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L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3: 1945-1948
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3: 1945-1948
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3: 1945-1948
Ebook364 pages5 hours

L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3: 1945-1948

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About this ebook

Une série bouleversante dans laquelle se côtoient des personnages de l’inoubliable série Les héritiers du fleuve ainsi que des familles françaises aux destins émouvants.

Même si la guerre est terminée, la vie tarde à reprendre son cours. Tandis que les survivants peinent à guérir leur âme écorchée, les disparus, eux, laissent des traces indélébiles et des cœurs brisés.
En Europe, la famille Nicolas trime dur pour faire renaître le verger tandis que Jacob veille à bâtir un avenir pour ses deux filles à Paris où, jadis, ils vivaient tous heureux avec Bertha. Brigitte, quant à elle, tente de surmonter la disparition de son beau Canadien auprès de Madame Foucault et de la petite Éva tandis que Gilberte, au Québec, se dévoue à aider son bon ami Ernest à surmonter la perte de son fils. L’amour triomphera-t-il réellement sur l’adversité?

Voici la conclusion magistrale de cette série où les émotions nous secouent sans relâche. Car pour espérer trouver la paix et la sérénité, encore faut-il vivre son deuil et se reconstruire…
Une guerre, deux continents, trois familles: une saga époustouflante. Du grand Louise Tremblay d’Essiambre!

Avec plus de deux millions d’exemplaires vendus et quarante ouvrages publiés, dont les séries Les héritiers du fleuve, Les soeurs Deblois, Les années du silence et Mémoires d’un quartier, Louise Tremblay d’Essiambre est une incontournable dans le paysage littéraire québécois.
LanguageFrançais
Release dateOct 19, 2016
ISBN9782897582241
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3: 1945-1948
Author

Louise Tremblay d'Essiambre

La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.

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    L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 3 - Louise Tremblay d'Essiambre

    lecture!

    PREMIÈRE PARTIE

    Juillet 1945 – Décembre 1945

    «La guerre est finie!»

    «La vraie générosité envers l’avenir consiste

    à tout donner au présent.»

    ALBERT CAMUS

    CHAPITRE 1

    Paris, le mercredi 11 juillet 1945

    D’abord en Normandie, chez les parents

    de Brigitte Lacroix, puis,

    quelques jours plus tard, chez madame

    Foucault, sa logeuse à Paris

    La décision s’était prise d’elle-même. Sans questionnements prolongés, sans véritables regrets ni déchirements d’aucune sorte.

    — Nous comprenons, ma fille, lui avait dit son père, avec tout le sérieux attendu devant une telle proposition, toute l’austérité dont il faisait habituellement preuve devant ses enfants.

    La veille, Brigitte avait timidement abordé le sujet de son avenir avec ses parents.

    — Maintenant que la guerre est terminée, pouvons-nous espérer ton retour au village, Brigitte? avait demandé sa mère tout en brassant une sauce. Je comprends qu’habiter Paris était important durant la guerre, avec tous ces gens que tu as aidés à fuir, mais maintenant…

    — Je ne sais trop, avait répondu évasivement Brigitte, décontenancée par une question qu’elle n’attendait pas aussi tôt.

    Mensonge éhonté, puisqu’elle n’avait nulle envie de revenir s’installer en Normandie.

    Brigitte avait alors pris une longue inspiration pour se donner une petite dose de courage, puis elle avait modulé sa réponse en mettant, dans sa voix, une pointe d’enthousiasme primesautier, tandis qu’elle avait rappelé le grand rêve de sa vie:

    — Maintenant que vous en parlez, maman… Justement parce que la guerre est finie, peut-être bien que je pourrais enfin m’inscrire à ce cours dont je vous ai rebattu les oreilles durant des années! Après tout, si j’étais à Paris au début de la guerre, c’était pour suivre ce cours, n’est-ce pas?

    Au fil des mots, Brigitte s’était échauffée.

    — Vous savez bien, le cours de secrétariat! Vous devez vous en souvenir, n’est-ce pas? J’en ai tant parlé, j’en ai tant rêvé! Alors, vous deux, qu’est-ce que vous en pensez?

    Spontanément, les parents s’étaient consultés du regard. C’est qu’il y avait une telle ferveur dans la voix de leur fille! Ça méritait réflexion.

    Au bout d’un court silence à l’intensité peu commune, faite d’attente anxieuse, d’une part, et de consultation muette, d’autre part, il y avait eu ces quelques mots:

    — Si tu crois que Paris est important pour toi, avait commenté son père de sa voix chuintante, alors va à Paris. Nous comprenons, ma fille.

    Il donnait suite ainsi à un bref signe de tête de la part de sa femme et la discussion n’avait pas débordé de cette approbation. Brigitte avait en effet décidé à brûle-pourpoint de profiter de cette permission inattendue, elle qui anticipait plutôt quelques bâtons dans les roues.

    Voilà pourquoi, un peu plus tôt ce matin, Maurice Lacroix avait rejoint Brigitte dans sa chambre pour lui remettre une enveloppe. La jeune femme était en train de préparer sa petite valise en prévision du départ.

    — C’est peu, je le concède, avait-il avoué de sa voix si particulière, mais c’est de bon cœur. Si ce modeste présent permet d’alléger le fardeau des études que tu veux entreprendre, cela nous fait plaisir de te l’offrir, ta mère et moi.

    — Mais papa…

    Brigitte était restée interdite, ne sachant que répondre. Néanmoins, incapable de retenir sa curiosité, elle avait finalement jeté un coup d’œil au contenu de l’enveloppe. Le cadeau, aussi modeste fût-il, était un don inestimable au regard des conditions financières plutôt précaires de la famille Lacroix. Il serait tout de même d’un bon secours.

    Cette offrande était d’autant plus surprenante que les présents ne faisaient pas partie des traditions familiales.

    Aussitôt, Brigitte s’était mise à rougir devant cette générosité inopinée. Mais avant qu’elle n’ait pu trouver un ou deux mots susceptibles d’être à la hauteur des remerciements qu’elle aurait tant voulu adresser à son père, celui-ci l’avait devancée.

    — Allez, Brigitte, cesse tes simagrées et accepte cette enveloppe de bon gré, parce que c’est ainsi qu’elle t’est donnée. Vite! Cache-moi ça dans tes bagages avant que je ne change d’avis, avait-il ronchonné, un peu bourru et visiblement ému, les mots sifflant de plus belle au sortir de ses lèvres.

    Puis, il avait conclu, sur ce ton d’humour un peu grinçant qui était le sien depuis toujours:

    — C’est ma façon à moi, un peu tordue, je l’admets, pour t’obliger à penser à tes vieux parents quotidiennement.

    Ces derniers mots avaient aussitôt détendu l’atmosphère.

    — Comme si j’allais vous oublier! avait lancé Brigitte, faussement bougonne à son tour.

    — Sait-on jamais!

    — Allons donc! avait alors rétorqué la jeune femme, sur un ton qui se voulait léger, alors qu’elle tentait de calmer les battements accélérés de son cœur. Tenezvous-le pour dit, papa: maintenant que la guerre est chose du passé et que les routes sont sans danger, vous allez me voir nettement plus souvent. À force de faire le trajet avec mes réfugiés, je sais pertinemment que le chemin qui mène de Paris à la Normandie n’est pas aussi long qu’on pourrait le croire.

    Durant ce bref mais intense dialogue, le père et la fille s’étaient dévorés des yeux. Puis, le silence s’était imposé entre eux, puisque tout semblait avoir été précisé. Les Lacroix étaient une famille de peu de mots. Le père avait alors détourné les yeux.

    — Nous ne nous plaindrons jamais d’avoir la chance de te voir, avait-il ajouté, incapable de retenir cette dernière mise au point. Jamais, tu m’entends, Brigitte… Et merci pour tout ce que tu as fait pour le pays. Ça m’a touché de façon personnelle.

    Brusquement, le ton venait de changer du tout au tout, plus ténu, plus réservé, presque fugace. Maurice Lacroix, revenu défiguré de la Grande Guerre, utilisait toujours cette intonation à la fois grave et détachée pour dire les choses du cœur, la France étant rangée sur le même rang que les humains.

    La jeune femme le sachant en avait été émue aux larmes. Elle avait alors posé une main toute légère sur le bras de son père en guise d’affection, de remerciement.

    Comme les accolades ou les baisers n’avaient jamais fait partie des démonstrations affectueuses de la famille, Maurice Lacroix avait aisément compris le sens de ce simple geste, empreint de timidité et de pudeur. À son tour, il avait posé sa main large et chaude sur celle de sa fille. Il l’avait serrée un instant avant de quitter la chambre, sans ajouter le moindre mot. Brigitte s’était alors remise à faire sa valise, soulagée, le cœur presque joyeux.

    Elle partirait avec l’approbation de ses parents, et elle venait de comprendre que c’était très important pour elle.

    Dans l’heure, Brigitte avait quitté la maison au toit de chaume avec moult promesses d’y revenir bientôt.

    — Croyez-moi! C’est à peine si on va avoir le temps de s’ennuyer les uns des autres!

    En fin de journée, la jeune femme était de retour à Paris.

    Dans les faits, le séjour en Normandie n’avait duré que deux jours. D’abord, il y avait eu une courte avant-midi occupée à encourager Françoise, sa meilleure amie, la presque sœur qui n’en menait pas très large devant son mari Rémi, qui peinait toujours à se faire à l’idée d’une vie si différente de celle qu’il avait espérée. En effet, prisonnier de guerre durant plus de quatre ans, il était revenu de captivité avec les mains blessées et insensibles. De toute évidence, cet état de choses ne lui permettrait pas de devenir mécanicien comme il en avait rêvé, le moindre boulon étant devenu impossible à saisir. Puis, Brigitte avait passé un moment trop bref à jouer avec Nathan, le fils de Françoise et son filleul, avant de faire le point avec ses parents, hier en fin de journée. Quand tout avait été dit et fait, Brigitte n’avait plus eu qu’une idée en tête, et c’était de repartir vers Paris.

    La route avait été plutôt agréable, sous le soleil de juillet, qui, s’il donnait un relief accentué aux ruines laissées par la guerre, permettait aussi l’espoir.

    Un pied à peine posé sur le trottoir devant la gare Montparnasse, et la jeune femme sut tout de suite qu’elle avait pris la bonne décision.

    Nez en l’air, elle huma longuement les senteurs de la ville.

    Évidemment qu’elle était faite pour vivre à Paris! Elle en aimait le bruit, l’odeur, les possibilités, l’effervescence, les passants, les voitures.

    Elle en aimait aussi deux résidantes, habitant à quelques kilomètres de là, et tant mieux si ses parents partageaient son point de vue. Ça ajoutait à cette grande sensation d’euphorie qui l’envahissait présentement.

    Il n’y aurait donc ni regrets ni déceptions, et l’avenir de Brigitte Lacroix passerait désormais par Paris avec la bénédiction de tous.

    La jeune femme eut à ce moment une pensée pour André Constantin, ce soldat canadien qui aurait pu modifier cette vision de l’avenir, puis elle secoua vivement la tête. André n’était plus là et, malgré la peine qui persistait quand Brigitte pensait à lui, la vie continuait inexorablement.

    Alors, Brigitte inspira longuement, jeta un dernier regard autour d’elle, puis, empruntant la rue de Vaugirard, elle se mit en marche vers la tour Eiffel, dont la fine pointe se profilait au loin, juste au-dessus des toits. Une petite demi-heure d’une promenade rapide et elle serait enfin rendue!

    Tout à coup, son cœur lui semblait aussi léger que le petit bagage qu’elle avait à la main.

    Une eau tremblante entrevue furtivement au coin d’une paupière de Simone Foucault, sa logeuse, la rassura définitivement. Elle était la bienvenue. Brigitte s’en doutait quand même un peu! Mais de le constater, encore une fois, et dès son arrivée, contribua à entretenir sa bonne humeur.

    Eva, une gamine recueillie par madame Simone durant la guerre, une petite bohémienne, comme s’entêtait à le dire madame Simone, avait été séparée de ses parents, qu’on n’avait jamais revus. Elle poussa un cri de joie quand elle reconnut Brigitte dans l’embrasure de la porte laquée de rouge qui donnait directement sur le trottoir. Ce bel entrain souligna le retour de Brigitte d’un grand éclat de rire. Sans le moindre doute possible, la gamine était ravie, et il y eut alors deux regards complices qui se rencontrèrent au-dessus de sa tête bouclée.

    Un instant de bonheur partagé à trois, puis Brigitte entra dans la maison.

    — J’avais peur de ne pas vous revoir, jeune fille! bougonna madame Foucault, la précédant dans le long corridor.

    Puis, quelques instants plus tard, alors qu’elle versait une bonne rasade de thé glacé dans ses plus beaux verres, elle précisa:

    — Admettez tout de même comme moi qu’avec la jeunesse d’aujourd’hui, on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser.

    — Allons donc, madame Simone! lança Brigitte sur un ton badin. Pour danser, ça prend les deux pieds!

    Haussement d’épaules en guise de réponse, le geste exprimait une certaine vulnérabilité. Alors, plus modérée, la jeune femme ajouta:

    — Vous n’étiez pas vraiment sérieuse, n’est-ce pas, en disant cela?

    Émotion partagée, la sollicitude était facilement perceptible dans la voix de Brigitte.

    La vieille dame s’était donc réellement inquiétée?

    Redevenue sérieuse devant la mine grave de sa logeuse, Brigitte demanda encore:

    — Vous pensiez sincèrement que je ne reviendrais jamais?

    — Hé! Comment être certaine des intentions d’autrui, jeune fille? Même ceux que l’on croit bien connaître arrivent à nous surprendre, et parfois de curieuse façon. Alors… Malgré vos dires et tout ce que vous pouvez prétendre au sujet de vos nombreux frères qui ont tendance à vous envahir quand vous retournez chez vos parents, je le sais bien, allez, que vous les aimez beaucoup.

    Brigitte esquissa un pâle sourire.

    — Je les aime, oui, nul doute là-dessus, mais me revoilà tout de même, ici, avec vous, déclara la jeune femme, une inflexion affectueuse dans la voix. Cela veut dire quelque chose, non? Et si je suis là, c’est pour un bon moment, d’ailleurs, puisque j’entends bien commencer ce fichu cours qui m’avait amenée à Paris, il y a de cela des siècles, me semble-t-il… Mes parents m’ont même donné un petit montant d’argent pour aider ma cause.

    — À la bonne heure! Cela souligne l’importance qu’ils accordent à votre choix, jeune fille.

    — Je le vois dans le même sens que vous, madame Simone, souligna Brigitte, touchée de voir que sa logeuse pensait comme elle.

    Le temps d’un soupir empreint d’une petite, d’une toute petite mélancolie, et Brigitte reprit.

    — N’empêche que c’est bien peu, ce que mes parents m’ont donné, et que je vais devoir me trouver un emploi.

    — C’est normal, vous ne pensez pas? Vous êtes jeune et en santé. Tous les jeunes de votre âge travaillent.

    — Peut-être bien, oui… Par contre, tous les jeunes de mon âge ne vont pas à l’école en même temps.

    À ces quelques mots qu’elle entendit comme une jérémiade, madame Simone leva les yeux au plafond.

    — Mais qu’est-ce que c’est que ce raisonnement? gronda-t-elle, tout en reportant un regard irrité sur Brigitte.

    — Ça veut tout simplement dire que l’idéal serait d’avoir un emploi à mi-temps, se hâta de préciser la jeune femme. Avec les études, je ne vois pas comment je vais…

    — Arrêtez de vous plaindre, Brigitte! interrompit sèchement madame Foucault. Vous n’êtes pas la première à devoir occuper un emploi tout en poursuivant vos études! Et vous ne serez pas la dernière, non plus… Puis, quelques heures de travail par semaine, ça ne fait mourir personne, et ça devrait suffire à couvrir vos petites dépenses. Ainsi qu’à payer votre inscription, bien entendu. Avouez tout de même que ça ne serait pas la mer à boire, quelques heures d’un boulot qui vous plairait! D’autant plus que par les temps qui courent, on a presque l’embarras du choix. Pourquoi toujours vous mettre martel en tête, ma pauvre fille?

    Quand madame Simone y allait de cette expression, c’était que «la pauvre fille» commençait à l’exaspérer. La voix de Brigitte se fit alors douce comme le miel.

    — Je ne me tourmente pas inutilement, madame Simone. Qu’est-ce que c’est que cette idée, et pourquoi vous en prendre à moi de la sorte? C’est à vous que je pense, en m’interrogeant ainsi. Je veux que tout aille pour le mieux pour tout le monde. S’il n’était question que de mes menues dépenses, oui, quelques heures de travail par semaine devraient suffire, vous avez tout à fait raison. Je suis économe par principe, et je n’aime pas jeter l’argent par les fenêtres. Vous le savez.

    — Je le sais. Alors? Qu’est-ce qui vous chicote? Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans? Je ne vous suis pas très bien dans votre réflexion et je le vois, allez, que vous êtes tiraillée!

    — C’est qu’il y a aussi le loyer, madame Simone! Pas juste mes menues dépenses. Il y a aussi les comptes, et la nourriture, et…

    — Qui parle de loyer, ici? coupa sévèrement la vieille dame. Il me semble avoir déjà eu cette discussion avec vous. L’auriez-vous oublié? Et il me semble aussi qu’on avait réglé le problème. Quant à la nourriture, il y a toujours eu quelque chose sur la table, non?

    Tout en parlant, et peut-être pour éviter d’avoir à croiser le regard de Brigitte tant elle craignait de lever le ton, Simone Foucault détourna les yeux et se mit à détailler la cuisine.

    Les étagères commençaient à se remplir lentement, au fur et à mesure que les denrées se faisaient plus disponibles. C’était un réel plaisir pour Simone Foucault de retrouver la normalité des choses, en ce temps de l’après-guerre, mais il était vrai, aussi, que tout cela coûtait très cher, beaucoup plus qu’avant ces dernières années de disette.

    La vieille dame retint un soupir d’impatience.

    La nourriture était-elle devenue à ce point dispendieuse que ce fait d’une banalité navrante pourrait lui donner envie de revenir sur une décision qu’elle croyait irrévocable?

    En clair, se casser la tête pour joindre les deux bouts serait-il suffisant pour oser demander une pension à cette Brigitte qu’elle préférait considérer un peu comme sa fille?

    Madame Simone le poussa finalement, ce long soupir qu’elle avait retenu, surprise de se sentir tout hésitante, et trouvant surtout infiniment désagréable de devoir toujours tout ramener à l’argent.

    Par ailleurs, même si tout lui semblait affreusement cher depuis la fin de la guerre, toutes ces dernières années de privation avaient eu cela de bon: elle, Simone Foucault, avait appris à faire à peu près tout avec moins. N’en déplaise à Brigitte, qui s’était souvent plainte de la soupe aux choux, d’ailleurs! Au moins sa jeune pensionnaire avait-elle mangé à sa faim et personne ne s’était ruiné!

    Ce petit souvenir ramena madame Simone à de meilleurs sentiments et son irritation fondit comme neige au soleil. Pourquoi s’en prendre à Brigitte, qui faisait preuve d’une belle loyauté à son égard et ne voulait sûrement pas l’importuner inutilement?

    Bien au contraire, l’intention généreuse de la jeune femme était tout à son honneur.

    C’est pourquoi, malgré la tentation qui se faisait pernicieuse, Simone tiendrait bon et ne demanderait rien. Et c’était bien plus qu’une simple question de principe, il lui fallait le reconnaître: à ses yeux, Brigitte Lacroix ne serait plus jamais une simple locataire.

    En fait, depuis des mois et des mois, maintenant, Brigitte ne lui avait pas donné le moindre centime, et elles avaient quand même réussi à survivre, toutes les deux, puis, toutes les trois, à partir du moment où on avait ajouté Eva à l’équation. Sans en avoir l’air, la vie avait fait en sorte que la relation entre les deux femmes avait largement débordé de ce cadre de propriétaire-locataire qui s’était spontanément instauré à l’arrivée de la jeune femme à l’été 1940. C’est ce que Simone Foucault allait tenter de faire comprendre à Brigitte, une bonne fois pour toutes!

    De son côté, Brigitte s’était bien gardée d’interrompre ce court moment de réflexion, connaissant de mieux en mieux les habitudes et les manies de madame Foucault. Depuis longtemps, elle savait qu’il ne servait à rien de bousculer cette vieille dame qui avait le caractère plutôt prompt!

    Pendant ce temps, Eva, assise tout à côté, ne cessait de dévorer la jeune femme des yeux. Manifestement, à l’instar de celle qui l’avait recueillie, la gamine avait entretenu la crainte insensée, et surtout fort inutile, de ne jamais revoir Brigitte.

    Le temps de jeter à son tour un long regard sur la cuisine et ce coin de jardin qu’on apercevait à travers le grillage de la porte, le temps aussi de se répéter, toujours aussi émue, que dans cette maison, elle se sentait aussi bien que chez ses parents, et Brigitte tourna enfin la tête vers madame Simone.

    — Je sais bien que vous n’avez pas parlé du loyer, reprit-elle tout doucement, mais quand même… Il me semble, maintenant que la guerre est finie, que la situation n’est plus tout à fait pareille et…

    — Taisez-vous, jeune fille!

    Simone Foucault s’était redressée. Le ton employé était péremptoire, malgré la surprenante clémence qui enveloppait cette voix plutôt rocailleuse.

    — Ne dites pas de sottises, vous pourriez le regretter!

    À ces derniers mots, lancés malicieusement, Brigitte crut deviner ce qui allait suivre. Les discours alambiqués de Simone Foucault se faisaient souvent obscurs, certes, mais elle commençait à y être habituée. Elle soupçonna donc que la vieille dame lui affirmerait, haut et fort, qu’elle ne voulait recevoir aucun loyer! N’empêche que pour Brigitte, ce qui pouvait être bon en temps de guerre ne l’était pas nécessairement aujourd’hui, et elle avait bien l’intention de tenir son bout.

    Au même instant, flairant, elle aussi, que Brigitte allait insister, Simone Foucault l’observait à la dérobée. Lèvres mordillées et sourcils froncés sur un regard vague, la réflexion de Brigitte semblait intense. Alors, bonne joueuse, madame Simone décida d’y mettre un terme immédiat. Elle lança donc, pince-sans-rire:

    — S’il fallait que le côté mercantile découlant de votre insistance à vouloir payer une pension me saute aux yeux, c’est vous, jeune fille, qui perdriez au change!

    Brigitte sursauta et tourna la tête. À l’autre bout de la table, le regard de Simone Foucault brillait d’un éclat espiègle, presque juvénile, tout à fait inattendu.

    — Vous ne voyez donc pas l’effort titanesque que me demande la décision d’écarter une éventuelle mensualité? insista la logeuse, toujours sur le même ton taquin.

    — Alors là…

    Regard fripon et index tapotant la table, madame Simone la fixait avec attention, un sourire amusé sur les lèvres.

    La détente ressentie par Brigitte fut instantanée, et il n’en fallut pas plus pour qu’elle admette enfin que la proposition était sincère et, sans aucun doute, longuement mûrie.

    Quoi qu’il en soit, le sourire de madame Simone était d’une éloquence persuasive, elle qui ne souriait que très peu, sauf en présence d’Eva.

    Brigitte comprit au même instant que son intuition avait été la bonne et que les liens l’unissant à madame Foucault n’étaient pas uniquement dus aux tensions provoquées récemment par la guerre, comme on aurait pu le croire, ou tributaires de cette obligation qu’ils avaient tous ressentie à se serrer les coudes. Entre les deux femmes, il y avait beaucoup plus qu’une attitude de convenance, découlant d’un simple compromis dû aux circonstances passées, ou encore provenant de certaines confidences, échangées de part et d’autre, lors de moments particulièrement éprouvants. Brigitte eut alors l’absolue conviction que la maison de Simone Foucault était aussi la sienne.

    Une longue inspiration de soulagement souligna cette constatation et, à son tour, Brigitte offrit un large sourire à la vieille dame que la vie n’avait pas particulièrement gâtée. Restée veuve à la fin de la Grande Guerre, Simone Foucault avait perdu son unique fille quelques années plus tard, victime d’une leucémie. Si aujourd’hui Brigitte avait sensiblement l’âge qu’aurait sa fille Nicole, et qu’aux yeux de madame Simone, elle l’avait en quelque sorte remplacée, il y avait aussi la petite Eva qui avait pris la place laissée vacante dans son cœur, puisque sa fille était morte en bas âge.

    — Si j’ai bien compris, le loyer n’est pas un sujet de conversation possible entre nous deux, n’est-ce pas? demanda alors Brigitte.

    — Enfin!

    — D’accord, madame Simone, je n’en parlerai plus. Cependant, promettez-moi qu’en cas de besoin, vous me ferez signe.

    — Qu’est-ce que vous allez penser là? Bien sûr que je vous ferai signe.

    Les sourcils de madame Simone avaient repris leur place habituelle, froncés au-dessus de son regard perçant, et la bouche était de nouveau entourée par deux rides de chamaillerie.

    — Je ne me laisserai pas mourir de faim pour vos beaux yeux, jeune fille, soyez-en certaine, grommela Simone Foucault à sa manière coutumière… Cependant, je doute grandement qu’on soit obligées d’en arriver là. Ceci étant dit, dorénavant, dans cette demeure, vivront une vieille dame un peu bourrue, je l’admets, une enfant adorable qui se prénomme Eva, et une jeune femme un brin anxieuse devant la vie et qui fait un lien plutôt harmonieux entre les deux… Est-ce que cela vous convient, Brigitte?

    — Bien sûr, qu’est-ce que vous croyez?

    — Alors tant mieux, nous envisageons la situation d’un même œil. À nous trois, vous, Eva et moi, nous formerons une belle petite famille.

    Au mot «famille», le nom d’André Constantin traversa malencontreusement l’esprit de Brigitte. Sursaut du cœur, la jeune femme fut brusquement attristée. La mort du jeune soldat canadien, rencontré chez son amie Françoise, avait laissé un grand vide dans le cœur de Brigitte. Cependant, si la jeune femme tiqua mentalement, elle n’en laissa rien voir. Le moment ne se prêtait pas aux vains regrets ni aux confidences nostalgiques, tandis qu’à travers ses propos, madame Simone regardait résolument vers l’avenir.

    — Alors, Brigitte? demanda-t-elle enfin. Et ce cours de secrétariat que vous venez de mentionner, à l’instant? Quand est-ce que vous comptez vous y inscrire?

    Tout en questionnant de la sorte, Simone Foucault s’était levée de table et elle avait ramassé les verres vides au passage. Présentement, elle clopinait dans la cuisine, passant de la table à l’évier, puis de l’évier au garde-manger. Elle avait une carotte et quelques haricots jaunes à ajouter au menu du soir et, pourquoi pas, un dessert à confectionner. Après tout, c’était jour de fête, puisque Brigitte était de retour.

    Puis Eva serait contente!

    Le repas fut donc préparé dans une joyeuse ambiance. On parla évidemment du cours qui, normalement, devrait commencer à l’automne.

    — Du moins était-ce là la date dont on avait parlé, au moment de ma première inscription. Si vous saviez, madame Simone, comme cette époque me semble lointaine!

    — Et à moi, donc! J’ai l’impression que c’est toute une vie qui a eu le temps de s’écouler depuis le jour où vous avez sonné à ma porte! Mais dites donc! Si le cours n’est qu’à l’automne, vous aurez amplement le temps de vous amasser un petit pécule! Souci de moins pour vous, n’est-ce pas, quand les études commenceront!

    Ensuite, comme de raison, on apprécia l’été, qui était beau.

    — Le fait de savoir que la guerre est bel et bien terminée donne un éclat nouveau au soleil, je crois bien. Ne trouvez-vous pas, Brigitte?

    — C’est vrai! À moi aussi, tout semble plus beau, plus joyeux.

    Enfin, tout en dressant la table, on se demanda, sur un ton rempli d’espoir et de respect, ce qu’étaient devenus Jacob Reif et sa famille.

    Les Reif étaient cette famille juive que Brigitte avait connue à son arrivée à Paris, le père, Jacob Reif, étant son patron à la blanchisserie où elle avait travaillé durant quelque temps.

    De nombreux mois plus tard, Brigitte avait aidé la mère et les deux filles à fuir vers des cieux plus cléments. En effet, tandis que Bertha, Klara et Anna Reif avaient pu se rendre en Normandie, Jacob, le père, était resté à Paris pour camoufler leur fuite, disait-il. Malheureusement, quelques jours plus tard et avant qu’il puisse rejoindre sa famille, il avait été arrêté lors d’une des nombreuses rafles qui avaient visé les Juifs. Heureusement, il s’en était sorti sain et sauf, comme Brigitte avait pu le constater lors d’une courte visite, quelques semaines auparavant, alors que le pauvre homme était justement à la recherche de sa femme et de ses filles. Depuis, Brigitte ne l’avait pas revu.

    — Si vous saviez à quel point j’espère toujours recevoir de leurs nouvelles, soupira la jeune femme. Je rêve même qu’un beau jour, ils vont être là, tous ensemble, devant la porte… Ou alors, je recevrai à tout le moins une lettre me donnant l’heure juste les concernant!

    — Moi aussi, jeune fille, j’aimerais bien savoir ce qu’il devient, votre monsieur Jacob! Vous aviez raison, vous savez: une toute petite soirée a suffi pour que je comprenne ce que vous vouliez dire quand vous affirmiez que votre patron était un homme exceptionnel, un être hors du commun.

    — C’est vrai. Monsieur Jacob est sans conteste un être d’exception.

    L’air venu de la cour était doux comme une caresse, tandis que le soleil s’entêtait à rester accroché haut dans le ciel, comme s’il n’avait pas l’intention de se coucher, aujourd’hui.

    — Et maintenant, à table! claironna Brigitte, à l’instant précis où le «drelin» de la petite sonnette fixée sur la porte d’entrée se faisait entendre.

    Les deux femmes échangèrent un regard surpris au-dessus de la table bien garnie.

    — Mais voulez-vous bien me dire…

    De toute évidence, Simone Foucault était inquiète.

    — Installez-vous avec Eva, ordonna-t-elle précipitamment à Brigitte. Attendez-moi pour manger, cependant, je reviens à l’instant. Mais qui donc…

    Sans compléter sa pensée, Simone Foucault arracha son tablier et le lança sur une chaise. Anxieuse par réflexe, une attitude tout à fait normale après toutes ces années sombres qu’elle venait de traverser, madame Simone quitta la cuisine sans tarder.

    D’un pas résolu, même si, malgré la chaleur de l’été, il lui restait un léger boitillement dû à l’arthrite, madame Foucault se dirigea vers l’autre bout du long couloir qui suivait le mur mitoyen de la maison. Tout en

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