la foif des richef
fes. Un autre fuit les lieux où
la délicateffe du fentiment exige
des foins & des égards, & court
où une volupté aifée ne lui laiffe
pas même le temps de defirer.
Quel eſt le principe de fes em
preffements ? un goût dépravé
pour le plaifir. D'amour pur, fin
cère & fans mêlange, il n’en eft
plus; les greffes ont tout gâté.

A Babylone, l'amour dégéné


ré varia comme les modes, les
moeurs & toute autre chofe. Il
donna d’abord dans le romanef
Partie II. C
34 LEs G R E F H E s.

que : c’étoit au temps des bons


chevaliers. Tout n’étoit que feu,
tranſport, extafe. L’oeil d'une
belle étoit un foleil, le coeur
d’un amant un volcan, & le refte
à l’avenant.

Dans la fuite, on trouva que


tout cela fortoit un peu de la na
ture; on voulut s’en rapprocher.
On habilla l’amour en berger,
on lui donna un troupeau & une
mufette; & dès-lors il ne parla
plus que le langage des champs.
Au milieu de fa ville bruyante
& tumultueufe, un Babylonien
chantoit la fraîcheur des boca
ges, invitoit fa maîtreffe à y con
L E s G R E F F E s. 3;

duire fon troupeau, & s'offroit


à le garder des loups.

Les propos de bergerie épui


fés, on raffina fur le fentiment,
& l’efprit analyfa le coeur. Ja
mais l’amour ne s’étoit vu fi fub
til. Pour faire à une fille qu’on
aimoit un compliment un peu
paffable, il falloit être métaphy
ficien de la bonne force.

Les Babyloniens, las de pen


fer fi profondément, du haut de
cette fublime métaphyfique,tom
bèrent dans les propos libres, les
équivoques & les hiſtoriettes
luxurieufes. Leur conduite fe
C ij
36 Les G R E F F es.
conforma à peu près à leurs dif
cours ; & l’amour, après avoir
été preux chevalier, berger dou
cereux & fublime métaphyfi
cien, eft enfin devenu libertin.
Il ne tardera pas à être débau
ché, s’il ne l’eft déjà: après quoi
il ne lui reftera plus qu’à devenir
dévot; & c'eft où je l’attends.

Au furplus, les Babyloniens


fe flattent d'être le peuple le plus
refpeĉtueux envers les dames, &
fe vantent de tenir cela de leurs
ancêtres. A cet égard comme à
tout autre, il faut diftinguer deux
chofes à Babylone, l'apparence
& le fond. En apparence, point
Les G R E F f e s. 37
d’endroit où les femmes foient
plus honorées; dans lefond, point
d’endroit où l’on ait pour elles
moins de confidération. Au de
hors ce n’eſt qu'hommages, au
dedans ce n’eſt que mépris. Et
même un principe à Babylone,
c’eſt qu’on ne peut, dans une af
femblée, être trop refpestueux
pour le fexe, ni l'être trop peu
dans un tête-à-tête.

Sł #
: já
*:C#C#
7 :)R
*$

C iij
33

: C H A P I T R E V.
L A V O L U P T É. .
Nous fortimes du bofquet. Les
hommes, dis- je au préfet de
Giphantie, vous doivent beau
coup de leur avoir confervé l’a
mour, tout dégénéré qu'il est.
Si vous fçaviez quel vuide il y a
aujourd'hui chez eux! Leurs plai
firs font fi rares, que le moindre
de tous doit leur être infiniment
précieux. L’amour ne fait plus
leur bonheur; mais au moins les
amufe-t-il. Que feroit-on à Ba
bylone, fi cette paffion ne met
toit en jeu toutes ces ſtatues am
LA V o L v P T É, 39
bulantes que vous voyez s’em
preffer autour des femmes? On
foupire, on fe plaint, on de
mande, on preffe, on obtient,
on eft heureux ou dupe; ce qui
revient prefque toujours au mê
me : mais le temps paffe , &
c’eſt beaucoup pour les Baby
loniens,

» Au commencement, reprit
» l’efprit élémentaire, la Nature,
» toujours attentive au bien-être
» des hommes, produifit la Vo
» lupté. C'étoit une beauté fim
» ple & naïve, mais pleine de
» ces attraits qui caractérifent
» tout ce qui fort des mains de
Q iv
r
. -

40 LA V o L v P T É.
» cette mère commune de tous
» les êtres. La Nature lui donna
» une coupe d’or, & lui dit: Al
» lez parmi les hommes; puifez
» le plaifir dans mes ouvrages;
» préfentez-le fans diffinétion à
» tous les mortels; & défaltérez
» le genre humain, mais ne l’eni
* vrez pas.

» La Volupté parut donc fur la


» terre. Les hommes accoururent
» en foule; tous bûrent abon
» damment dans fa coupe; tous
» fe défaltéroient, aucun ne s’eni
» vroit. La Volupté fe faifoit de- *
» firer, fe préfentoit à propos,
s & toujours étoit reçue avec
,
|

*
LA V o L U P r É. 41
» empreſſement. Comme elle fe
» donnoit fans fe livrer, elle fut
» toujours chérie , & n’infpira
» jamais de dégoût. Les hom
» mes, qui n’étoient point éner
» vés par les excès, confervoient
» dans l'âge le plus avancé toute
» la fraîcheur de leurs organes;
» leur goût ne s’ufoit point; &
» la vieillefſe puifoit encore dans
» la coupe de la Volupté.
|

» Il eſt un rival de la Nature,


» qu’on appelle l'Art. Sans ceffe
» occupé à fe rendre utile ou
» agréable à la fociété, il tâche
» de fuppléer à ce que la Nature
» ne peut ou ne veut pas faire
y

.
42 LA V o L v P T É.

» pour les hommes. Il reprend


» les ouvrages qu’elle produit,
» les retouche, quelquefois les
» embellit, fouvent les mafque
» & les dégrade. -

» L’Art ne manqua pas de por


sº ter fes vues fur la conduite de
» la Volupté, & de rafiner fur
» tout ce qu’elle offroit aux hom
» mes. Il ne pouvoit fouffrir
» d'intervalle entre les plaifirs, &
» vouloit qu’ils fe fuccédaffent
» fans fin. Il fit des recherches
» dans toutes les contrées du
» monde, réunit tous les objets
» de la fenfualité, & multiplia
» en mille manières les délices
LA Vol v P T É. 43
» des fens. Les hommes, envi
» ronnés de tant d'objets flat
» teurs, fe crurent heureux, &
» dirent, dans leur ivreffe : Jans
» l’Art. lz Wature n'effrien. Mais
» bientôt leurs fens furent raffa
» fiés; la fatiété les conduifit au
» dégoût; & le dégoût les rendit
» ineptes à tout genre de plaifir,
» Ni l’Art ni la Nature ne furent
» plus capables de les affecter à
» certain dégré. Depuis cetemps,
» à peine peuvent-ils s’amufer,
» fe diffiper, fe distraire: la Vo
» lupté n’eſt plus faite poureux «.


44
smìmme
ºmnis

C H A P I T R E VI.
JEUNESSE PERPÉTUELLE.
Il n'est point d’endroit, pour
fuivit l’eſprit élémentaire , où
ces diffipations, imaginées pour
remplacer la volupté pure, foient
plus néceffaires qu’à Babylone;
auffi n’est-il point d’endroit où
elles foient plus fréquentes.

On fçait que les Babyloniens


ne font guère faits pour penfer;
&, pour caufe, on ne fe foucie
pas qu’ils penfent. Une fage po
litique s’eſt toujourspropofé d'oc
cuper le plus de monde qu’il eft
poſſible, & d’amufer le reſte.
JEUNEsse PERPÉTUELLE. 45
#
C’eſt pour ces derniers qu’on
encourage les arts d’agrément,
qu’on entretient à grands frais
de vaftes promenades, qu’on ou
vre des fpectacles de tout gen
re, & qu’on tolère tant d’établif
fements, où le jeu, le vin & le
libertinage fervent de pâture
à ces hommes défoeuvrés qui,
fans ces diftraċtions, ne manque
roient pas de jetter le trouble
dans la fociété.

Ces diffipations variées rem


pliffent tous les moments de la
vie, à tel point, qu’il n’en refte
pas un où l’on puiffe fe recueil
lir & compter les années qui s'é
4ố JevnessE PERPÉTUELLz.
coulent infenfiblement. On dé
cline , on tombe en décadence,
on fetrouveaccablé fous le poids
des années ; & l’on n’y a pas
penfé.

Difons mieux : Il n’eſt point


de vieilleffe à Babylone pour les
hommes de cette claffe : une
jeuneffe perpétuelle forme le
tiffu de leur vie; on a toujours
les mêmes agitations dans le
coeur, le même engourdiffement
dans l’ame, le même vuide dans
l'efprit. Des jeunes gens de vingt
cinq , & de foixante ans, vont
d’un pas égal au même but. Les
defirs, les empreſſements , les
| JEvNesse perpétvetle. 47
faillies, le défordre, font les mê
mes. Tout en s’oubliant, on va
toujours; & la mort feule eſt ca
pable d’arrêter le cours de cette
jeuneffe décrépite.

Une chofe fingulière, c’eſt que


l’autre jour un de ces jeunes vieil
lards s’avifa de faire des ré
flexions : » Dès qu’on eſt par
» venu, comme moi, à certain
» âge, difoit-il, on ne vit plus
» complettement, on meurt en
» détail, & l’on doit fucceſſive
» ment renoncer à tout ce que
» notre état ne comporte plus.
» Il eſt des chofes qui ne con
» viennent à perfonne , qu’on
48 JEUNEsse PERPÉTUELLE.
» paffe pourtant à la jeuneffe ;
» mais qui rendent un vieillard
» ridicule. Qu'ai-je affaire main
» tenant de ces meubles recher
» chés, de ces équipages bril
» lants, de cette table fervie
» avec tant de profufion ? Suis
» je excufable de garder cette
» maîtreffe, dont le luxe ne man
» quera pas d'achever ma ruine?
» Me fied-il de paroître encore
» dans ces lieux où le liberti
» nage emporte une jeuneffein
» confidérée ? Je me dégagerai
» du monde auquel je ne fuis
» plus propre, & j’embrafferai
» cette vie tranquille & retirée
» à laquelle invite le déclin de
l'âge.
***, .
|

JevNEsse PERPÉTUELLE. 49
» Ce que je retrancherai de mes
-
» dépenfes , je le mettrai aux
» mains de ce neveu, qui entre
» dans le monde, & devroit y
» entrer avec un certain éclat.
» Puifque je meurs en détail, il
» doit auffi hériter en détail cs.
2 - -i-, . : · º --

to Ce parti pris & bien pris, un


de fes amis, le vient voir, le
atrouve penfif, l'interroge, & ap
prendfes réfolutions. »Eh quoi!
!» lui: dit-il, tu n’as pas encore
-saffez d'eſprit pour réfifter à la
» raifon? Elle frappe, elle eſt fur
» le point d’entrer ! Qu’en veux
» tu faire? Elle peut être utile
» chez un jeune homme, en met
Partie II. D
yo Jevnessx. PERPÉTUELLE.
» tant un frein à la fougue des
» paffions; elle ne peut être que
» funefte chez un vieillard, en
º achevant d’éteindre le peu de
» goût qui lui refte pour les plai
» firs. Qu’il fera beau voir les
» Morales de Plutarque, les Ef
» fais de Nicole, & les Penfées
» de Pafcal, fe loger dans ton
» cerveau, & fe placer à côté
» des Journées de Bocace, des
» Contes de La Fontaine, & des
» Epigrammes, de Rouffeau -!
» Crois-moi: la raifon n’eſt bon
» ne que pour ceux qui la cul
» tivent de longue main ; des
» têtes faites comme les nôtres
» ne fçauroient s’en accommo
JEUNESSE PERPÉTUELLE. 5 I
ºs der. Nos maximes & les fien
» nes fe choqueroient avec trop
sº de violence; &, au lieu de ré
sº gler tout, elle jetteroit tout
» dans le défordre & la confu
» fion. -

» Mais, reprit notre nouveau


*
sº converti, fçais-tu que tu fais
» là de l’éloquence, & de la
» plus rare ? Jamais on n’em
» ploya tant de raifon, pour
» prouver qu’il faut déraifonner.
» Partons , cher marquis : un
» fouper libre nous attend chez
» la ***, où cette nymphe,
» que tu connois, achèvera de
» me perfuader : de-là , nous
Dij
y 2 Jevnesse PERPÉTUELLE:
» irons au bal. A demain , lė
3Ɔ Champagne chez ta parente la
» comteffe, & lelanfquenet chez
» notre ami le préſident «.

#
4 ::::
: : : : :.
*: # # # ex ' ,
*:};:ğx
;/ 4 . # |

4- 5 :

«… - , : * * --
* - ,
53

C H A P I T R E vII.
LES D É MANGE A IsoNs.
Nous marchions au Midi. De
ce côté-là, Giphantie fetermine
en pointe, & forme un petit pro
montoire, d’où la vue s'étend
affez loin. Ce promontoire eft
tout couvert d’une plante, dont
les rameaux defcendent & ram
pent de tous côtés. C’eſt la pro
duction du fecond pepin. Cette
plante ne porte jamais, ni feuil
les, ni fleurs, ni fruits: elle eft
formée d'un nombre infini de
filets très-minces , qui fortent
les uns des autres.
- D iij
54 Les DÉMANGEAIsoNs.
Confidère attentivement ces
filets, me dit le préfet. Vois-tu,
à leur extrémité ,,de petits corps
ün peu allongés, qui fe remuent
affez vivement ? Ce font des ver
miffeaux qui naiffent de cette
plante; foit que la végétation,
portée au-delà de fes bornes or
dinaires, les produife; foit qu’il
furvienne, à l’extrémité des filets,
une forte de corruption qui les
engendre. Dans la fuite , ces
vermiffeaux s’amaigriffent au
point qu’ils deviennent imper
ceptibles: mais, en même temps,
il leur naît des aîles; &, deve
nus moucherons , ils s’envo
lent & fe difperfent fur la terre.
Les DÉMANGEAisons. 5 ;
Là, ces moucherons inviſibles
s’attachent aux hommes, & ne
ceffent de les piquer d’un ai
guillon dont la nature les a pour
VUIS.
|

Et comme la tarentule, avec


le poifon qu’elle dépoſe dans la
plaie qu’elle a faite, infpire un
defir immodéré de s’agiter, de
fauter, de danfer; de même ces
petits infectes caufent, fuivant
leurs différentes eſpèces, diffé
rentes démangeaifons : telle eft
la démangeaifon de parler, la
démangeaifon d’écrire , la dé
mangeaifon de fçavoir , la dé
mangeaifon de briller , la dé
D iv
5 6 les DÉMANGEAisons.
mangeaifon d'être connu, &
cent autres. De-là, tous les mou
vements que fe donnent les hom
mes, tous les efforts qu’ils font,
toutes les paſſions qui les agi
tCÍlt.

La fenfation qu’ils éprouvent


dans ces circonfiances eſt fi ma
nifeſtement telle que nous le di
fons, que, quand on apperçoit
quelqu’un dans une agitation ex
traordinaire d’efprit ou de corps,
on ne manque point de deman
der quelle mouche le pique? Sans
qu’on en puiffe rien voir, on
fent que le principe de tant de
mouvementseftune piquure:fou
*
Les DÉMANGEAIsoNs. 57
vent on l'a éprouvé foi-même,
& l’on fçait à quoi s’en tenir.

Les hommes, une fois atteints


de ces piquures inquiétantes, ne
prennent plus de repos. Celui
qui eſtattaqué, par exemple, de
la démangeaifon de parler, va
fans fin difcourant avec tout
le genre humain, redreffant ceux
qui n’en ont aucun befoin, inf--
truifant ceux qui en fçavent plus
que lui. Son vifage s’épanouit,
s’allonge, fe contraćte à volon
| té : il rit avec ceux qui rient ,
pleure avec ceux qui pleurent;
& ne prend part, ni aux cha
grins de ceux-ci, ni à la joie de
58 LES DÉMANGEAisons.
ceux-là. Si par hafard il vous
laiffe jour à dire quelque chofe,
parlez rapidement & ne vous
arrêtez point; car, à l’infant, il
reprendroit, & ne s’expoferoit
plus à laiffer le moindre vuide.
Jamais il ne prête fon attention
à perfonne; &, lors même qu’il
femble fe taire, il parle encore
à voix baffe & en lui-même. Il
ne méprife rien tant que ces
animaux taciturnes, qui écou
tent peu & parlentencore moins;
& il ne trouve point d’hom
mes plus dignes d’envie que ceux
qui ont le talent de fe faire un
cercle d’admirateurs , d’élever
la voix au milieu d’eux, & de
Les DÉMANGEAIsoNs. 5 9
dire des riens fans ceffe ap
plaudis.
Quelquefois la démangeaifon
de parler fe change en déman
geaifon d'écrire : ce qui revient
au même ; car, écrire, c’eſt par
ler à toute la terre. Alors ces
flots de paroles, qui couloient de
la bouche, changent de route,
& coulent de la plume.... Que
de babillards dans ces bibliothè
ques filentieufes! Oh ! que ceux
qui ont des oreilles & parcou
rent ces immenfes collections ,
doivent être étourdis de tout ce
qu’ils entendent ! Ce font de
grandes foires, où chaque au
:
6 o Les DÉMANGEAisons.
teur vante de fon mieux fa mar
4
chandife, & n'épargne rien pour
avoir du débit. Venez, dit un an
cien, venez chez nous apprendre
à pratiquer la vertu & à devenir
heureux; remontez & puifez à
ces fources pures, dont la cor
ruption des hommes infećta les
ruiffeaux. Venez plutôt à nous,
s'écrie un moderne : le temps
& l’obſervation nous ont ouvert
les yeux; nous voyons les cho
fes, & ne demandons qu’à vous
les faire voir. N’en croyez rien,
dit un romancier, & ne cher
chez point ici de vérités; elles
font encore au fond du puits de
Démocrite. Pour de l’amufe
Les DÉMANGEAisons. 6'r

ment, je m'offre des premiers


à vous en procurer. Venez lire
chez moi les faits & geftes du
duc de ***, le modèle de la
cour; il n’a jamais entrepris une
fille qu’il ne l’ait féduite; il a
troublé plus de cinquante mé
nages, conferné plus de vingt
familles, & jetté des villes en
tières dans le déréglement : com
me on voit, ce devoit être un
des hommes les plus accomplis
de ce fiècle. J'ai à vous offrir des
chofes plus intéreſfantes que tout
cela, dit un verfificateur: j’ai les
plus jolies odes & les plus bel
les chanfons du monde, de pe
tits, vers tendres, des Bouquets
62 LES DÉMANGEAisons.

pour Iris, & un recueil complet


de tous les énigmes & logogry
phes qui depuis dix ans ont
épuifé la fagacité des plus fortes
têtes de Babylone. Laiffez - là
ces bagatelles, dit un poëte tra
gique, & venez à moi : je manie
les paffions à mon gré; je veux
vous arracher des pleurs, je veux
vous tranſporter hors de vous
même, je veux vous faire dref.
fer les cheveux à la tête. Cela -

eftfort gracieux, fans doute, re


prend un auteur comique: mais
je crois qu’il vaut mieux s’adref
fer à moi, qui vous ferai rire de
tous les autres & de vous-même.
Ils me font pitié tous tant qu’ils
|
LEs DÉMANGEAIsons. 63
font, interrompt un mifanthro
pe: brûlez-moi tous ces livres-là
& le mien auffi; & qu’il ne foit
plus parlé de littérature, d’arts,
de fciences & autres mifères
femblables; car, c’eſt moi qui
vous le dis, tant que vous au-
rez de la raifon , vous n’aurez
ni fageffe, ni conduite, ni bon
heur.
- -

Je ne dis rien de la déman


geaifon de fçavoir, qui devroit
toujours précéder celle d’écrire,
& qui pour l'ordinaire ne la fuit
que d'affez loin, & fouvent ne
vient jamais. ,
- -
64 Les DÉMANGEAisons.
A Babylone, la démangeaifon
de fe fingularifer eft comme une
maladie épidémique. On fçait
affez en quoi les Babyloniens fe
reffemblent ; mais on ne fini
roit d’un fiècle, fi l’on vouloit
dire en quoi ils diffèrent. Cha
cun fe diftingue par quelque trait
fingulier. De-là vient la mode
des portraits, & la facilité d’en
faire. Faites-les d’imagination;
vous êtes fûr qu’ils trouveront
leur reffemblance: faites-les d’a
près nature, jamais vous ne man
querez d'originaux. Il en eftpour
la chaire , à l’uſage des orateurs
qui manquent d’onĉtion ; il en
eft pour le théâtre, à l’uſage des
poëtes
LĘs DÉMANGEAisons. ốr;,
poëtes qui manquent de génie;
il en eſt pour les écrits de tout
genre, à l'ufage des auteurs qui
manquent d'idées.

L’inquiétude la plus forte que


ces infestes produifent, eſt la
démangeaifon d'être connu. Tu
ne fçaurois croire quels efforts
font tous les hommes piqués de
cet aiguillon. Je dis tous les
hommes; car, qui n'a pas des
fan montre fon travail, le joueur
fes calculs, le poëte fes images 3
l’orateur fes grands traits, le
fçavant fes découvertes, le gé
néral d'armée fes campagnes, le
Partie II. -
đó Les DÉMANGEAisons.
ministre fes fyftêmes. Et tel qui
connoît tout le néant de cette
chimère, en contemple encore
les attraits & foupire : C’eftainfi
qu’un amant, le coeur tout en
défordre , s’efforce de quitter
une maîtreffe infidelle , dont il
ne peut fe détacher. Que de
vues, de réflexions , d’efforts
d’imagination, pour percer &
faire parler de foi! que de cho
fes effayées & abandonnées! que
d’eſpoirs, de craintes, de fou
cis! que de folies dans tous les
genres ! *

***
67
= –a. - - =a

C H A P I T R E VIII.

1. Es co MPENSATIO Ns.
Vous me dites là des chofes
très-fingulières, repris-je. Mais
je ne conçois pas pourquoi les
efprits élémentaires élèvent &
cultivent cette plante avec tant
de foin. Eux, qui nous veulent
tant de bien, ne nous en font
guère à cet égard. Voir les hom
mes, aiguillonnés au vif, s’agiter
comme des fous, & perdre tête
pour des chimères, c’eſt une
chofe digne de pitié, felon moi;
mais peut-être eft-ce un amufe
E ij
678 Les CoMPENSATIoNs.

ment pour nofſeigneurs les fe


prits élémentaires.

Comme bien d'autres, repli


qua le préfet, tu juges & ne vois
les chofes que par une face. Les
démangeaifons ont bien quel
ques inconvénients ; mais ce
n’eſt rien en comparaiſon de
leurs avantages. Sans la déman
geaifon de parler & d’écrire ;
connoîtriez-vous l’éloquence ?
Les fciences fe feroient-elles
tranfinifes & accrues de géné
ration en génération? Ne feriez
vous pas comme autant d’enfants
mal élevés, fans idées, fans con
neiffances, fans principes? Si ce
4
*
Les CoMPENsArrons. 69
n’étoit la démangeaifon d’être
connu, qui fe chargeroit de vous
amufer, de vous inftruire , de
vous être utile par les décou
vertes les plus intéreffantes ?
Sans la démangeaifon de domi
ner, qui s’emprefera de débrouil
ler le chaos de vos loix, d’écou
ter & de juger vos querelles,
de veiller au bon ordre ? Sans
la démangeaifon de briller, dans
quel royaume la politique trou
veroit-elle le débit de ces ref
pestables colifichets, dont elle
décore ceux qu’elle veut diffin
guer ? Cependant, ce genre de
riens doit, pour le biën d’un état,
s’acquérir au prix même du fang,
Eiij
|
7o Les CoMPÉNSATION.s.
Grace à nos moucherons, il fe
trouve des fous qui facrifient tout
pours'en pourvoir,& d’autresfous
qui les regardentavecvénération.

Otez nos infećtes, les hom


mes ftupides demeurent rangés
à côté les uns des autres, com
me autant de ftatues; lâchez nos
infećtes, ces ftatues fe raniment
& fourmillent de toute part. L’un
chante, l'autre danfe, celui-ci
fit fes vers & entre en extafe,
celui-là l’écoute & s’ennuie: voi
là le chymifte à fes fourneaux,
le fpéculateur dans fon cabinet,.
le commerçant en mer : l'aſtro
nome découvre un nouveau fa
*
LEs CoMPÈNsArrons. 7z
tellite, le médecin un nouveau
remède, le militaire une nou
velle manoeuvre : voilà des hom
mes, enfin. Et tout cela, on le
doit à cette plante & à nos foins.

De grace, dis-je au préfet;


éloignons-nous de cette plante
admirable; je crains plus que je
ne puis dire le voiſinage de ces
volatilles. J’aime fort à leurvoir
occaſionner tant de biens; mais
je redoute encore plus les in
quiétudes qui en procèdent.
hçe
72
|

C H A P I T R E IX.
N I L A D M I R A R I.
Use fi grande timidité, reprit
le préfet, me furprend. Dis-moi,
je te prie, quelle idée te formes
tu de ce qu’on nomme gran
deurs, dignités, premiers rangs
de la fociété?
Je fuis en ce monde, répon
dis-je, comme un voyageur qui
paffe & regarde curieufement
les objets; mais qui n’en defire
aucun, parce qu'il ne fait que
paffer. Au furplus, fi l'on efti
me les chofes felon la mefure
WIL A D M I R A R 1. 73
de bonheur qu’elles procurent,
je ne penfe pas qu’on doive faire
grand cas des places les plus fu
blimes; car, je vois qu’elles ne
font la félicité de perfonne, &
qu’elles font le malheur de beau
coup de gens.
:
Et les richeffes, ajoutale pré
v.
fet ?
-

Le plaifir, pourfuivis-je, eft


comme une denrée fort rare ,
dont cependant chacun veut fai
re emplette. Du nombre de ceux
qui réuffiffent à s’en pourvoir,
les riches l’achètent fort cher,
les autres l'ont à bon compte :
74 WI L A D M I RARI:
autant vaut être de ceux-ci que
de ceux-là. Si peu qu’il exiſte
de plaifirs, il en eft pour le der
nier dégré, tout autant que pour
le premier.

Et l’efprit, le génie, les ta


lents, continua-t-il ?

La moitié du monde, repli


quai-je, cherche à amufer l'au
tre. La première claffe eſt for
mée de gens à talents. Ce font
des hommes dont la nature mon
ta le cerveau un peu plus haut
qu’à l’ordinaire. Ils font fans
ceffe occupés à plaire : s’ils ne
réuffiffent pas, ils en conçoivent
WIL A D M I RARI. 75
un chagrin qui les confume; s’ils
réuffiffent, ce n’eſt jamais com
plettement, & une feule criti
que leur caufe plus de peines
que tous les éloges enfemble
ne leur donnent de plaifir. Il eft
donc plus avantageux d’être de
la feconde claffe , c’eſt-à-dire,
du nombre de ceux qui s’amu
fent des autres.

A ce que je vois, dit le pré


fet, l'afpe&t des grands & de la
pompe qui les environne , de
l’homme de lettres & de toute
l'étendue de fon génie, du riche
& de l'immenfité de fes poſſef
fions ; cet afpe&t, dis- je, ne
76 AVI L A D M I RA R 1.
te porte pas infiniment à la
tête.

Oh! je vous avoue, repliquai


je, que jamais homme ne fut
moins ébloui de tout cela, que
moi. Un certain fens-froid m’en
veloppe exactement, & me pré
ferve de toute impreſſion vive.
Je vois du même oeil l’ignorant ·
qui ne fçait rien, & le fçavant
'qui fçait tout, excepté la vérité;
le protecteur qui plane, quoi
qu’il fente fon foible; & le pro
tégé qui rampe, quoiqu’il fente
fa fupériorité; le payfan qui fe
dégoûte de la fimplicité de fes
aliments , & le riche fenfuel
ÄVI L A D M IR AR 1. 77
qui, au milieu de trente mets
délicats, trouve à peine de quoi
dîner; la ducheffe qui fe charge
de pierreries, & la bergère qui
fe pare de fleurs; la vanité qui
s'épanouit dans les-cabanes com
me dans les palais, & donne la
main au petit comme au grand;
l’ennui qui s’affied fur le trô
ne à côté des rois, ou qui fuit
le philoſophe dans la folitude.
Tous les rôles à mon fens fe
valent bien; mais je ne me fou
cie pas d'en jouer aucun. Mon
defir feroit d'obſerver tout & de
ne m’occuper de rien. Voilà
pourquoi je craignois le voifi
nage de ces moucherons inquié,
tantS . . . . .
~

78 WIL A D M IR A R 1.
Et voilà préciſément pour
quoi tu n’en avois rien à crain
dre, interrompit le préfet. Tu
n’admires rien; il fuffit: ces mou
cherons ne peuvent avoir prife
fur toi. La přemière impreſſion
qu’ils doivent faire eft une im
preſſion d’étonnement & d'ad
miration; s’ils ne la font pas,
leur coup eſt manqué. Mais,
dès que l'admiration s’eft intro
duite, elle eſt bientôt ſuivie par
la foule des paffions. Car, dans
l’objet qui étonne, on imagine
un grand bien ou un grand mal.
De-là, l'amour ou l’averſion, &
tout ce qui les accompagne; le
defir inquiet, dont l’oeil ne fe
WIL A D M I RARI. 79
ferma jamais; la joie, qui em
braffe fon objet & le dévore; la
trifteffe qui, de loin & la larme
aux yeux, contemple & appelle
le fien; la confiance, qui va tête
levée & fouvent fe précipite; le
défefpoir, que précède la crainte
& que fuit la fureur, & mille au
tres. Si tu veux refter à couvert
de leurs attaques, garde copf
tamment ton fens-froid, & ne
pers jamais de vue le grand prin
cipe, Wil admirari.


80

C H A P I T R E x.
L’ARBRE FANTASTIQUE.
APR és avoir marché quelque
temps fur les bords d'un ruiſſeau,
nous entrâmes dans une belle
& vafte prairie. Elle étoit émail
lée de mille fortes de fleurs, dont
les couleurs variées fe confon
doient dans le lointain, & for
moient des tapis éclatants, tels
que l'art n’en a jamais tiffu.
Cette prairie eſt terminée par
une pièce de roche, comme par
un mur. Un arbre s’y étendoit
en efpalier, & ne s’élevoit guère
qu'à hauteur d'homme, mais fe
prolongeoit
L’ARBRE FANTASTIQUE. 8 †
prolongeoit à droite & à gauche
fur toute la longueur de la ro
che, c’eſt-à-dire, plus de trois
cents pas. Ses feuilles étoient
très-minces & très-étroites, mais
en fi grande quantité, qu’il n’é
toit pas poſſible d'appercevoir
la moindre partie, ni du tronc,
ni des branches, ni de la furface
du rocher qu’elles occupoient.

· Tu vois, dit le préfet, la pro


du&tion du troiſième & dernier
pepin; nous lui donnons le nom
d’Arbre fantaſtique.

C’eſt de cet arbre précieux


gue tirent leur origine les in
Partie II. F
3 2 L’ARBRE FANTASTIQUE.
ventions, les découvertes, les
arts, les fciences; & cela par
une mécanique qui va t’éton
Il CT,

Tufçais queles nerfsdesfeuilles


d’un arbre s'arrangent uniformé
ment furchacune d’entre elles; en
voir une, c’eſt voir toutes les au
tres.Ici,cetteuniformitén’apoint
lieu; chaque feuille a fes nerfsar
rangés à fa manière : il n’y en a
pas deux fur l'Arbre fantaſtique
qui fe reffemblent. Mais , ce
qu’il y a d'admirable, c’eſt que,
fur chaque feuille, les nervures
s’arrangent fymmétriquement, &
repréfentent diftinctement mille
L’ARBRE FANTAsrigve. 83
fortes d'objets; tantôt une co
lomnade , un obélifque, une
décoration ; tantôt des instru
ments d’arts & de métiers; ici,
des figures de géométrie , des
problêmes d'algèbre, des fyfê
mes aftronomiques; là, des ma
chines de phyſique, des instru
ments de chymie, des plans d’ou
vrage dans tous les genres, vers,
profe , difcours, hiſtoire , ro
mans, chanfons, fadaifes & au
tICS,

Ces feuilles ne fe fanent point.


Dès qu’elles font parvenues à
leur perfection, peu à peu elles
s’aminciffent prodigieufement ;
Fij
84, L’ARBRE FANTASTIQUE»
& fe plient & replient mille fois.
fur: elles-mêmes. En cet état,
elles font fi légères, que le vent,
les emporte; & fi petites, qu’el
les peuvent entrer par les pores,
de la peau. Une fois admifes
dans le fang, elles circulent avec
les humeurs, & pour l’ordinaire,
s’arrêtent dans le cerveau , où
elles caufent une maladie fingu
lière, dont voici la marche.

Lorſqu’une de ces feuilles


s’eft fixée dans le cerveau, elle
s'imbibe, fe dilate, fe déploie,
redevient telle qu’elle étoit fur
l’Arbre fantaſtique, & préfente
à l'ame les images dont elle eft
|
· L’Arbre FANTASTIQUE. 8.y
ehargée. Pendant ces dévelop
pements, le malade a l'oeil fixe,
& l’air rêveur. Il femble voir &
écouter ce qui fe paffe autour
de lui, mais il s’occupe de toute
autre chofe. Il fe promène quel
quefois à grand pas, & quelque
fois il refte immobile. Il fe frotte
le front, frappe du pied, fe bat
des flancs, fe ronge les ongles.
Ceux qui ont vu un géomètre
qui touche à la folution d’un
problême, un phyſicien qui ap
perçoit les premières lueurs d'u
ne explication phyſique, un poë
te qui échaffaude úne pièce, ont
dů obſerver ces fymptômes. »
*** ; seo . F iijºº Ä
78{ L’ARBRE F4nrasngusä’
Cet état vi_glenç Procède des
lefi'ôfià que fait-rame , pour difi
:çemc; çç qui 'fç. trouve ' .trsacé
’ fur La feuille; ôçildum plus ou
moins, ielon gué cette feuille
tarde plus au moins à {6- dé.—
-pleçr, &s à fç préfenter ç9ms.
mndémmn »- ' ..

Le déclin dfl là mal—adis as’an=


mohcc par *d€"légèrés émana—
:tiOns du cerveau, telles que
quelques idéeS-{ubiœmem Cm?—
»çues, quelquç'fiynes iflttïécs en
A coqmnt fur lç'papà‘er, quelque
‘ ;:plan tracé à la- hâte. L’ame
commence à;difccrner les ob—'
jets, 6€ à contempler ‘a fon
L'ARBRE FANTASTIQUE. 87
aife la feuille fantaſtique.

Ces derniers fymptômes an


noncent une crife prochaine, &
qui ne tarde pas à fe déclarer
par une évacuation générale de
tout ce qui s’eft tranfmis au cer
veau. Alors les vers coulent,
les difficultés s’éclairciffent, les
problêmes fe réfolvent, les phé
nomènes s’expliquent, les dif
fertations fe multiplient , les
chapitres s’entaffent ; le tout
prend la forme d’un livre, &
le malade eft guéri. De tous
les accidents qui lui affligeoient
le cerveau, il ne lui reſte qu’u
F iv.
38 L’ARBRE FANTAsrigv#.
ne affestion démefurée pour
ce qu’il vient d’enfanter avec
tant de peine. º 2 --
- - - - |- i > * ", -*

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89
z *** -

C H A P I T R E XI.
L E S P R É D I c T I o N s.
Voila à peu près, ajouta l'ef
prit élémentaire en me mon
trant l’étendue de l’Arbre fan
taftique, voilà des feuilles pour
un fiècle de vues, de découver
tes & d’écrits. Tu peux exami
ner, à ton aife, ce qui, pendant
tout ce temps, tourmentera plus
d'un million de têtes. . .
ai f :: :: ..) .…..vii
- Je m’approchai, & m'óccupai
long-temps à contempler cetar
bre merveilleux, fur-tout celles
de fes branches fur lefquelles vé
y o Les PRÉDicrions.
gettoient les fciences; &, après
en avoir confidéré jufqu’aux der
niers rameaux avec toute l'at-
tention & l’exaĉtitude dont je
fuis capable, je me crois fondé
v |- - - |- |

à faire ici quelques prédiĉtions.

La branche hiſtorique fait un


effet admirable; tous les évé
nements y font peints en ca
mayeu, comme de la main des
plus grands maîtres. Autant de
feuilles, autant de petits ta
bleaux. Ce qui furprendra le
plus, c’eſt que cestableaux, con
fidérés dans différents points de
vue, repréfentent bien le même
fujet, mais le repréſentent d'une
Les PRÉDICTIons. 91
tout autre manière : & , felon
la façon de l’envifager, la même
aĉtion paroît bravoure ou témé
rité, zèle ou phanatifme, poli
tique ou trahifon, droiture ou
ineptie, orgueil ou grandeur d'a
me. Ainſi, fuivant le point de
vue dans lequel ces feuilles fe
préfenteront au cerveau d'un hif
torien, il verra les chofes en
bien ou en mal , & écrira en
conféquence. Je ne voudrois
point qu’on intitulât de fem
blables ouvrages, Hiſtoire de ce
qui s’eff paſſé dans tel temps ; mais
plutôt, Manière dont tel écrivain
a vu ce qui s’eff paſſé. Au fur
plus, cette branche eſt très-bien
'9 )‘ LËS - Pnümcnozvs’;
fourhie , & doit l’être. Tant qu’il
y aura des hommes, il y aura.
des ambitieux, des traîtres , des
brouillons ,«des gens de mérite
‘oubliés ,- des fourbes parvenus ,
des vertus opprimées , des‘ vices
'triomphants, des contrées rava—
gées , des villes abandonnées au
'Pillage , des: trônes enfanglan—
tés; & voilà de quoi- le nourrit
4’hif’toitè : école fingulière , ou
l’on envoie la Ïjeunefl"e prendre
des leçons d’humanité, de cana
'deur & debonne foi. ' '

_ La branche Îmé‘tàphyfique n’eft


guère moins fournie ,_: mais fes
Æeuillés font"fo‘rt minces,‘ &_ leurs
Les PRÉDIcrioNs. 93
nervures fi exceſſivement peti
tes, qu’elles ne font prefque pas
appercevables. Je plains fort les
cerveaux où elles s’introduiront.
Je ne vois qu’un feul moyen de
les tirer d’embarras : c’eſt de trai
ter à la moderne les queſtions
les plus épineuſes; je veux dire,
de fuppléer, à la netteté des vues
& à la profondeur des réflexions,
par un ton de fuffifance qui puif.
fe en impofer. *

Labranche morale languit, &


ne reçoit prefque plus de fuc;
fes feuilles flétries annoncent
une ruine prochaine; hélas! elle
fe meurt. Les plans qui y font
94 les PrĖDictions:
tracés font tout défigurés. On
doit bien s’en appercevoir par
les ouvrages qu’on nous donne
dans ce genre. On y confond
les idées du bien & du mal; la
vertu n’y eft plus reconnoiffa
ble, & l’on ne fçait plus ce qu’on
doit appeller vice. Tout n’eſt
pourtant pas dit. Il reſte bien
des arguments à publier contre
l'idée furannée qu’on s’étoit faite
de la juſtice; bien des bons-mots
à débiter contre ceux qui, mal
gré les lumières du fiècle, par
lent encore de la probité com
me on en parloit au bon vieux
temps; bien de nouvelles preu
ves qui démontrent qu’il ne faut
Les PRÉDictions. 95
point chercher d’autre règle de
conduite, que l'intérêt de fa na
tion, l’intérêt de fa famille, &
fur-tout l’intérêt perfonnel. A
de fi belles leçons, les Babylo
niens battront des mains, & di
ront : »Dans le vrai, toute la «
terre étoitaveugle; ce n’eſt que es
d'aujourd'hui qu’on voit clair «.

La branche de la poëfie eften


fort mauvais état; il ne lui reſte
que quelques-rameaux, entr’au
tres le rameau dramatique, qui
même ne fe foutient que bien
foiblement. Il fe montrera de
temps en temps à Babylone quel
ques tragiques , mais point de
96 res PRÉDicrions.
comiques. J’en foupçonne la
caufe. Autrefois les Babyloniens
n’étoient que ridicules; on les
mettoit fur la fcène, & on rioit:
aujourd'hui , ils font prefque
tous vicieux, mais vicieux par
principes; & des gens de cette
eſpèce ne font point rire. Les
moeurs commencent à n’avoir
plus rien de théatral. w

La maffe totale des éloges eft


très-confidérable. La branche de
l'Arbre fantaſtique qui les por
te, plie fous le poids. Il y en
aura d'applicables à un grand
dont on attend quelque bien
fait; à un auteur dont on a été
- provoqué,
LEs PRÉDictions. 97
provoqué, & auquel on rend
hommage pour hommage; à un
autre, qu’on provoque & qu’on
falue afin d’en être falué. Il y en
aura de commerçables, & qui fe
vendront, à l’un pour fa protec
tion, à l'autre pour fà table, &
à l'autre pour fon argent. Il y en
aura auffi, & même abondam
ment, pour ceux qui les men
dient : mais il ne s’en donnera
guère à ceux qui en méritent le
plus, -

Avec le feul bon-fens & les


plus ſimples notions que four
nit un rameau de la branche
philoſophique , & qui appren
Partie II. G
93 Les PRÉDIcrions.
nent à eftimer les chofes de cette
vie ce qu’elles valent, il fe for
mera, dans le peuple, nombre de
philofophes pratiques ; tandis
que, chez les gens de lettres,
toute la pénétration imaginable,
toute la fcience qu’ils croient
avoir, tout l’eſprit du monde
ne formera que des philoſophes
manqués. Ils fuiront les louan
ges, mais en ménageant un fen
tier détourné par lequel elles
puiffent venir à eux. Ils affiche
ront le zèle le plus ardent pour
tous les citoyens, & même pour
tous les hommes en général ;
mais ils ne fe foucieront que
d’eux-mêmes. Ils trancheront
|

- * · *
LEs PrĚDICTIoNs. 99
fur les queſtions les plus com
pliquées, les plus obſcures & les
plus importantes, avec une con
fiance qui étonnera; mais, en
décidant tout, ils n’éclairciront
rien. La modeſtie la plus re
cherchée compofera leur exté
rieur; intérieurement ils feront
dévorés par l’ambition. Et, de
tellesgens, nous les nommeronş
philofophes! C’eftainſi que neuş
donnons le nom d'étoiles à ces
feux légers qui s’allument quel
quefois dans la haute région de
l'air, tracent un fillon lumineux,
& dans l’infant s’évanouiffent.

En général, je crus voir, fur


G ij
ro o Les PRÉDICTIONS:
un grand nombre de feuilles, des
chofes tout-à-fait contradićtoi
res : Le fiècle s’écoulera, & les
-fentiments fur les mêmes objets
ne fe réuniront point. Comme
à l’ordinaire, chacun dira fon
avis & attaquera les autres. On
fe brouillera; & les ironies les
plus amères, les investives les
plus fortes, les railleries les plus
fanglantes, rien ne fera épargné
pour faire rire la foule & faire
pitié au fage. - - -

ợr
rror,

C H A P I T R E XII.
LE SYSTÉME.
D'un nombre infini de plans
de différents ouvrages que je
vis tracés fur les feuilles de l’Ar
bre fantaſtique, je m’en rappelle
trois. Dans l’un, il eſt queſtion
d’un fujet très-abſtrait, mais trai
té fi fingulièrement, que peut
être on ne fera pas fâché d’en
trouver ici une légère efquiffe.

» Quand j'ai examiné la ma


se tière, j’ai cru voir qu’elle ne
» pouvoit penfer, & je n’ai point
» balancé à admettre l’exiſtence
G iij
ir o 2 L E J'y s rE S M. E.
» des êtres purement ſpirituels.
» Il eſt vrai qu’on n’a jamais pu
» fe former la moindre idée de
» ces fubſtances. Cela prouve
» que la fagacité des hommes ne
» va pas fort loin : cela prouve
» t-il qu’il n’y a rien au-delà ?

» Quand j'ai porté mes regards


» fur les animaux, je n’ai pu
» m’empêcher de croire qu’ils
» penfoient, & que tant d'in
» duftrie n’étoit pas fans quel
» que intelligence. Ils font donc
» pourvus, difois-je, d’une fubf
» tance fpirituelle. Mais quoi!
» ces infećtes, ces cirons, ces
» animaux microfcopiques, qui
LE S'y s T E s Me, 1o3
» pullulent fans nombre dans le
» plus petit eſpace, auroient-ils
» chacun une ame fpirituelle ;
» c’eſt-à-dire, inaltérable, im
» mortelle? Je ne penfe pas qu’u
» ne telle opinion entre jamais
» dans une tête faine.

» Me rappellant enfuite cet


» être intelligent répandu fur
» toute la terre & peut-être au
» delà, ce vafte efprit dont quel
» ques anciens philofophes ont
» parlé fous le nom d'ame uni
» verfelle; j’ai cru que, fans mul
»tiplier les fubſtances ſpirituelles
» à l’infini, cette ame étoit tout
» à fait propre à les remplacers
G iv.
1 o4 t e Systes M. E. -

» & que feule elle pouvoit


sº fuffire à vivifier tous les ani
sa maux. J’ai donc embraffé l’o
» pinion des anciens, mais avee
» quelques restrictions.

» Ils fe perfuadoient que tout


» être organique qui penfe eft
» animé par une parcelle de l’a
» me univerfelle ; cela ne fe
» peut. Si cette ame eſt capable
» de perceptions, elle eſt fpiri
» tuelle; fi elle eſt fpirituelle ;
» elle eft indiviſible; &, fi elle
» eſt indiviſible, il ne peut s’en
» détacher aucune partie pour
» aller animer quoi que ce puiffe
» être. Si cet efprit informe dif
LE J’rs Tes M. E. I of
» férents corps, c’eſt qu’il opère
» en même-temps en différents
» lieux, & non pas qu’il envoie
» nulle part aucune émanation
» de fa fubftance.

» De plus : les anciens pen


» foient que l’homme, comme
» les animaux, puifoit dans l'a
as me univerfelle toute l’intelli
» gence dont il eft doué; autre
» erreur. Si nous confidérons
» dans l’homme ce principe ca
» ché qui le porte fi efficace
» ment à fuivre les impreſſions
» des fens , fuffent- elles les
» moins conformes à la raifon,
aº nous conviendrons, avec lesan
z o6 LE S’rs res M. E.
» ciens, que ce principe doit
» être le même que celui qui
» anime , gouverne & dirige
se les animaux ; on y reconnoît
» le caraĉtère purement fenfitif
» de l'ame univerfelle. Mais,
se quand j’apperçois dans l'hom
» me cet autre agent qui tend à
» foumettre toutes fes aĉtions
» aux règles de la juſtice ; qui
» s’élève fi fouvent contre les
» fens (quoique rarement avec
» fuccès); qui, lors même qu’il
» ne réuſſit pas à empêcher le
» crime, ne manque jamais de
sº l’environner de remords & de
» repentirs; je ne puis m’em
» pêcher de croire qu’outre l’ef.
-
LE S'ys T es ME. 1 07
» prit univerfel il fe trouve dans
» l’homme un autre principe d'un
» ordre bien fupérieur: principe
» connu fous le nom d’ame rai
» fonnable. Il eſt manifeſte, par
» le choc des paffions & de la
» raifon, qu'ilya,dans nous,deux
» êtres en contradićtion qui fe
» heurtent. S’il étoit permis de
» comparer des chofes d'une na
» ture fi différente, je dirois que
» tout corps qui participe à l’ame
sº univerfelle eft comme une
» éponge imbibée d’eau & plon
» gée dans une mer; & que fi,
» de plus, ce corps eſt doué d’u
» ne ame raifonnable (ce qui ar
» rive dans l'homme), c’eſt com
ro8 L E Sysr Es M. E.
» me cette même éponge im
» prégnée d’eau, mais dans la
» quelleunegoutte d'huileauroit
:S pénétré.

» Enfin, les anciens fe perfua


» doient que l’ame univerfelle
» étoit répandue partout; & cela
» ne fçauroit être encore. Peut
» être embraffe-t-elle le globe ter
= refire; peut-être s’étend-elle à
» tout le fyftême folaire; peut
» être va-t-elle encore plus loin:
. c. mais, toujours eft-il certain
» qu’elle a fes bornes; il n’y a
» que Dieu qui rempliffe l’im
2o menſité.
L e Srs T és M. E. ro9
» Mais, comment admettre
» l’exiſtence d'un être penfant,
» qui, tout borné qu’il eſt, a
» pourtant une fi énorme éten
» due? Quelles idées fe faire de
» fa capacité & de fes limites ?
• Comment peut-il animer tant
» de corps phyſiquement féparés
» les uns des autres, & formant
se autant d'individus? Approfon
as diffons , autant qu’il eft en
» nous, ces abyfmes d’obſcurité.

» Puifque les fubstances


is fpirituelles n’ont point de fo
» lidité, elles font pénétrables,
» & n’occupent aucun lieu. De
» ce qu’elles font pénétrables,
rro LE S'Y s T es M. E.
» il fuit que pluſieurs efprits
» peuvent exiſter dans un feul
» & même efpace , & qu’un
» corps peut auffi fe trouver
» dans ce même efpace. De ce
» qu’elles n’occupent aucunlieu,
» il fuit qu’elles n’ont ni lon
» gueur, ni largeur, ni profon
» deur; qu’elles n'ont aucune
» étendue proprement dite. Mais
» toujours un efprit eft-il un être
» réel, une fubstance : quoiqu’il
» n’occupe aucun lieu , il fe
» trouve néceffairement quel
» que part; &, quoiqu’il n'ait
» point d’étendue proprement
» dite, il a néceffairement fes
» bornes. Ainfi , dans un fens
t E J'y s T E S M. E. ttt

» métaphyſique, on peut dire


» que tous les êtres fpirituels
» ont plus ou moins d’exten
» fion, contiennent, font con
» tenus : Et, dès-lors, nous
» pouvons revenir à notre com
» paraiſon de l’éponge pénétrée
» d’une goutte d'huile , imbue
» d'eau,&plongée dans une mer.
sº D’un autre côté, en vertu
is des loix de la combinaifon, le
es réfultat des unions diffère né
» ceffairement des fubftances
» qui s’uniffent; & l’on ne voit
» pas que l'ame & le corps doi
» vent faire une exception.
» Quand l’eſprit & la matière fe
z r2 LE S’r sr es M ei
= fontunis,n’y cherchez plus l'ef.
sº prittel qu’il étoit auparavant;
» il s’eft, en quelque forte, maté
- rialiſé: n’y cherchez plus lama
» tière telle qu’elle étoit aupara
» vant; elle eſt, en quelque forte,
» fpiritualifée. De ce mêlange,
» réfulte un nouvel être, autre
» que l’efprit, pur , quoiqu’il
» tienne de lui fa plus grande
» vertu; autre que la matière
» brute, quoiqu’il participe de
» fes qualités : c’eſt un être par
»ticulier, qui forme individu ,
» & qui penfe à part; enfin, c’eſt
» un être tel que vous qui li
aº fez ces chofes, tel que moi
» qui les écris, Ainſi ce qui ap
- perçoit
Le Fys res M s. r I}
» perçoit dans nous n’eſt , à
» proprement parler, ni l'efprit
* univerfel, ni l’ame raifonnable,
» ni la matière organique; mais
» le compoſé des trois. De mê
» me, quand un lion rugit, ce
» n’eſt pas l'ame univerfelle qui
» entre en fureur; c’eſt le com
as pofé de cette ame & du cer
as veau du lion. De-là vient que
» chaque animal forme un indi
» vidu penfant folitairement »
» quoique tous les animaux ne
» penfent qu’en vertu d'un feul
» & même eſprit, qui eſt l'ame
= univerfelle. Pourfuivons ; &
» ne perdons point de vue la
» foible lumière qui nous guide
Partie II. H
z rą L z Srst es M e.
» dans ces routes obſcures.

» Nous avons vu que , pour


as former un animal, il fuffit d’u
» ne combinaifon de la matière
• organique, & de l’eſprit uni
» verfel ; & que, pour former
» un homme, il faut une autre
» union de lamatière organique,
» de l’eſprit univerfel, & de l’a
» meraiſonnable. Si l’eſprit uni
» verfel y manquoit; toujours
» foumis aux lumières de l'ame
» raiſonnable, nous ne verrions
» que des hommes vertueux &
» fans taches, tels qu’il ne s’en
» trouve point. Si l'ame raifon
» nable venoit à manquer; aban
- - * *
- -
t 2 stys resme, rr;
» donnés à l'instina de l'eſprit
* univerfel, qui toujours fuit
* l'attrait des fens, nous ne ver
* rions que des monstres livrés
* au vice & au défordre.

» L’ame raiſonnable s'unit


* au corps humain dans l'instant
* où le mouvement effentielà la
* vie s'y établit : elle s'en fépare
* Bu moment où ce mouvement
» s'éteint;&, une fois féparée,
º oń frait qu’elle ne s'y réunit
* Plus; elle s'éloigne pour ja
* mais; & entre dans une car=
* rière dont elle ne doit point
º trouver la fin,

Hij
r r 6 L e str srz s M es -
: » L’ame univerfellé doit s'unir
» & fe féparer dans les mêmes
» circonfiances : mais, elle ne
» fe fépare pas toujours fans re
» tour. Quê, dans un homme
» quelconque, le mouvement
- effentiel à la vie, après s'être
* totalement éteint, vienne à fe
» renouveller, chofe que tout
» phyſicien fçait très-poſſible ;
» qu’arrivera-t-il ? L’ame rai
= fonnable, qui s'eſt retirée au
sº moment de l’extinêtion du
» mouvement vital, ne peut re
» paroître: mais, l'ame univer
» felle, préfente à tout, ne peut
» manquer de s’unir de nouveau
» à ce corps organique remis en
te Fr.sr es Me. rr7
* mouvement. Cet homme eft
» mort; car fon ame s’eft fé
» parée de fon corps. Il conferi
> ve pourtant l’air d’un homme
» vivant; parce que l'ame uni
s verfelle s’eſt rétablie dans fori
» cerveau, qu’elle dirige telle
» ment quellement. -
s

» Tel vous paroît parfaite


» ment revenu d'une attaque
23d'apoplexie , d’un affoupiffe
» ment léthargique, d'une longue
» pamoifon , qui ne reprend
» vie qu’à moitié : fon ame s’eft
» retirée ; il ne lui reſte que l’ef
» prit univerfel. Un excès de
» joie, un excès de douleur, *, *,
H iij
z 18 Į E str.sr es M. E.
* tout faififfement peut caufer
e la mort; & l’occaſionne, en
» effet, plus fouvent qu’on n'i
= magine. Qu'un mouvement
e de jaloufie ou de colère
* vous affeste à certain pointi
» votre ame, trop fortement
» ébranlée, quitte pour jamais
» fa demeure : & , quoiqu’en
º difent vosamis, quoique vous
» en difiez vous-même, vous
» voilà mort, décidément mort,
» On ne vous enterre pourtant
» point : l'ame univerfellę vous
* repréfente, à tromper tout le
» monde, à vous tromper vous
» même, , .
- -
: .
*, , , «* --
L E J’rs res ME. I 19
»Ne vous plaignez donc ja
» mais qu’un parent vous ou
» blie, qu’un ami vous aban
» donne, qu’une femme vous tra
» hit. Hélas! peut-être y a-t-il
» longtemps que vous n’avez ni
* femme, ni parents, ni amis:
» ils font morts; il ne vous refte.
» que leurs fimulacres. . . .; =
*
* - * - - - < - - <<

s Gombien de trépas de cet


» te efpèce n'ai-je pas vu à Ba
» bylone? Jamais, par exemple,
» les maladies les plus conta
» gieufes n’y ont fait tant de
» ravages, que les pieufes trä--
» cafferies des derniers temps. Il
» eft vrai que les Babylonieus.
H iv
I 20 LE Fys res Mr.
» font tellement constitués, que
» leur ame tient très-peu; la
» moindre fecouffe la fépare
» du corps : c’est un fait d’ob
» fervation. Qu’on fe rappelle
» leur fameufe querelle fur la
» mufique, leur acharnement,
» leur fureur : Y eut-il bien des
» têtes qui reftaffent intaĉtes ?
» Ils font fous, difoient quel
» ques gens raifonnables: mais,
» moi, je fçavois qu’ils étoient
ºr II1OItS. . . . . ..
» Devant Dieu foit Fame de .
» l’auteur des Petites lettres à de
= grands philoſophes ! Il y avoit
» longtemps qu’il menaçoit : il
LE , FF sr es M e. 12z
* mourut, enfin, il y a quelques
» mois. Tout auſſitôt, l’ame
» univerfelle, reftée maîtreffe
» de fon cerveau, y dénicha
» quelques lambeaux de vers;
» elle les accrochalesuns aux au
» tres, commè elle put; & conf.
» truifit cette froide comédie,
» dont l’indécence a révolté
» tout ce qui refte de vivants à
» Babylone.
» Je parlerai maintenant des
ºs marques aufquelles on peut
» diftinguer les vivants des
» morts : & fans doute que
» le lesteur voit déjà quels peu
a vent être ces fignes. Voir le
*2.2 L E J'y sr. Es M g.
» mal d'un oeil tranquille ; ne
* point être touché de la vertu;
» n’écouter que l'intérêt propre;
» &, fans remords, s’abandon
* nerau torrent du fiècle: ſignes
» de mort. Soyez sûr qu’aucune.
» ame raifonnable n'informe des
» machines fi défordonnées.Que
» de morts parminous? me dira
» t-on. Que de morts parmi
» vous? répondrai-je. |

» Comme il y a des fignes qui


» annoncent que tel particulier.
» qui fe croit;&que vous croyez
» vous-même plein de vie, en eft
» pourtant privé; il y en a auſſi
» qui annoncent les ravages que
1 E FY 3 T E s M. E. Į 2 3
* ces morts cachées ont fait
» dans le monde, Par exemple,
» il doit y avoireu, depuis quel
º ques années, une grande mọr
» talité chez les gens de lettres:
» car, fi vous obfervez prefque
* toutes les productions de la
* littérature moderne, vous n’y
» trouverez que des jeux d’i
* dées, des principes ruineux,
» deș affertions hazardées , des
e luęurs qui éblouiffent. Hélas !
» nos auteurs ne font manifef.
» tement que des machines ,
* dont fe joue l'ame univerfelle.
o , : ' . , , -, -e
en Et, tout récemment, n’a
* yons-nous pas eu de nouvelles
1 24 LE S’rs T E s M. E.
» preuves de cette mortalité ?
» Que défignent ces petits li
» bèles indignes du jour ? ces
» Quandº ces Si ? ces Qu’est
» ce ? ces Pourquoi ? & je ne fçais
» combien d'autres dont nous
» fommes inondés ? Comptez
» que ceux qui les écrivent 5
» auffibien que ceux qui les acs
» cueillent, font morts. Gardez=
» vous de penfer que des ames
se raifonnables foient capables
» de tels excès. **
-
- -

- * |-
* ... . . . - -<
* -

. » J’ouvriraiencore une porte à


» de nouvelles réflexions ; & je
Suppofant un homme
» finis.
» qui, comme tąnt d'autres i
LE S'Y s T E s M e. r 2 y
» végète feulement, & fetrou
» ve réduit à l’ame univerfelle;
» je demande fi la lignée d'un
s tel homme n’y est pas réduite
» commelui. Sicela eſt,jeplains
s notre poſtérité. Les ames rai
ºs fonnables étoient rares chez
» nos pères; elles le font encore
» davantage chez nous ; fure
» ment il ne s’en trouvera plus
» chez nos neveux. Tout va en
» dégénérant, & nous touchons
» au dernier dégré «.

$s
† 26"

C H A P I T R E XIII.
É PITRE AUX EUROPÉENS.
Le fecond des ouvrages, dont
je me fouviens d'avoir vu le
plan tracé ſur les feuilles de
l'Arbre fantastique, étoit rédigé
en forme de lettre adreffée à
toutes les nations de l'Europe,
En voici le précis, -
» Peuples puiffants d'Europe;
» peuples polis, ingénieux, fça
» vants, guerriers, faits pour
» commander aux autres; peu
» ples les plus accomplis de la
» terre; les temps font arrivés:
*Pirrr Avx EvroPÉENs. r 27
» vos vues profondes fur le bon
> heur des hommes ont frusti
s fié : vous jouiffez enfin; & je
» vous en féclicite.

» Dans l’enfance de la natu


» re, ces fiècles groſſiers où les
' * hommes, errants dans les cam
» pagnes, fe nourriffoient des
» fruits que la terre leur prodi
» guoit, une parfaite fécurité,
» des plaifirs aifés, une paix pro
» fonde, ou plutôt une langueur
» mortelle, tenoient dans l’en
» gourdiffement toutes les facul
» tés de l'anne. Mais, dès que les
» douceurs de la propriété eurent
» flatté le ceeur humain; dès que
# 2 3 ÉPITRE AUx Evropéens.
» chacun eut enclos un champs
» en difant, Ceci eſtà moi ; dès
» lors tout fe mit en aĉtion. On
» eut trop d'une chofe, trop peu
» d’une autre ; on donna le fu
» perflu pour ce qui manquoit :
» & le commerce s’établit. Il fe
» fit d’abord de proche en pro
» che; enfuite, d’un pays à un
» autre; &, enfin, de l'une des
» quatre parties du monde aux
» trois autres. Depuis ce temps,
» le genre humain n’a plus for
» mé qu’une nombreufe famille,
» dont les membres font, fans
» fin, occupés à fe tromper mu
» tuellement. L’eſprit de dé
» fiance, de fineffe & de frau
- - de,
ÉPITRE AUX Evropéens. 129
» de, ont développé tous les
» refforts de l'ame; les talents fe
» font montrés, les arts ont
» pris naiffance; & les hommes
» commencent à jouir de toute
» l’étendue de leur intelligen
33 CC.

» Qu'ils ont bien rencontré,


» ces fpéculateurs profonds, qui
» vous ont dit : Voulez-vous
sº faire fleurir un état? favori/ez
» la population ; car la force &
» la richeffè réelle con/9/tent dans le
» grand nombre de citoyens. Pour
sº favori/er la population, étendez
as de plus en plus le commerce ,
» établiſſez des manufactures, in
Partie II. I
r 3 o Épirar Avx EUROPÉENs.
sº trodui/ez des arts de toute e/º
» pèce : &. pour conſommer les
» ſuperfuités, appellez le luxe.
» Que vos faſtes confervent pré
» cieufement les noms de ceux
» qui vous ont ouvert cette voie
» admirable.

» Il est vrai qu’en fuivant


se cette route, vous avez man
» qué le but, qui étoit la popu
» lation. Quelque fortune qu’on
» ait, elle fe trouve abforbée
» par les dépenfes exceſſives
» qu’exige le luxe, & qui tou
» jours excèdent les revenus : il
» n’en refte point pour élever &
» établir des enfants ; il faut
ÉPITRE AUx EvroPÉENs. 13 1
» bienprendre desmefures, pour
» n’en avoir qu’un petit nombre
» ou n’en point avoir du tout.
» De longues lignées n’ont pu
» convenir que dans ces temps
» reculés, où vos ancêtres, abon
» damment pourvus du nécef
» faire , étoient infortunés au
» point de n’avoir pas même
» d'idée du fafte. Il ne faut pas
» s’étonner fi desgens affez bar
» bares pour ne connoître ni
» foie, ni dentelles, ni jus, ni
» chocolat, ni la fève du Bour
» gogne,. ni le feu du Cham
» pagne, peuplèrent tant du cô
» té du Nord, qu’ils inondè
» rent toutes vos contrées, fon
I ij
r 3 2 ÉPITRE AUx Evropéens.
» dèrent des monarchies, & dic
» tèrent des loix qu’on révère
» encore aujourd'hui.

» Mais qu’importe la popu


» lation & la multitude ? Ré
» jouiffez-vous, peuples fortu
» nés; car vous avez du tabać
» & du caffé, de la canelle &
» de la mufcade, du fucre &
» des pelleteries, de la porce
» laine du Japon & des magots
» de la Chine. Que vous êtes
as heureux ! & que vous devez
» avoir l'ame tranquille !

» Il eft vrai que les fatigues,


» la faim, la foif, les écueils,
Érirre Avx Evropéens. 1 3 3
» les tempêtes, tôt ou tard font
» périr ces commerçants infa
» tiables, qui vont au-delà des
» mers vous chercher ces pré
» cieufes fuperfluités. Mais par
» combien d'avantages n'êtes
» vous pas dédommagés de ces
» petits inconvénients? La face
» de l'Europe s’eſt renouvellée;
» juſqu'à vos tempéraments, tout
» eſt changé. Des milliers de
» quintaux d’épiceries circulent
» dans votre fang, portent le feu
» dans l’intimité des fibres, &
» donnent une nouvelle manière
» d’être. Ni votre fanté, ni vos
» maladies ne reffemblent plus
» à celles de vos pères. Leur
I iij
134 Épirre Avx Evropéens.
» conſtitution robufte, la fim
» plicité de leurs moeurs, leurs
s vertus naïves, font-elles com
» parables aux avantages dont
» vous jouiffez ? Cette fenfibi
» lité des organes, cette déli
» cateffe d'eſprit & de corps,
s cette fineffe d'intelligence, ces
» lumières univerfelles, ces vi
s ces de tout genre..... Quoi! di
» ra-t-on ? faut-il auffi compter
» les vices au nombre des féli
» cités actuelles de l'Europe ?
» Oui, fans doute : ne prouve
» t-on pas tous les jours que la
» vertu pouvoit jadis être utile
» à la bonhommie de vos an
» cêtres ; mais que, pour des
ÉPITRE AUx Evropéens, 13 ;
» citoyens éclairés, & qui ne fe
» guident plus par les anciëns
» principes, le vice eſt abfolu
» ment néceffaire , ou plutôt
» change de nature & devient
» vertu ? .. . .. **

» Un autre avantage que vous


» devez à la profondeur de votre
» politique & à l'immenfité de
» votre commerce, c’est qu'à
» chaque instant il s’offre des oc
» cafions de montrer votre cou
» rage, & de mettre en pratique
» votre vertu guerrière. . . .: :
- '' : i - :-) ::
r = Quand jadis vos contrées
» étoient foumifes à cette vaste
I iv
‘11? Enfin: mil’vnorflm‘.
8 domination quisabï’orba toutes
b'îles autres ,tellesr.‘croupifl’oient
- dans l’indelénœ; vous" n’aviez
36: des guerres"courtes= « 8L de
‘dzlongues paix ;‘-t0ut languifloit;
:- Depuis que , des débfiis;de-;ce
» grand corps, il s’en formé cent;
aupetits {états ',"?t‘out s’efi: radimé.
mises Européens fez {ont 'brouil‘
f:lés”& rbaritùsî fans fin.'pour
hàäd‘e petits ( eoinsnde terre: ;: la
ne vie Îefl' : re've’hnmàu ’ grgnd”art
i:d33shéIbä”,ïîl’ætë de faciiager
:md'es. provimesï& -‘de' ver.Çerrle
.- fang : &"ls’bmæzenfinr établi: cet_
un équilibre fi vanté, qui foulève
b’toute l’EuroÏieà dès relire la
qéæw'mdre deafiä;parties s’ébtan—.
vl ..
ÉPITRE AUX Evropéens. 137
e le, & au moyen duquel il fuffit
» d'une étincelle pour embra
» fer toute la terre,
: , ,,, · : --- . " G --

-- » Ne regrettons point ces


º temps féconds en guerriers,
» où, de tous côtés, des héros
» campagnards, chacun à la tête
» de deux ou trois cents vaf
» faux, fe hareeloient fans fin.
» Les germes de diffention qu’on
» ne trouvoit plus affez fréquem
» ment dans vos climats, on a
» été les chercher aux extrémi
» tés de la terre; &, du fein de
» deux Indes, le commerce vous
» apporte de nouvelles femen
138 Érirre Avx Evropéens.
» ces de haine, de difcorde &
» de guerre.
» Ces fources fécondes ne font
- pas épuiſées; il reſte encore
» des pays à découvrir. Nations
» infatigables ! votre courage
» eft-il ąbbatut? Eh quoi ! vous
» borneriez-vous à vos derniers
- progrès, comme fi la terre
» manquoit à vos recherches ?
» N’irez-vous jamais arborer vos
s étendards, & bâtir quelque fort
» directement fous les pôles? Ré
• veillez-vous, peuples aćtifs :
- il refte encore des richeffes à
» piller, des contrées à dévaf
- ter, du fang à répandre.
žrrrRe Avx Evropéens. 139
» Mais, pourquoi porteriez
» vous les yeux fur ces objets ?
» Vos poffeffions ne font-elles
» pas immenfes? votre luxe n’eſt
» il pas monté au fuprême dé
» gré ? eft-il encore de nouveaux
» vices à introduire parmi vous ?
» & ne commencez-vous pas à
» fecouer le joug importun de
» toute eſpèce de devoir ? Sans
» doute, vous êtes bien, & ja
» mais vous ne fûtes mieux. Le
» peu de chemin qui vous refte
» pour arriver à la perfećtion,
» vous l’aurez bientôt fait. Quand
» la fageffe moderne, qui fe ca
» che encore timidement dans
» l’ombre, aura paru au grand
146 ÉPITRE AUx Evropéens.
» jour; quand elle aura levé fa
- tête altière, & qu’elle verra
» l'Europe à fes pieds adopter gé
» néralement fes maximes, alors
» vous n'aurez ni principes de
» religion, ni principes de mo
» rale: vous ferez au comble de
* la félicité«.
s

$.
x :$g.
*:C#C#
7 :R
74 †

C H A P I T R E XIV.
L E S M A X I M E S.

Le troistème ouvrage dont je


me rappelle d’avoir vu l’efquiffe
fur l’Arbre fantaſtique, étoit in
titulé, Règles de conduite pour le
dix-huitième/Geele , adreffées à un
jeune Babylonien qui entre dans
le monde. Il contenoit les maxi
mes fuivantes. -

» Chaque pays a fes coutu


» mes, chaque fiècle fes moeurs;
» &, dans la fageffe des hommes,
» la feule maxime invariable eft
» de varier felon les temps & les
142 L E s MA x 1 M E s.
» lieux. Voici les principes les
» plus sûrs pour Babylone & le
» temps préfent.

» Il importe peu d'avoir un


» vrai mérite; mais il eſt effen-
» tiel d'avoir de petits talens.
» Faire fa cour, par exemple, &
» de jolis vers, c’eſt de quoi par
» venir , & plus loin qu’on ne
» peut penfer, |

» De grands vices vous feront


» pardonnés ; mais le moindre
» ridicule vous perdra. Vous
» penfez bien , & vous dites
» d’excellentes chofes: maisgar
» dez-vous d'éternuer; vous vous
Les M4 x 1 M e s. 143
» en acquittez de fi mauvaife
» grace, que toute la gravité ba
» bylonienne n’y pourroit tenir;
» & vous diriez de meilleures
» chofes encore, qu’on ne pour
» roit plus prendre fur foi de
» vous écouter.

» Ayez fingulièrement foin d’a


» gir en rapportant tout à vous
» même, & de parler en rappor
» tant tout au bien-public. C’eſt
» un beau mot que celui de bien
» public : jamais, fi vous vou
» lez, il n’entrera dans votre
» coeur ; mais il faut qu’il foit
* toujours dans votrebouche.
144 L E s M A x 1 M es:
» Ne cherchez point l'eſtimë
» des Babyloniens en place, ce
• la ne mene à rień ; cherchez à
» plaire. Que voulez-vous qu'on
» faffe pour vous avec de l'eſti
º me ? C’eſt un fentiment fi froid,
» qui n’a, avec le/ói, qu’un rap
» port fi éloigné ! Mais amufez
» leursgrandeurs &leurs éminen
- » ces , vous leur devenez pré
» cieux ; elles ne vous perdent
» plus de vue; elles feront tout
» pour vous , & penferont ne
» pouvoir jamais en faire affez. ·

»Vous n’attendrez point pour


» folliciter qu’il fe préfente des
º places que vous foyez en état
de
* E s MA x 1 M es, 14;
o de remplir ; ce feroit proba
»blement celles que vous n’ob
» tiendrież pas. Dans l’occaſion,
» demandez indiftinĉtement tout
» ce qui s’offrira. Vous ne fça
» vez pas cela, vous autres peu
» ple: mais il entre fouvent dans
» la profondeur de la politique
» actuelle,de placer desgensinep
* tes, & d’éloigner tout homme
» capable. . . . . . .,

» Enfin, fi vous voulez parve


» nir , devenez, felon les cir
» conftances,flatteur, comme une
• épître dédicatoire; charlatan,
- comme une préface; verbeux,
» comme un livre d’art ou de
Partie II. K
146 t es Max 1 Mrs.
» fcience ; enthoufiafte, comme
» un demi - philofophe; men
º teur, comme un hiftorien ; &
» téméraire, comme un auteur
» qui abfolument veut faire par
» ler de lui. . . . |

*.

» Voilà les vrais principes de


» la fageffe : mais n’oubliez pas
- que c’eſt de la fageffe Babylon
- nienne du dix-huitième ſiècle.«
147
g= == ==

C H A P I T R E XV. a
LES THERMOMÉTREs. '
Comme j’examinois attenti
vement une feuille de l’Arbre
fantaſtique, fur laquelle j’apper
cevọis de grands projets & de
petits moyens; j’envis une autre
amincie & recoquillée au point
d’être prefque inviſible, fe dé
tacher d'un rameau voifin, &
difparoître tout-à-coup. Au mê
me instant, je fentis une légère
piqure au front , & une forte
d'inquiétude dans la tête que
je ne fçaurois bien exprimer, &
qui depuis ne m’a point quitté.
K ij
r43 Les TherMoMÈrres.
Surement cette feuille aurà
pénétré dans mon cerveau , &
travaille à s’y développer; quel
que nouvelle invention en ré
fultera tôt ou tard. Je commen
ce même à foupçonner dans quel
genre; & je crois que c’eſt une
affaire de méchanique. La voici,
fi je ne me trompe.
|

- Les trempes différentes d'ef.


prit , les différents talents, les
différentes difpofitions dépen
dent d’une chaleur & d’un mou
vement plus ou moins confidé
rables des efprits animaux : c’eft
une chofe décidée chez les phy
ficiens; & je n’ai garde d'en ap
Les THERMOMÉTREs. 149
peller. Il s’agiroit de trouver un
moyen méchanique de reconnoî
tre dans chaque perfonne le dé
gré de chaleur & de mouvement
du liquide animal; afin de dif
cerner à quoi chacun eſt propre,
& l’employer en conféquence.
C’eſt ce que je cherche, & ce
que le développement total de la
feuille qui me tracaffe le cerveau
ne manquera pas de m’indiquer.

Je compoferai une quinteffen


ce analogue au liquide animah;
&, au lieu d’efprit-de-vin, j’en
remplirai des thermométres. A
côté du tube, à la place des dif
férents dégrés de la température
Kiij
15 o Les THERMOMÉTREs.
de l'air, on trouvera l’énuméra
tion des objets dont les hommes
ont coûtume de s’occuper: au
lieu de froid, tempéré, chaud,
très-chaud , &c. on lira, Bon
pour l'hiſtoire, bon pour la phy
fique, bon pour la poëſie, bon
pour la robe, bon pour l'épée,
bon pour la mître, bon pour le
bâton de maréchal , bon pour
les petites maifons, &c.

Quand quelqu’un pofera la


main fur la phiole, la liqueur fe
condenfera, ou fe dilatera; &,
montant ou defcendant dans le
tube, indiquera à quoi cet hom
me eſt propre.
Les THERMOMÉTREs. 1 5 1
Je donnerai de mes thermo
métres auxfouverains,pourqu’ils
fe faffent des généraux d’armée,
des miniſtres, des confeils ,
& furtout des favoris, qui les ai
ment affez pour leur dire la vé
rité. J’en donnerai aux prélats,
pour pourvoir aux places & aux
dignités; car j’obferve que ceux
qui font faits pour veiller de
vroient eux-mêmes être veillés.
J'en donnerai aux pères, pour
que leurs enfants foient fage
ment pourvus: on ne les verra
plus ceindre d'une épée un fils
qu’il devoient confacrer aux au
tels, ni enfevelir dans un cloî
tre une fille qui auroit fait les dé
K iv
1 5 2 Les THERMOMÉTREs.
lices d’un époux & le bonheur
d’une famille. J’en donnerai aux
grands , afin qu’ils difcernent
ceux qui méritent leur protec
tion : ils ne l'accorderont plus à
la baffeffe d’un flatteur, à la fou
pleffe d'un intrigant, à l’often
tation d’un homme médiocre
qui a des prétentions; mais au
vrai mérite, qui ne fe montre à
eux que rarement, & ne fe mon
tre jamais avec tous fes avan
tages. J’en donnerai à ces coeurs
tendres, ces filles vertueufes fai
tes pour donner de l'ame au petit
nombre de nos plaifirs, & pour
amortir la multitude de nos cha
grins, Avec mon thermométre,
Les THERMOMÉTREs. 1 5 3
elles fe choiſiront des époux di
gnes de leur attachement, s'il
en eft encore; & ne fe verront
point livrées à ces hommes nés
pour le malheur des femmes ;
ces hommes fans moeurs, qui fe
marient pour la vie & n’épou
fent que pour fix mois.

Enfin, j’en donnerai aux par


ticuliers, afin que chacun fe ju
ge & agiffe en conféquence: car,
j’obferve qu'affez généralement
chacun fait tout autre chofe que
ce qu’il devroit faire; je ne vois
que gens déplacés,

Actuellement je follicite une


r 34 LES THERM6 MÉTREs.
penfion, afin de fournir aux frais
immenfes qu’on doit preffentir
que je ferai obligé de faire en
thermomètres, même pour n’en
donner qu’à ceux qui en ont
le plus befoin.

Il eſt vrai que la réflexion


pourroit tenir lieu de ma liqueur
& de mes tuyaux de verre; mais
on fçait combien les réflexions
font rares. Par exemple, il en eft
aujourd’hui de Babylone com
me de fon théâtre aĉtuel ; tout
eft action, rien n’eſt penſée : &
mes thermométres deviennent
un meuble abfolument nécef
faire. -

|
Iýý

C H A PIT R E XVI.
L E S L E N T I L L E S.

La sève qui circule dans l’Ar


bre fantaſtique, me dit l’eſprit
élémentaire, s'épuife à faire naî
tre & nourrir des feuilles. Qu’on
examine combien de plans, de
* vues , de projets paffent par
la tête des hommes ; on fera
étonné de la quantité prodigieu
fe de feuilles que cet arbre doit
fournir; & l’on ne fera plus fur
pris que toute fa fubflance s’é
puife à les produire.

Cependant la sève, en paffant


'r ; 67 Les LENTILLEs.
dans la branche philoſophique ;
y fait plus de progrès qu’ailleurs;
elle y produit des fleurs, & quel
quefois du fruit. Ces fleurs font
d’une forme & d’une couleur fin
gulière, c’eſt-à-dire, admirable
aux yeux des uns, & bizarre aux
yeux des autres. L’odeur qu’el
les donnent eft très-pénétrante;
peu l'aiment , beaucoup. ne la
peuvent fupporter : pour s’en
accommoder,il faut une tête for
te, & un cerveau organifé ex
près.
Ces mêmes fleurs font de la |

plus grande délieateffe : la moin


dre variation de l’air en dérange
Les LENTILLɛs. 157
l'économie. Elles fe fanent prefi
que toujours fans laiffer aucun
fruit.

Enfin, ce fruit eſt très-tardif,


& parvient rarement à une par
faite maturité. C’eſt une capfu
le preſque ronde, distribuée in
térieurement en petites loges,
& terminée à fon fommet par
une Couronne. . | 2

,
Les petites loges du fruit phi
lofophique font pleines degrai
nes tranſparentes comme le cryf
tal, rondes & applaties comme
une lentille, mais infiniment
plus petites. Quand le fruit eft
1;8 Les LENTILLEs.
mûr, il fe rompt; les loges s’ou
vrent, les graines fortent. Mais,
comme elles font fort légères,
elles reſtent fufpendues en l’air,
& le vent les emporte de tous
côtés fur la furface de la terre.
-

: , |

Une chofe qui t’étonneroit, fi


tu n’étois un peu verfé en chy
mie & en optique, c'eſt que
ces graines philoſophiques ont
une analogie fingulière avec l’oeil.
Elles ne s'attacheront à aucun
autre corps ; mais, dès qu’elles
fe trouveront à portée de cer
tains yeux, elles ne manqueront
jamais de s’y coler, & cela au
devant de la prunelle. Comme
Les LENTILLEs: 159
elles font parfaitement tranſpa
- rentes, on ne peut les y apper
cevoir : mais les effets qu’elles
produifent les décèlent.

Celui qui a une graine de cet


te nature au-devant des yeux
voit les chofes comme elles font,
& les chimères ne peuvent plus
lui en impofer. Ce qui lui pa
roiffoit grand décroît prodigieu
fement, & ce qui lui paroiſſoit
petit s’accroît dans la même pro
portion; de forte qu’à fes yeux
tout fe met de niveau ou à peu
près.

En général, les hommes lui


I 60 LES LENTILLE.s.

paroiffent fi petits, & ces maî


tres des autres, qu’il regardoit
auparavant comme des coloffes,
lui paroiffent fi peu au-deſſus
du refte, qu’à peine il en fent
la différence,
** -

Il voit juſqu’où va la fcience


des hommes; & la trouve fi près
de l'ignorance, qu'il ne conçoit
pas comment on peut tirer va
nité de l’une & avoir honte de
1’autre, ', : : : :

Il voit à nud le fantôme de


l'immortalité, l’idole desgrands
hommes, & la rifée des fages.
Il voit les noms célèbres percer
UlIR
LES LENTILLEs. I ốr
un peu plus ou moins dans l’a
venir; &, enfin, s’arrêter com
me les autres, & fe perdre dans
un éternel oubli. , !

:3Il voit ce qui rampė, dans l’ob


jet le plus fublime ; l’endroit
obſcur, dans ce qui jette le plus
d’éclat; la partie foible, dans ce
qui paroît le plus fort : & fon
imagination ne lui préfente rien
d’éblouiffant, que fa raifon n’en
découvre tous les défauts. * *

Il voit la terre, comme un


point dans l’efpace immenfe; la
férie des ſiècles, comme un inf
tant dans la durée éternelle; &
Partie II. L
1& 2 Les LENTILLE.s.
la chaîne des aĉtions des hom
mes , comme les traces d’une
nuée de moucherons dans les
plaines de l'air.

Enfin, il refpeste la vertu; &,


au refte, tout ce qu’il apperçoit
autour de lui, aux plus petites
nuances près, lui femble égal.
Il n’eſtime rien , il ne méprife
rien , il ne donne la préféren
ce à rien , & s'accommode de
tout. . . : a,

r. On conçoit qu’un tel hom


me ne fçauroit être fufceptible
de toutes ces petites faillies de
joie qui affeštent les autres;
|

Les LENTILLE.s. I 62
mais auffi il êft à couvert dè
toutes ces petites mortifications
qui les chagrinent fi fort, & je
crois qu’il y gagne. |
|
*

* * + *

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4.
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.3 7
-'C H A P7’Ing'R E, XV»II.
‘CHEMÏN sous TERRE.
IL me relie une chofe à te faire
voir , pourfuivit le préfet de Gi—
phantie: prépare tes yeux & tes
oreilles, _& _neät’effraye de rien.
, l
, ‘\
Le ruiiï’eau ,p.dQnt nous avions
fuivi les bords"pour arriver à
l’Arbre fantafiique , en reçoit
plufieurs autres à droite & à gau—
che; ôc, comme s’il abandon
noit à regret un il beau féjour,
’ après avoir formé mille plis tor—
tueux dans la prairie, il s’élargit
confidérablement en la quittant,
JL
CHEMIN sovs rears. I 65:
& coule lentement vers fonem--
bouchure. En cet endroit, un.
foupirail, formé par la terre en
trouverte, le reçoit & le tranf
met dans des canaux fouter
reins.

Nous arrivâmes au lieu où il


a le plus d’étendue. - Le fond .
étoit d'un gravois poli, & à pei
ne couvert d'un pouce d’eau.
Le préfet y entra, & je le fui
V1S.

A peine eus-jefait quelque pas; .


que le fond me manqua : j’en
foņçai, mais jufqu’à la ceinture.
feulement; & je reftai dans cette
L iij
r ốſố CHEMIN soUs TERRE.
fituation, fans pouvoir regagner
ni l'un ni ľautre bord. Ne crains
rien, dit le préfet, & jouis tran
quillement du dernier fpe&acle
que je te réferve. -

Je m’abandonnai donc à l’ef


fort des eaux qui m’entraînoient;
. & bientôt j’entrai dans les ex
cavations fouterreines où elles
fe perdent. A peu de diſtance,
le ruiffeau qui m’emportoit fe
jette dans une rivière confidé
rable, qui bientôt fe jette elle
.même dans un fleuve. J’étois
tranſporté de courants en cou
rants; je traverfai des gouffres,
des lacs, des mers, des abyfmes.
CHEMIN sous TERRE. 1 67
Tant qu’un foible jour m’é
claira, je contemplai l'organifa
tion interne de la terre, & les
travaux bruïants qui s’y exécu
tent. Ce n’eſt autre chofe qu’un
labyrinthe de cavernes immen
fes , de grottes profondes , de
crévaffes irrégulières qui fe com
muniquent. L’eau, qui coule
dans ces fouterreins, fe répand
quelquefois dans de vaftes baf.
fins où elle femble ſtagner; quel
quefois elle s’engage dans des
canaux étroits où elle coule ra
pidement; & fe brife contre des
rochers avec tant d'impétuofité,
qu’elle fait le phofphore & jette
des éclairs; fouvent elle tombę
Liv
I ó 8 CHEMIN soUs TERRE.

du haut des voutes avec un épou


vantable fracas. L’oeil ébloui
croit voir les fondements de la
terre chanceler; on diroit que
tout fe bouleverfe, & retombe
dans le chaos.

Quand la foible lumière, dont


j’avois joui quelque temps, vint
à manquer, je me trouvai enfe
veli dans une nuit profonde,
dont l’obſcurité ne fit qu’aug
menter l’horreur où tout ce que
je venois de voir m’avoit plon
gé. Un bruit affreux, mêlé du
murmure des courants, du fiffle
ment des gouffres, du fracas des
torrents, jettoit le trouble dans
:
-
}
CHEMIN sous Terre. I 69
mon ame; & mon imagination
allarmée fe formoit mille ima
ges effrayantes.

J’allai long-temps dans ces té


nèbres; & je ne fçais combien
j’avois fait de chemin, lorſqu’u
ne foible clarté vint frapper mes
yeux. Elle ne reffembloit point
à celle qui précède le lever du
foleil ou qui fuit fon coucher;
mais à cette lueur lugubre qu’u
ne ville incendiée jette au loin
dans l’ombre de la nuit. Je fus
quelque temps fans voir quel
en étoit le principe : enfin, je
me trouvai à portée du plus ter
rible de tous les fpectacles.
17 o CHEMIN sovs TERRE.
Une vafte embouchure, me
laifſoit voir, dans une caverne
immenfe, un abyfme de feu. La
flamme dévorante confumoitra
pidement les matières combuf
tibles, dont les voutes de l’abyf:
me étoient imprégnées. Une fu
mée épaiffe & mêlée de feux
étincellants s’élançoit au loin.
De diſtance en diflance, les pier
res calcinées tomboient par mor
ceaux, & les métaux fondus for
moient des ruiffeaux enflam
més. Quelquefois des rochers
entiers , détachés du haut des
voutes, donnoient iffue à des
eaux qui fe précipitoient en
bouillonnant. A peine l'eau tou
CHEMIN sous TERRE. 171
choit aux matières calcinées &
aux minéraux en fonte, qu’il fe
faifoit les plus terribles détona
tions : les concavités du globe
en mugiffoient, leurs fondements
ébranlés s’écrouloient: & je con
çus que telle étoit la caufe de
ces tremblements de terre, qui
ont défolé tant de contrées &
englouti tant de villes.
Bientôt je retombai dans la
nuit; car j’allois toujours. A
chaque infant j’euffe été anéan
ti, fi le préfet de Giphantie n’eût
veillé fur moi. Je ne le voyois
plus : mais fes promeffes m’é
toient préfentes; & les dangers
172 CHEMIN sous TERRE:
auxquels j'avois échappé me
raffuroient fur ceux qui me ref
toient à effuyer. Peu à peu je
repris de la confiance, & je me
tranquillifaiaupoint de fairequel
ques réflexions.

Hélas! difois-je, je fuis entré


par un défert affreux dans le plus
beau féjour du monde; & j’en
fors par des gouffres, des abyf
mes & des volcans. Le bien &
le mal fe tiennent, fe fuivent
& fe terminent l'un par l’autre.
C'est ainſi que fe fuccèdent l'é
clat du jour & les ténèbres de
la nuit, les glaces des hivers &
les fleurs du printemps, les ca
CHEMIN sovs rerne. 173
reffes des zéphyrs & les fougues
des tempêtes. Cependant, de
cet enchaînement bizarre , fe
forme le fpe&acle enchanteur de
la nature. N’en doutons point:
dans l’univers, le phyſique, mal
gré fes défordres, eſt le chef
d'oeuvre d’une intelligence fans
bornes; le moral, malgré festa
ches, eft digne de l'admiration
duphilofophe:&Babylone,avec
tous fes défauts, eſt la première
ville du monde. :
• r -- ,

-: Enfin, après pluſieurs jours de


ma navigation fouterreine, je
revis la lumière; je fortis de ces
voutes affreufes ; & le dernier
- - - -
'#74 CHEMIN sovs TERRE.
courant où je me trouvai me
dépofa fur une plage maritime.
Aucun fouffle ne troubloit la fé
rénité de l'air; la mer calme fe
paroit des rayons du foſeil le
vant; & , comme une femme qui
tend les bras & fourit tendre
ment à un époux cheri, la terre
fembloit prendre une nouvelle
vie au retour de l'affre dont elle
tient fa fécondité. Peu à peumes
fens émus fe calmèrent; je re
gardai autour de moi, & je me
trouvai dans ma patrie (Nord
oueſt) à fix cents ftades de Ba
bylone, à laquelle j’adreffe &
dédie ce narré de mon voyage
2VCÍltllICUIX, , , ’

F I N.
‘1 .7 1....m .1 ,v'qrv“
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