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PP Andenna.

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VITA E PENSIERO
Università
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«Le Settimane internazionali della Mendola»


Nuova Serie 2007-2011

Religiosità e civiltà
Conoscenze, confronti,
influssi reciproci tra le religioni
(secoli X-XIV)
STO R IA | R ICER CH E

Atti del Convegno Internazionale


Brescia, 15-17 settembre 2011

a cura di GIANCARLO ANDENNA

Indici a cura di Elisabetta Filippini

VITA E PENSIERO
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Il presente volume ha ricevuto il contributo finanziario


dell’Università Cattolica sulla base di una valutazione dei
risultati della ricerca in essa espressa. Inoltre ha goduto di un
finanziamento dell’Eulo (Ente Universitario della Lombardia
orientale) e di un apporto del FOVOG (Forschungsstelle für
Vergleichende Ordensgeschichte) della Technische Universität
Dresden.

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del 15% di ciascun volume dietro pagamento alla SIAE del compenso previsto
dall’art. 68, commi 4 e 5, della legge 22 aprile 1941 n. 633.
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© 2013 Vita e Pensiero - Largo A. Gemelli, 1 - 20123 Milano


ISBN 978-88-343-2453-0
INDICE

PresentazioneVII

Diario degli interventi IX

Elenco dei partecipanti e dei borsisti XII

alla scoperta dell’altro da sé

johannes fried
Religionsbegegnungen im Wandel. Beobachtungen
zu Reiseberichten vom frühen zum späten Mittelalter 3

martial staub
The Religion of the Multitude. On Christianity
and her representation in medieval society – and beyond 35

giancarlo andenna
Missionari: conoscenze empiriche di territori e di uomini
culturalmente diversi. Confronti e contrapposizioni 45

conoscenze

peter von moos


Païens et païens. La «Quaestio» de Lambert du Mont
sur le salut éternel d’Aristote 67

alessandro ghisalberti
Aristotele in Occidente. Il cambio del paradigma 119

rudolf kilian weigand


Die Mongolen in Nürnberg. Zu Expansion des Kanonwissens
über den Osten in Enzyklopädien für die Predigt 133
VI indice

anna sapir abulafia


The ambiguities of medieval Christian relations with Jews 151
chiara frugoni
La rappresentazione dell’Altro nei testi e nelle immagini 165
massimo oldoni
La sincresi incessante. Tradizioni, letterature, intersezioni 203
felicitas schmieder
L’evoluzione del questionario per l’osservazione
empirica e il suo impiego 227
alessandra veronese
Interazioni economiche e sociali tra ebrei e cristiani
con particolare riguardo all’area mediterranea 239
franco cardini
Crociata e Reconquista. Incontro-scontro con il mondo arabo 253
brigitte m. proksch
Äthiopisches Christentum und Synkretismus: das Beispiel
des äthiopischen Mönchtums 277

influssi reciproci
kay peter jankrift
Zwischen den Armeen von Se'ı̄r und Kedār.
Das mittelalterliche Christentum im Urteil muslimischer
und jüdischer Zeitgenossen 295

conclusioni
petrus bsteh
Historische Periodisierungen: ein heilsgeschichtlicher
Deutungsversuch327

nicolangelo d’acunto
Osservazioni conclusive 335

cosimo damiano fonseca


Intervento alla Tavola rotonda conclusiva 339

Indice dei nomi di persona e di luogo 341


Conoscenze
Peter Von Moos

Païens et païens
La «Quaestio» de Lambert du Mont
sur le salut éternel d’Aristote

À Adriano Prosperi

Pour comprendre la signification médiévale de ‘paganisme’, il est in-


dispensable de partir de la distinction fondamentale que le moyen âge
établit entre les infidèles ayant vécu avant ou après la venue du Christ.
Ces deux groupes de païens font rarement l’objet d’un même discours.
Dans le discours ‘humaniste’, les penseurs, poètes ou héros de l’anti-
quité préchrétienne jouissent d’une estime extraordinaire. Pour les
théologiens et historiens par contre, les païens contemporains, les Sar-
rasins d’abord, sont considérés comme des mécréants et ennemis de la
vraie religion. Le paganisme n’est donc pas le dénominateur commun
aux grands penseurs anciens et, par exemple, aux philosophes arabes
du moyen âge.
Il existe cependant un discours qui confronte les païens des deux
catégories: le discours théologique de la sotériologie et de l’histoire du
salut. Le débat sur le salut des infidèles lors du moment crucial de l’In-
carnation, zénith et acmé de toute l’histoire sainte, débat initié par les
premiers apologètes patristiques, se perpétue chez les scolastiques et les
humanistes de la Renaissance. Tout un sous-genre de quaestiones s’est
constitué autour de ce sujet que résume bien le sous-titre de la quaestio
d’un théologien que nous nous proposons d’étudier1: «On demande si
tous les peuples de tous les temps ont pu obtenir du Créateur de l’uni-
vers le salut de la béatitude éternelle». La question n’est pas anodine,
elle engage la légitimité du système et nourrit les angoisses existentielles
des individus. Une réponse affirmative aurait dépouillé le christianisme
de son unicité irremplaçable, une réponse négative l’aurait isolé d’un
monde qu’il avait mission de convertir. Les solutions apportées se si-
tuent entre ces extrêmes. En revendiquant sa nouveauté radicale, le

1
Cette formule se trouve dans la quaestio de Lambert du Mont que nous allons ana-
lyser (cfr. infra, n. 14, 2ra, p. 5): «Queritur itaque utrum pro omni tempore seculi
nationes terrarum poterant ab omnium rerum conditore consequi salutem beatitu-
dinis eterne». Sur le sens étymologique de nationes cfr. infra, nn. 17, 41 s.
68 peter von moos

christianisme est, dès l’origine, pris entre des exigences contradictoires.


Comme le dit Hans Blumenberg2,
il avait besoin du rattachement au monde (tel qu’il subsistait malgré tout), s’il
ne voulait pas perdre toute chance d’y être seulement discuté et encore moins
d’y jouer un rôle; il devait gagner ce rattachement et, à la fois, occulter que
ce besoin et cette nécessité lui étaient inéluctables. L’acceptation passe par la
dissimulation de son propre motif. Le christianisme s’intégra dans une téléolo-
gie de l’histoire (de prime abord construite par lui-même): dans la tradition il
transforma en question tout ce à quoi il crut pouvoir se présenter comme réponse.
Tout ce qui est nouveau doit s’afficher comme réponse.

Les quaestiones ou débats scolastiques pour et contre le salut des païens


proposent des solutions intermédiaires, susceptibles d’atténuer ou de
renforcer l’exclusivisme ecclésial. La base en est un petit nombre de
passages scripturaires essentiels. La rigueur ecclésiastique trouve sa
justification chez Jean 3, 5: «à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul
ne peut entrer au royaume des cieux», et 3, 18: «qui ne croit pas est
déjà condamné». Le libéralisme théologique par contre se fonde sur
Rom 2, 14: «Quand les païens sans avoir de loi font naturellement
ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi  à eux-mêmes… ils
montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur»
et ITim 2, 4: «Dieu veut que tous les hommes soient sauvés». Il s’agit
d’équilibrer le particularisme et l’universalisme du salut, l’exclusion
et l’inclusion dépendant de la foi et du baptême. Deux maximes cé-
lèbres résument les positions: celle de Cyprien3: salus extra ecclesiam

2
H. Blumenberg, Kritik und Rezeption antiker Philosophie in der Patristik, «Studium Gene-
rale», 12 (1959), pp. 485-497, en part. p. 487 (réimprimé dans Id., Ästhetische und meta-
phorologische Schriften, éd. A. Haverkamp, Frankfurt a.M. 2001, pp. 261-290, 269): «Das
Christentum mußte Anschluß an die (nun doch weiter bestehende) Welt gewinnen,
wenn es nicht seine bloße Diskutabilität in ihr verlieren wollte, von Wirkungsmöglich-
keiten gar nicht zu reden. Es mußte Anschluß gewinnen und doch zugleich unkennt-
lich werden lassen, daß dies seine Not und Notwendigkeit war. Es ist der Sinn der
Rezeption, ihren eigenen Grund zu verschleiern. Das Christentum stellte sich in eine
(von ihm allererst konstruierte) Teleologie der Geschichte hinein: es machte alles das
in der Tradition zur Frage, worauf es die Antwort darstellen zu können glaubte. Alles
Neue muß als Antwort auftreten können». Le meilleur exemple scripturaire de ce
principe est sans doute le discours de Paul sur l’Aréopage (Act 17); cfr. infra, pp. 85-86.
3
De catholicae ecclesiae unitate 6, 146 et Ep. 73, 21 (CCSL 3), le plus souvent cité sous la
forme de «extra ecclesiam nulla salus»; la formule devint un enjeu historique lors du
concile d’union de Ferrare et Florence (1438-1442), où elle servit à affirmer l’exclu-
sion radicale des juifs, païens et chrétiens schismatiques ou hérétiques; voir C.L.
Vitto, The Virtuous Pagan in Middle English Literature, «Transactions of the American
Philosophical Society», 79.5 (1989), pp. 1-100, en part. pp. 1, 41 s.; C. Windhorst,
païens et païens 69

non est, et celle de Tertullien4: anima naturaliter christiana.


Le caractère existentiel du problème se manifeste de façon particuliè-
rement brûlante pendant les périodes d’évangélisation. À l’époque caro-
lingienne, par exemple, Godescalc d’Orbais fut confronté à une nécessité
personnelle de radicaliser la doctrine de la grâce augustinienne et d’en
développer ‘l’hérésie’ de la double prédestination. Après la christianisa-
tion de la Saxe, ce moine, descendant de la noblesse saxonne et attaché
aux valeurs familiales, tenta de comprendre par quelle justice ou logique
divine ses parents avaient reçu le baptême mais non ses grands-parents.
Il l’expliqua par la liberté absolue de Dieu de donner ou de refuser la
première grâce5. Une explication plus ‘humaine’ du même problème est
relevée par Leibniz dans l’évangélisation des jésuites au XVIe siècle6: saint
François Xavier aurait répondu aux Japonais qui l’interrogeaient sur le sort
de leurs ancêtres non baptisés: que «s’ils avaient bien usé de leurs lumières
naturelles, Dieu leur aurait donné les grâces nécessaires pour être sauvés».
La recherche sur notre sujet est plutôt déséquilibrée. À l’exception
de l’excellente monographie de Louis Capéran, Le problème du salut des
infidèles de 1912, complétée et rééditée en 1934 (dont un tiers seulement
traite du moyen âge)7, presque toutes les études ne s’intéressent qu’à des

«Extra ecclesiam nulla salus est». Beobachtungen zur Frage der Teilhabe der Heiden am Heil
bei Nikolaus von Kues, in A. Lexutt - W. Matz (Hrsg.), Relationen. Studien zum Über-
gang vom Spätmittelalter zur Reformation, Münster 2000, pp. 265-281.
4
Apologeticum 17, 27 (CCSL 1): «O testimonium animae naturaliter christianae!»;
voir J. Daniélou, Message évangélique et culture hellénistique aux IIe et IIIe siècles, Tournai
1961, pp. 23-25.
5
G. Schrimpf, Das Werk des Johannes Scotus Eriugena im Rahmen des Wissenschaftsverständ-
nisses seiner Zeit, Münster 1982, pp. 113-129; G.L. Potestà, Ordine ed eresia nella contro-
versia sulla predestinazione, in C. Leonardi­- E. Menestò (a cura di), Giovanni Scoto nel
suo tempo. L’organizzazione del sapere in età carolingia, Atti dei Convegni dell’Accademia
Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n.s., 1, Spoleto 1989, pp.
383-411; D. Ganz, The Debate on Predestination, in M. Gibson - J.L. Nelson (eds.), Charles
the Bald, Court and Kingdom, Aldershot 1990, pp. 283-302; P. von Moos, Le secret de la
prédestination, dans A. Paravicini Bagliani - F. Santi (a cura di), Il segreto nel Medio Evo.
Potere, scienza e cultura, «Micrologus», 14 (2006), pp. 9-40, en part. pp. 16-17.
6
G.W. Leibniz, Essais de théologie (texte original français), I § 95; Id., Die philosophis-
chen Schriften, hrsg. von C.I. Gerhardt, Berlin 1875-90, VI, p. 156, ce qui correspond
aux théories scolastiques de la foi implicite et surtout du Facienti quod est in se Deus
non denegat gratiam, théories analysées infra, pp. 89 s.
7
L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, vol. I, Essai historique, vol. II, Essai théolo-
gique, Paris 1912; nouvelle édition revue et mise à jour, Toulouse 1934, qui sera citée
ici; voir également S. Harent, Infidèles (Salut des), dans Dictionnaire de Théologie catho-
lique, Paris 1930 ss., vol. VII, pp. 1726-1930. Parmi les études d’une orientation plus
générale on peut encore citer F. Grady, Representing Righteous Heathens in Late Medieval
70 peter von moos

cas particuliers. Nous en trouvons sur Socrate, souvent élevé au rang de


martyr par les Pères de l’Église et leur tradition médiévale8. On s’y plaît
à citer le bon mot d’Érasme9: Sancte Socrate ora pro nobis. Plus nombreuses
encore sont les études consacrées à l’empereur Trajan, sauvé de l’enfer
grâce aux larmes et aux prières de Grégoire le Grand, légende un peu
suspecte aux théologiens, mais très répandue dans les littératures ver-
naculaires10. Enfin, on ne compte plus les travaux sur le traitement de

England, New York 2005; R. Tzanaki, Mandevilles’s Medieval Audiences, Aldershot 2003,
ch. 5: «Theological Considerations», pp. 219-268; C.L. Vitto, The Virtuous Pagan (n.
3) et R. Imbach, De salute Aristotilis, Fußnote zu einem scheinbar nebensächlichen Thema, in
Cl. Brinker (Hrsg.), «Contemplata aliis tradere», [Festschr.] A. M. Haas, Bern etc. 1995,
pp. 157-173; M. Dumais, Le salut en dehors de la foi en Jésus-Christ? Observations sur trois
passages des Actes des Apôtres, «Église et théologie», 28.2 (1997), pp. 161-190; Daniélou,
Message évangélique (n. 3); C. Gnilka, XPH∑I∑, Die Methode der Kirchenväter im Umgang mit
der antiken Kultur, vol. I, Der Begriff des «rechten Gebrauchs», vol. II, Kultur und Conversion,
Basel 1984-1993; T. Hahn, The Indian Tradition in Western Intellectual History, «Viator», 9
(1978), pp. 213-234. Une vieille tradition de recherche germaniste (d’origine roman-
tique) sur le ‘noble païen’ tend à niveler et banaliser les problèmes théologiques de
notre étude; la dernière publication de ce genre se contente de ranger les païens avec
les barbares et autres marginaux dans la catégorie sociologique globale des ‘autres’:
M. Schotte, Christen, Heiden und der Gral. Die Heidendarstellung als Instrument der Rezep-
tionslenkung in den mittelhochdeutschen Gralromanen des 13. Jahrhunderts, Bern etc. 2009.
Avant les dernières épreuves de ce volume je viens de découvrir: J.E. Rubio, Salvar Ari-
stòtil? La teologia davant la cultura pagana a la tardor medieval, «eHumanista», 13 (2009),
pp. 173-194 sur le poème catalan Memorial del pecador remut (XVe siècle) de Felip de
Malla. J’y reviendrai dans le travail annoncé infra, n. 14.
8
Par ex. K. Döring, Exemplum Socratis, Studien zur Sokratesnachwirkung in der kynisch-
stoischen Popularphilosophie der frühen Kaiserzeit und im frühen Christentum, Wiesbaden
1979, pp. 143-161; A.M. Malingrey, Le personnage de Socrate chez quelques auteurs chré-
tiens du IV e siècle, dans «Forma futuri»: Studi in onore del Cardinale M. Pellegrino, Torino
1975, pp. 159-178; I. Opelt, Das Bild des Sokrates in der christlichen lateinischen Litera-
tur, in H.D. Blume et al. (Hrsg.), Platonismus und Christentum, Festschrift H. Doerrie,
Münster 1983, pp. 197-207; T. Deman, Socrate dans l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin,
«Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques», 29 (1940), pp. 177-205; E.
Jeauneau, Fulbert, notre vénérable Socrate, dans M. Rouche (éd.), Fulbert de Chartres,
précurseur de l’Europe médiévale?», Paris 2008, pp. 19-32.
9
Convivium religiosum, Erasmi opera omnia (ASD), I 2, eds. L.-E. Halkin et al., Am-
sterdam 1972, p. 254; cfr. R. Marcel, «Saint» Socrate, patron de l’humanisme, «Revue
Internationale de Philosophie», 5 (1951), pp. 135-143. Le livre de Döring (n. 8) se
termine par ce ‘lieu commun’.
10
Voir surtout M. Colish, The Virtuous Pagan: Dante and the Christian Tradition (1996),
in Ead., The Fathers and Beyond (Variorum), Ashgate 2008, ch. XVII; G. Whatley, The
Uses of Hagiography. The Legend of Pope Gregory and the Emperor Trajan in the Middle Ages,
«Viator», 15 (1984), pp. 25-63; en outre B.D. Schildgen, Dante and the Orient, Chica-
go 2002, pp. 92-109: «The Salvation of Pagans»; M. Picone, La «viva speranza» di
païens et païens 71

ce sujet dans la Divine Comédie de Dante, pour qui ce même Trajan et le


juste Ripheus de Troie sont les deux seuls païens admis au paradis, et
qui imagine une version hybride des limbes (Inf. IV), peuplés d’enfants
morts sans baptême, de grands esprits de l’Antiquité guidés par Aristote –
il maestro di color che sanno – et même de païens médiévaux comme Sala-
din, Avicenne et Averroès. Ce réceptacle, sympathiquement qualifié de
«noble château», implique un état neutre «de désir sans espoir», dépour-
vu de tourments mais également de la vision béatifique11. Il est difficile
d’apporter du nouveau sur ces ‘thèmes carrefours’ de la recherche12,

Dante e il problema della salvezza dei pagani virtuosi. Una lettura di Paradiso 20, «Quader-
ni d’italianistica», 10 (1989), pp. 251-268; Grady, Representing Rightous Heathen (n.
7), pp. 17-44; P. Gradon, Trajanus Redivivus: Another Look at Trajan in Piers Plowman,
in D. Gray - E.G. Stanley (eds.), Middle English Studies Presented to Norman Davis,
Oxford 1983, pp. 93-114; N.J. Vickers, Seeing is Believing: Gregory, Trajan, and Dante’s
Art, «Dante Studies, with the Annual Report of the Dante Society», 101 (1983), pp.
67-85; F. Ohly, Sage und Legende in der Kaiserchronik, Darmstadt 19682, pp. 119-128.
11
Voir en part. Th. Ricklin, Il «nobile castello» e le tradizioni filosofiche antiche, in A.
Palazzo (a cura di), L’antichità classica nel pensiero medievale (Atti del Convegno della
Società italiana per lo studio del pensiero medievale, Trento, 27-29 settembre 2010,
FIDEM, Textes et Études du Moyen Âge, 61), Porto 2011, pp. 279-306; G. Cremascoli,
Paganesimo e mondo cristiano nel commento a Dante di Benvenuto da Imola, in P. Palmieri
- C. Paolazzi (a cura di), Benvenuto da Imola, lettore degli antichi e dei moderni, Ravenna
1991, pp. 111-125; Imbach, De salute Aristotilis (n. 7), pp. 158-167; Vitto, The Virtuous
Pagan (n. 3), pp. 36-49; Colish, The Virtuous Pagan (n. 10), pp. 30-35; Whatley, The
Uses of Hagiography (n. 10), pp. 35-49; infra, n. 74.
12
On hésite à ajouter à ces exemples du salut des païens une scène célèbre du
Willehalm de Wolfram von Eschenbach beaucoup discutée parmi les germanistes
qui aiment l’appeler «le discours de tolérance» de Gyburg (hrsg. von J. Heinzle,
Bibliothek deutscher Klassiker 69, Frankfurt 1991, VI, ch. 306-310), tout d’abord, parce
qu’il s’agit de la possibilité du salut des païens de leur vivant (dans le tempus ope-
randi), mais surtout parce qu’elle ne remet pas en cause le principe extra ecclesiam
nulla salus. La reine arabe convertie et devenue l’épouse du héros chrétien plaide en
faveur de sa famille restée païenne. Il n’y a rien d’hétérodoxe ou de relativiste dans
le discours de Gyburg: tout légitime que soit le combat contre les ennemis de la foi,
une fois vaincus, il faut leur épargner une mort qui les priverait de la conversion et
du salut éternel. La notion de ‘tolérance’ est d’ailleurs mal choisie pour une scène
qui montre de façon exemplaire l’imbrication ambivalente, voire contradictoire
de l’idée de croisade avec celle de l’évangélisation; cfr. infra, n. 137. Nous aurons
cependant l’occasion d’y revenir, car certains motifs de ce plaidoyer sont d’une pro-
fondeur théologique rare dans un roman courtois (cfr. infra, n. 42). De l’abondante
bibliographie je ne retiens que trois travaux qui me semblent les plus pertinents et
équilibrés: R. Schnell, Die Christen und die «Anderen», Mittelalterliche Positionen und
germanistische Perspektiven, in O. Engels - P. Schreiner (Hrsg.), Die Begegnung des
Westens mit dem Osten, Sigmaringen 1993, pp. 185-202 et C. Brinker-von der Heyde,
Gyburg – medietas, in Ead. et al. (Hrsg.), Homo medietas… Festschrift Alois Haas, Bern
72 peter von moos

bien qu’une mise à jour médiéviste de la synthèse de Capéran soit sou-


haitable.

I.

Dans le cadre de ce volume, je préfère présenter un seul texte théolo-


gique très peu connu, qui nous est parvenu par l’intermédiaire d’un
unique incunable13, et que l’on peut considérer comme une encyclopé-
die ou ‘somme’ de tous les arguments traditionnels sur les chances de
salut des païens. C’est moins l’originalité de l’ouvrage qui mérite l’atten-
tion que le témoignage qu’il donne des opinions admises, de ce consen-
sus doctorum qu’il invoque sans cesse. Il s’agit de la Quaestio magistralis
de salvatione Aristotelis de Lambert du Mont (Lambertus de monte [Do-
mini]/ Lambert von Heerenberg), mort en 1499, clerc séculier, profes-
seur de philosophie et de théologie, recteur de l’université de Cologne,
propagateur tardif (non dominicain) du courant thomiste14, connu, à

etc. 1999, pp. 337-351; D.A. Wells, The Medieval Religious Disputation and the Theology
of Wolfram von Eschenbach’s “Willehalm”, «Studi medievali», 41/2 (2000), pp. 591-664.
13
La date est difficile à déterminer avec précision (voir les notes suivantes). Il en
existe également un manuscrit à Nuremberg, Germ. Mus., XVIe siècle, 125400 (XV),
Quaestio ostendens quid dici possit de salvatione Aristotelis, qui n’est qu’une transcription
de notre incunable.
14
Titre complet: Questio magistralis a venerando magistro Lamberto de Monte artium et
sacre theologie professore eximio vigilantissime congesta ostendens per autoritates scripture di-
vine quid iuxta saniorem doctorum sententiam probabilius dici possit de salvatione Arestotelis
[sic] Stragerite [sic] nati Nicomaci Grecorum omnium sapientissimi. Incipit par la devise:
Livida ne timeas… (Walther, Initia 10372), suivi de l’épigramme sur l’auteur, inc.
Te decet eterne vir… et le prologue en prose:, inc. Questio incidentaliter mota…, Co-
logne, impr. Heinrich Quentell, s.d. [ca. 1498?]; Gesamtkatalog der Wiegendrucke
(GWD) M16786-7; en ligne dans Münchner Digitaliserungs-Zentrum <http://nbn-
resolving.de/urn:nbn:de:bvb:12-bsb00051725-7>.
De longs extraits du texte sont transcrits ici afin d’en faciliter l’accès (cités avec les
colonnes des folios et les pages des images numérisées). Je remercie Philipp Roelli de
l’Université de Zürich de son aide et de ses suggestions dans le cadre de son édition
critique en préparation, qui sera jointe à ma monographie en langue allemande sur
le salut des païens en général et chez Lambert en particulier (à par. dans les «Heidel-
berger Akademieschriften»). Si l’on excepte la vue d’ensemble de H.G. Senger, Was
geht Lambert von Heerenberg die Seligkeit des Aristoteles an?, in A. Zimmermann (Hrsg.),
Studien zur mittelalterlichen Geistesgeschichte und ihren Quellen, «Miscellanea mediaevalia»,
XV, Berlin 1982, pp. 283-311 et l’article du même auteur Lambert von Heerenberg in Neue
Deutsche Biographie, XIII (1982), pp. 433-435, la bibliographie moderne sur notre texte
se réduit à quelques brefs passages dans les ouvrages suivants: C. Prantl, Geschichte der
Logik im Abendlande, IV, Leipzig 1840, p. 224; M. Grabmann, Aristoteles im Werturteil des
païens et païens 73

son époque, surtout par ses commentaires sur la Physique et le De anima


d’Aristote15. Une épigramme en vers, un prologue et un épilogue écrits
à la louange du maître par des tiers, probablement ses étudiants, ne
permettent pas d’établir avec certitude à quel point l’ouvrage est bien
de sa main ou s’il a seulement été rédigé à partir d’une reportatio et s’il
ne serait alors pas plutôt publié après sa mort16. De toute façon, ce texte

Mittelalters, Id., Mittelalterliches Geisesleben, II, München 1936, pp. 95 s.; A.-H. Chroust,
A Contribution to the Medieaeval Discussion: Utrum Aristoteles sit Salvatus, «Journal of
the History of Ideas», 6 (1945), pp. 231-238; P. Duhem, Le système du monde. Histoire
des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, X, Paris 1959, p. 154; Imbach, De salute
Aristotilis (n. 7), pp. 171 s.: «Ich behalte mir eine ausführliche Studie zu dieser Schrift
samt einer Edition der Quaestio vor» (ce travail n’a malheureusement pas vu le jour);
J.-M. Fritz, Scénarios pour la mort du philosophe: l’exemple d’Aristote, dans D. Jacquart et
al. (éds.), Par les mots et les textes. Mélanges de langue, de littérature et d’histoire des sciences
médiévales offerts à Claude Thomasset, Paris 2005, pp. 303-319, en part. pp. 310 s. sur la
Quaestio et surtout sur le poème De vita et morte Aristotelis, infra, nn. 18 et 134. L’achève-
ment de mon étude coïncide avec la parution de l’article de S. Negri, La Quaestio De
salvatione Aristotelis di Lamberto di Monte, in Palazzo, L’antichità classica nel pensiero
medievale (n. 11), pp. 413-440. Son centre d’intérêt est différent du mien et le complète
par des aspects que je n’ai pas traités: par des parallèles avec d’autres écrits de Lam-
bert, et avec le conflit des écoles (‘Wegestreit’) à Cologne entre thomistes, albertistes
et nominalistes. Sur ce sujet une nouvelle étude (que je n’ai plus pu discuter ici) vient
de paraître: M.J.F.M. Hoenen, How the Thomists in Cologne saved Aristotle. The Debate over
the Eternity of the World in the Late Medieval Period, in K. Emery Jr. et al. (eds.), Philosophy
and Theology in the Studia of the Religious Orders and at the Papal Court (Rencontres de
philosophie médiévale, 15), Turnhout 2012, pp. 181-217. J’en signalerai néanmoins
quelques points de repère importants dans les notes.
15
Copulata circa octo libros physicorum Aristotelis, GWD M16780 ss.; Copulata super tres
libros de anima Aristotelis, GWD M16770 ss.
16
C’est également l’opinion de Senger, Was geht Lambert…? (n. 14), p. 299. L’ar-
gumentation en faveur d’une publication posthume (donc à partir de 1499) peut
surtout s’appuyer sur le passage suivant du prologue (fol. 2 ra, p. 5): «Tum, ob sin-
gularem amorem erga philosophorum principem Aristotelem cuius doctrinam iuxta
fidelissimam interpretationem sancti et angelici doctoris Thome Aquinatis Coloniae
gymnico monte quadraginta circiter annos propagavit ac per lucidissimas similitu-
dines edisseruit, uti sua post se relicta [!] testant praeclara opera». Par ailleurs D.
Clément, Bibliothèque curieuse, historique et critique..., Göttingen etc. 1751, vol. II, pp.
110 s., réfute toutes les dates proposées avant lui: «Voilà donc selon ces Auteurs,
quatre Éditions de ce Traité: la première de l’an 1481, la seconde de l’an 1487,
la troisième de l’an 1498 et la quatrième du XVIe siècle: et peut-être n’y en a-t-il
pas deux de véritables». La proposition émise avec réserves par Clément – «1498?»
– semble être celle retenue par le GWD, mais elle est purement hypothétique: De
même que le De vita et morte Aristotelis a été publié en annexe à l’édition des Proble-
mata d’Aristote, le De salvatione Aristotelis aurait pu être inséré de la même façon au
commentaire de Lambert sur la Physique aristotélicienne, effectivement publiée en
1498 par le même Henri Quentell, qui est aussi l’imprimeur de notre texte.
74 peter von moos

représente l’élargissement en forme de quaestio disputata d’une leçon


magistrale (lectio ordinaria) sur le thème du premier livre de la Sagesse
14: sanabiles fecit nationes orbis terrarum, dont on ne sait encore moins
quand elle a été faite17. Un autre ouvrage sur ce même thème, le De vita
et morte Aristotelis, mieux connu que la Quaestio, est également attribué
à Lambert ou du moins à son école18. C’est un poème en vers léonins
sur la vie et l’œuvre d’Aristote dans la tradition de Diogène Laërce et
du Pseudo-Walter Burley19. Des gloses interlinéaires et un commentaire

17
Selon les catégories établies par O. Weijers, La disputatio dans les facultés des arts
au Moyen Âge, Turnhout 2002, pp. 295-298, il s’agirait d’une «question indépen-
dante» d’un débat public, genre littéraire répandu en Allemagne. Ceci expliquerait
pourquoi Senger (Was geht Lambert…? [n. 14], p. 294) n’en a pas trouvé trace, ni
dans le registre manuscrit des 250 disputationes de l’Université de Cologne au XV e
siècle notées par Servatius Fackel O.P., ni dans le travail de G.M. Löhr, Die theolo-
gischen Disputationen und Promotionen an der Universität Köln im ausgehenden 15. Jahr­
hundert, Leipzig 1926. Le prologue de l’équipe rédactionnelle donne deux raisons
à l’élaboration  de la leçon ordinaire antérieure: l’admiration pour Aristote (supra,
n. 16) et la réfutation de ses critiques, ibidem: «Tum etiam propter nonnullos per-
tinaciter dicentes Aristotelem et omnes gentiles philosophos, qui fuerunt tempore
date legis, fuisse in statu eterne damnationis. In qua quidem questione specialius
descindit quid iuxta saniorem doctorum sententiam probabilius dici possit de sa-
lute Aristotelis». La quaestio serait un approfondissement ou une focalisation du
sujet abordé par la lectio ordinaria (le salut des philosophes païens) sur Aristote en
particulier. Fol. 2 vb, p. 6, évoque cette leçon magistrale comme un texte préalable
et indépendant: «iuxta textum prioris lectionis quod deus fecit sanabiles nationes orbis
terrarum [Sap I, 14].» Malheureusement le «thème» central de cette leçon orale per-
due n’est appréhendable que par quelques rares allusions dans la présente Quae­
stio, cfr. infra, pp. 80-81.
18
Leipzig, K. Kachelofen, ca. 1492 (GWD 2498); plus facilement accessible dans l’édi-
tion de C.A. Heumann, Poema de vita et morte Aristotelis, in Acta philosophorum, das ist
gründliche Nachrichten aus der historia philosophica… <http://www.mdz-nbn-resolving.
de/urn/resolver.pl?urn=urn:nbn:de:bvb:12-bsb10045041-0>, vol. III, pièces 13-18,
pièce 15, pp. 346-374, Halle 1723; une réimpression de cette édition avec traduction
allemande se trouve dans E. Acampora-Michel (éd.), Liber de pomo / Buch vom Apfel,
Frankfurt a.M. 2001, pp. 179-189; voir la dernière analyse de ce texte par J.-M. Fritz,
Scénarios pour la mort du philosophe (n. 14), pp. 310-313.
19
À propos de ce genre voir M. Ferrer, Diogenes Laertius’s Lives in the Fifteenth-Century
Italian and Catalan Versions of Pseudo-Burleys Vita et Moribus, «Studi medievali», 52.2
(2011), pp. 681-695; T. Ricklin, La mémoire des philosophes. Les debuts de l’historiographie
de la philosophie au Moyen Âge, dans A. Paravicini Bagliani (éd.), La mémoire du temps
au Moyen Âge, «Micrologus Library», 12, Firenze 2005, pp. 249-310; Id., Jean de Galles,
les Vitae de saint François et l’exhortation des philosophes dans le Compendiloquium de vita
et dictis illustrium philosophorum, dans Id. (éd.), «Exempla docent». Les exemples des
philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, Paris 2006, pp. 203-224: Negri, La Quaestio
(n. 14), p. 433, remarque que le De vita et moribus philosophorum du Ps-Burley a été
imprimé plusieurs fois à Cologne à partir de 1470. Lambert en cite fol. 6 vb, p. 14 les
païens et païens 75

en prose indiquent qu’il était probablement destiné aux étudiants. Une


autre Quaestio anonyme: Utrum Aristoteles fuit haereticus? a également été
attribuée à Lambert en raison d’un passage correspondant en grande
partie à un chapitre du De salvatione20. Si les liens entre ces textes sont
difficiles à établir, ce que l’on sait cependant avec certitude c’est qu’à
Cologne, à la fin du XVe siècle, une sorte de «communauté textuelle»21
s’engageait dans la propagation et la défense du Philosophe22. C’est ce
qui explique que la postérité a souvent attribué ces apologies d’Aristote
à un collectif désigné par «les théologiens de Cologne»23.
Le souci de faire bénéficier les païens préchrétiens du salut éternel,
aussi étrange que cela paraisse aujourd’hui, nous permet de mettre

passages concernant les aumônes d’Aristote; cfr. l’édition de H. Knust, Tübingen


1886, pp. 244 s.
20
Voir Senger, Was geht Lambert...? (n. 14), p. 296, à propos de la thèse de l’éternité
du monde; infra, pp. 96-97.
21
A propos du concept cfr. B. Stock, The Implications of Literacy, Princeton 1983, pp.
90-92; sur la coutume d’élaborations rédactionnelles par des «équipes d’auteurs» à
l’Université de Cologne, cfr. Senger, Was geht Lambert…? (n. 14), p. 299.
22
C’est ce qui ressort encore mieux de la nouvelle étude de Hoenen, How the Tho-
mists in Cologne (n. 14), selon laquelle il s’agirait d’un mouvement doctrinal encore
contesté aux XIVe et XVe siècles, mais ayant un succès tardif aux XVIe et XVIIe siècles
quand les interprétations thomistes d’Aristote se répandirent parmi les théologiens
(cfr. infra, n. 77).
23
Henri Cornelius Agrippa de Nettesheym, De incertitudine et vanitate scientiarum et
artium atque excellentia verbi Dei declaratio, Colonia, 1544, ch. LIV, p. 95: «Dignissimus
profecto hodie Latinorum gymnasiorum doctor et quem Colonienses mei theolo-
gi etiam divis adnumerant, librumque sub praelo evulgatum ederent, cui titulum
facerent de salute Aristotelis, sed et alium versu et metro de vita et morte Aristotelis,
quem theologica insuper glossa illustrarunt , in cuius calce concludunt, Aristotelem
sic fuisse Christi praecursorem in naturalibus, quemadmodum Joannes Baptista in
gratuitis». Sur cette citation cfr. infra, n. 134; sur la notice d’Agrippa voir Chroust,
A Contribution…(n. 14), pp. 237 s. Le prédicat de theologi Colonienses est repris dans
plusieurs mentions postérieures comme P. Bayle, art. «Aristote», Dictionnaire histo-
rique et critique, chez P. Brunel, Amsterdam 17304, vol. I, p. 326 (H): «les théologiens
de Cologne soutinrent qu’Aristote avoit été le précurseur du Messie…» (cfr. infra,
n. 134); p. 327 (N): «Je ne veux pas néanmoins entrer en procès contre Luther,
pour les Théologiens de Cologne. Il leur reproche… qu’ils adoucissent par des
interprétations forcées …les plus impies absurdités d’Aristote». D. Clément, Biblio-
thèque curieuse (n. 16), vol. II, pp. 110 s.: «Vincent Placcius dit, dans son Theatrum
Anonymorum [Hamburgi 1708], p. 77 N. 633ß que cette pièce a été écrite par les
Scolastiques de Cologne et mise en lumière au seizième siècle». Heumann, De vita
et morte…, Introduction (n. 18), p. 345: «…Cornelius Agrippa…bezeuget…, daß die
Herren Theologi zu Cölln aus übermäßiger Liebe zu ihrem Aristotele nicht nur ein
besonderes Buch de Salute (aeterna) Aristotelis herausgegeben, sondern auch ein
anderes in Versen unter dem Titel de Vita & morte Aristotelis».
76 peter von moos

en lumière une altérité historique. Depuis l’Antiquité, les écrits philo-


sophiques étaient lus d’abord comme les vestiges d’un enseignement
personnel. Le texte était un témoignage de la vie de l’auteur, et réci-
proquement la vie du philosophe justifiait sa pensée en illustrant la
concordance entre théorie et pratique, idéal et réalité (dicta et facta) par
des anecdotes et des faits exemplaires24. Chez les ‘théologiens de Co-
logne’ cet intérêt ‘bio-doxographique’ traditionnel acquiert en plus une
dimension méta-historique: Aristote non seulement aurait mené une vie
exemplaire ici bas, mais son status salutis aurait perpétué sa présence au
cours des siècles. La vérité de sa doctrine dépend autant de ses qualités
intrinsèques que de la vie de l’auteur sur terre et de son sort individuel
dans l’au-delà, certes incertain, mais, pour reprendre le sous-titre de
l’œuvre25, hautement probable iuxta saniorem doctorum sententiam, selon
l’opinion saine et majoritaire des docteurs de l’Église26.
Le De salvatione Aristotelis, qui résout positivement le problème du
salut éternel du philosophe ou plus précisément de la «possibilité» de
sa béatitude, n’est malgré son titre qu’en partie consacré au Stagyrite27.
Si le philosophe par antonomase y est considéré moins pour lui-même
que comme le représentant exemplaire de tous les philosophes anciens
et de la philosophie tout court, le sujet principal de l’œuvre est encore
plus général: c’est le problème du salut des païens pendant les quatre
époques de l’histoire du salut28:
1° sous la loi naturelle, d’Adam à Abraham (3184 ans),
2° de la circoncision d’Abraham à Moïse (504 ans),

24
C’est l’extrapolation d’une idée centrale de P. Hadot, Exercices spirituels et phi-
losophie antique, Paris 1981  et La philosophie comme manière de vivre, Paris 2001; cfr.
également supra, n. 19; P. von Moos, Geschichte als Topik, Das rhetorische Exemplum…,
Hildesheim etc. 1996, pp. 169 ss.; Id., L’anecdote philosophique chez Jean de Salisbury,
dans Ricklin (éd.), «Exempla docent» (n. 19), pp. 136-151; B. Lesser, Ideal und Indi-
vidualität. Mittelalterliche Ordensbiographik zwischen Norm und Exempel, in N. Staubach
(Hrsg.), Exemplaris Imago. Ideale in Mittelalter und Früher Neuzeit, Frankfurt a.M. etc.
2012, pp. 77-118, dont les conclusions peuvent facilement être étendues aux vitae
philosophorum illustrant les doctrinae philosophorum.
25
Cfr. n. 14.
26
Fol. 1 ra, p. 3, allusion à la théorie aristotélicienne de l’endoxon (Top. I 1, 100a 18-
100b 23); cfr. infra, n. 85.
27
Senger (Was geht Lambert...? [n. 14], p. 229) l’a bien souligné: «Die Quaestio de
salvatione Aristotelis ist also nur eine spezielle Frage in der generellen Fragestellung
Lamberts».
28
Fol. 2 ra-2rb, pp. 4-5. Ces chiffres sont déduit de l’introduction à la Chronique
d’Eusebe-JérÔme, Eusebius, Werke VII 1, hrsg. von R. Helm, GCS, Berlin (1913) 1956,
pp. 14-18. Je remercie C.Ph. Nothaft de me l’avoir indiqué.
païens et païens 77

3° de l’Ancienne Loi de Moïse à la propagation de l’Évangile (1545 ans),


4° de la «loi du Christ» à la fin des temps (durée dans le secret de Dieu).
L’inclusion de la quatrième période dans le projet montre que la
théologie historique du paganisme est plus importante que le sujet
restreint du salut d’Aristote. Le décalage entre le titre de l’œuvre et
son contenu réel pourrait s’expliquer par un souci d’exhaustivité en-
cyclopédique, mais peut-être également par une raison stratégique.
Louis Capéran remarque que, si la plupart des théologiens de la fin
du moyen âge s’accordent sur le salut probable des païens vertueux et
des grands philosophes de l’Antiquité, ils sont par contre facilement
divisés sur «les chances du salut de tel ou tel personnage célèbre»29.
La compilation peu originale de citations (souvent de seconde main)
puisées dans le corpus canonique des Pères de l’Église et des com-
mentaires de la Bible, véritable mosaïque de ‘paratextes’ sur l’Écriture
sainte, pourrait donc avoir pour fonction d’atténuer une thèse un peu
osée sur le salut d’un seul personnage particulier en la noyant dans
une mer de citations sur des principes généralement admis.
Le succès de cette stratégie auprès des lecteurs contemporains et
postérieurs est cependant douteux; dans l’histoire de la maigre récep-
tion de l’œuvre à partir du XVIe siècle – par Agrippa de Nettesheim,
Martin Luther, Pierre Bayle ou encore Carl Prantl au XIXe siècle30 –
cette thèse passe pour d’autant plus extravagante, curieuse ou scan-
daleuse qu’elle est devenue une pomme de discorde entre les confes-
sions. Ce texte, imprimé quelques années seulement avant la Réforme

29
Capéran, Le problème (n. 7), p. 250: «La position des partisans [du salut des phi-
losophes] est reconnue forte. D’aucuns vont plus loin; passant du général au parti-
culier, ils prétendent citer des noms. Dès ce moment, l’accord n’existe plus…Ainsi
les avis sont contradictoires quand …on suppute les chances du salut de tel ou tel
personnage célèbre. Cette diversité de points de vue amuse encore la curiosité…».
30
Sur ces auteurs voir Id., Le problème, pp. 247-251, 286-298; p. 248, n. 4: «Les chances
de salut d’Aristote varient plus ou moins suivant la fortune de l’aristotélisme». Cette
note en bas de page est le seul passage où Capéran mentionne Lambert, afin de
l’opposer aux ennemis humanistes, protestants et jansénistes de la scolastique ari­
stotélicienne. Clément, Bibliothèque curieuse (n. 16), vol. II, pp. 110 s.; Bayle, Dict.
art. «Aristote» (n. 23) et supra, n. 23. Senger, Was geht Lambert…? (n. 14), p. 294,
s’indigne de l’ironie de Prantl, Geschichte der Logik… (n. 14), vol. IV, p. 224, pour-
tant plutôt douce et, en outre, partagée par la plupart des lecteurs modernes de
Lambert, jusqu’à Capéran et J.-M. Fritz: «Prantl nimmt die Untersuchung Lamberts
als Kuriosität, deretwegen er den Autor verspottet: “Er war es auch, der die thomi-
stische Verquickung des Aristotelismus mit der Orthodoxie so weit trieb, dass er för-
mlich eine Seligsprechung des blinden Heiden Aristoteles in Vorschlag brachte’’».
Le bien-fondé de la critique de Senger me paraît mieux expliqué par Negri, La
Quaestio (n. 14), pp. 436 s. (cité ci-dessous, n. 134).
78 peter von moos

de Luther, peut être considéré comme l’ancêtre de plusieurs ‘hagio-


graphies’ catholiques d’Aristote, telles celles de Juan Sepúlveda, Fortu-
nius Licetus et d’autres, qui, à la différence des «anti-péripatéticiens»
protestants, confèrent au Philosophe le statut de Père de l’Église31.
Sepúlveda songe même à le faire canoniser par le Saint-Siège32. À pro-
pos de ce singulier débat qui engage aujourd’hui encore l’importante
question de ‘l’hellénisation du christianism’33, rappelons ce qu’écrit
ironiquement Bayle dans son Dictionnaire critique: les vraies mérites du
penseur ont été autant obscurcis par les louanges hyperboliques des
catholiques que mis en lumière par les diabolisations haineuses des
protestants34.
Ce conflit entre confessions a déjà une petite préhistoire médié-
vale à laquelle Lambert participe par réaction35. La nécessité de cette

31
Capéran, Le problème (n. 7), pp. 242-310. Dans le périodique Unschuldige Nachrichten,
chez A. Bock, Leipzig 1726, pp. 30, 64-71 un pamphlet anonyme s’attaque à notre
texte parce que représentatif de la manie des «papistes» de canoniser Aristote comme
«chrétien naturel», alors qu’il ne peut y avoir de salut sans la foi; p. 66: «…kam in
Cölln ein Tractatus heraus sub titulo Quaestio magistralis …Der Autor meint, Aristo-
teles sey selig worden». À propos du traité De pietate Aristotelis de Licetus on lit p. 67:
«Ob dieser sonst gelehrte Mann es nur exercitii gratia oder serio getan, mögen andere
untersuchen». On admettait donc en principe des icoseria dans ce domaine (voir su-
pra, n. 9, sur Érasme). La cible principale de l’auteur est le traité de Sepúlveda sur la
béatitude éternelle d’Aristote: «Aergerlich genug! denn gesetzt, er [Aristoteles] habe
auch tugendhaft gelebt, …äußerlich mehr Zucht und Erbarkeit als viele Christen
bezeugt, …so hatte er doch den Glauben an Christum nicht».
32
Grabmann, Aristoteles im Werturteil (n. 14), p. 99, d’après Ch. Waddington, De
l’autorité d’Aristote au moyen-âge, «Séances et travaux de l’Académie des sciences mo-
rales et politiques», n.s., 8 (1877), pp. 455-484, 735-758, en part. p. 757.
33
Sur cette controverse (instiguée surtout par A. von Harnack) cfr. par ex. W. Beier-
waltes, Griechische Metaphysik und christliche Theologie, in Id., Fussnoten zu Plato, Frank­
furt a.M. 2011, pp. 63-76; Blumenberg, Kritik und Rezeption (n. 2); J. Daniélou,
Message évangélique (n. 4); Jeauneau, Fulbert…Socrate (n. 8).
34
Vol. I, chez P. Brunel, Amsterdam 1730, pp. 324-330, en part. p. 326 et note H:
«La plupart des mensonges ou des erreurs qui le concernent, doivent être cher-
chés dans les louanges dont on l’a comblé… Parlant sans préoccupation ni pour ni
contre, on peut dire que ces Panégyristes outrés font plus de mal que de bien à la
mémoire d’Aristote. On peut assurer d’eux …le mot de Tacite: pessimum inimicorum
genus laus (Agricola 40.1)»; p. 329, n. Y: «Voici encore un passage du P. Rapin: “Rien
ne fit plus d’honneur à la doctrine de ce grand homme …que les invectives atroces
de Luther, de Melanchthon, de Bucer, de Calvin …et tous ceux qui écrivirent alors
contre l’Eglise romaine“ (Comparaison de Platon et d’Aristote…, p. 412)».
35
Sur l’évolution de l’aristotélisme médiéval dépendant des découvertes successives
de ses œuvres voir l’étude d’A. Ghisalberti dans le présent volume. A propos des
tensions entre écoles et diverses observances à Cologne, aux XIVe et XVe siècles, sur
païens et païens 79

apologie d’Aristote est pour lui polémique. Au début du XIVe siècle,


une autre Quaestio, un traité anonyme d’origine franciscaine, Utrum
Aristotiles sit salvatus, s’était proposée de prouver la thèse contraire,
la damnation d’Aristote36. Pour le thomiste de Cologne cette affirma-
tion  «impertinente» du sort éternel du philosophe le plus apprécié
parmi les théologiens est scandaleuse et mérite une réfutation appro-
fondie. La position ainsi combattue du haut de la théologie thomiste
semble plutôt provenir d’un milieu de dévotion populaire aux confins
de l’hétérodoxie37: «Contre notre Aristote murmurent généralement
tous les Bégards et Lollards, qui, voyant la paille dans l’œil du pro-
chain, ne voient point la poutre dans leurs propres yeux (Matth 7, 3).
A eux tous j’impose le silence».

II.

Dans la Quaestio de salvatione, après la délimitation des quatre périodes


de l’histoire du salut qui vient d’être résumée, Lambert met en exergue
la thèse qu’il entend prouver. La comparaison entre les païens vivant
selon la loi naturelle avant le Christ et les païens postérieurs amène à la

la ‘christianisation’ d’Aristote, voir le récent article de Negri, La Quaestio (n. 14). En


général cfr. R. Imbach, Virtus illiterata, Zur philosophischen Bedeutung der Scholastikkritik
in Petrarca Schrift «De sui ipsius et multorum ignorantia», in J.A. Aertsen - M. Pickavé
(Hrsg.), Herbst des Mittelalters, «Miscellanea Mediaevalia», 31, Berlin etc. 2004, pp. 84-
105 (en part. ch. 2: «Der Gott Aristoteles»), et M.J.F.M. Hoenen, Zurück zu Autorität
und Tradition. Geistesgeschichtliche Hintergründe des Traditionalismus an den spätmittelal-
terlichen Universitäten, ibi, pp. 133-146.
36
Cfr. R. Imbach, Aristoteles in der Hölle. Eine anonyme Quaestio «Utrum Aristotiles sit
salvatus» im Cod. Vat. Lat. 1012 (127ra-127va). Zum Jenseitsschicksal des Stagiriten, in
A. Kessler et al. (Hrsg.), «Peregrina curiositas» [Festschr.] D. Van Damme, Fribourg
1994, pp. 297-318 (texte 304-310). Des références directes à ce texte sont rele-
vées ci-dessous nn. 73-74, 88. Sur le rôle parfois destructif des franciscains dans ce
débat voir E.F. Mahoney, Aristotle as «the worst natural philosopher» (pessimus natu-
ralis) and «the worst metaphysician» (pessimus metaphysicus)»: His Reputation Among
Some Franciscan Philosophers, in O. Pluta, Die Philosophie im 14. und 15. Jahrhundert.
In memoriam Konstanty Michalski, Bochumer Studien zur Philosophie, 10, Amster-
dam 1988, pp. 261-273. D’autres courants anti-aristotéliciens (et même anti-tho-
mistes) combattus par Lambert sont soigneusement analysés par Hoenen, How the
Thomists in Cologne (n. 14).
37
Ed. Heumann, Poema de vita (n. 18), pp. 369 s. «Contra quem murmurantes sunt
generaliter omnes Begardi et Lollardi, qui videntes festucam in oculo alterius, in
propriis autem oculis trabem minime conspiciunt: quibus omnibus silentium impo-
no»; sur la formule de discrimination répandue «bégards et lollards» voir Negri, La
Quaestio (n. 14), p. 423.
80 peter von moos

conclusio suivante38: «Les gentils ont pu être dans le statut du salut pen-
dant les trois premières époques, tandis que ce n’est plus le cas après la
promulgation de la loi évangélique»: Gentiles in tribus primis temporibus po-
terant esse in statu salutis, quamvis non post tempus promulgationis evangelice
legis. Pour le démontrer Lambert s’appuie sur les auctoritates bibliques,
qu’il estime préférables en matière de théologie aux raisons naturelles.
Il commence par définir la notion de ‘païen’. Ce n’est pas paganus,
mot qui n’apparaît qu’une seule fois (et dans une citation)39, mais exclu-
sivement gentilis: gentilis dicitur quia sic est qualis genitur. «Le païen est ap-
pelé ainsi, parce qu’il est comme il est né», car «le chrétien est baptisé, le
juif est circoncis, mais le païen reste ce qu’il est à sa naissance»40. Un peu
plus loin41 ce même état originaire de nouveau-né non métamorphosé

38
Fol. 2 rb, p. 5.
39
Fol. 4 va, p. 10 cité infra, p. 90. Gentilis est sans doute considéré comme moins péjo-
ratif que paganus, ce que confirment les dernières recherches sur l’onomasiologie
des païens: P. Chuvin, Sur les origines de l’équation paganus = païen, dans L. Mary - M.
Sot (éds.), Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge, Paris 2002, pp. 7-16. L’auteur
remplace définitivement l’association paganus = rusticus par celle de «venant du pays
(pagus), privé, particulier, local, provincial», ce qu’avait d’ailleurs déjà suggéré Chr.
Mohrmann, Encore une fois: paganus, «Vigiliae Christiane», 6 (1952), pp. 109-121 et
M. Roblin, Paganisme et rusticité. Un gros problème, une étude de mots, «Annales E.S.C», 8
(1953), pp. 173-183. Contrairement à d’autres Pères de l’Église, Augustin préfère le
terme plus polémique (‘Kampfbegriff’) de paganus selon C. Tornau, Die Heiden des
Augustinus. Das Porträt des paganen Gebildeten in De civitate Dei und in den Saturnalien
des Macrobius, in Th. Fuhrer (Hrsg.), Die christlich-philosophischen Diskurse der Spätantike:
Texte, Personen, Institutionen, Stuttgart 2008, pp. 299-326; par contre il privilégie gentes
pour les païens convertis selon A. Dupont, The Relation between «pagani», «gentes» and
«infideles» in Augustine’s Sermones and Populum: a Case Study of Augustine’s Doctrine of
Grace, «Augustiniana», 58 (2008), pp. 95-126; voir aussi ci-dessous p. 116, n. 143, sur le
rapprochement de l’antinomie moderne entre païens «négatifs» et païens «positifs».
40
Fol. 2 rb, p. 5; cfr. Isidore, Etymol. VIII 10, 2 (LINDSAY 1911): «Dicti autem gen-
tiles, quia ita sunt ut fuerunt geniti, id est, sicut in carne descenderunt sub peccato,
scilicet idolis seruientes et necdum regenerati.» Lambert omet l’allusion à la chute
originelle et l’idolâtrie.
41
Fol. 2 vb, p. 6:«…questio relinquitur de parvulis in lege nature ante circumci-
sionem et legem et in tempore circumcisionis ante octavam diem. Sed dicendum
est quod, cum peccatum originale sit peccatum nature, natura autem reparari non
poterat nisi per Christum, qui solus potest operari in totam naturam merendo prop-
ter gratiam capitis. Ideo nunquam poterat remitti peccatum originale alicuius nisi
facta relatione et quadam continuatione illius qui curari debebat ad Christum, quod
per fidem fiebat, et ideo fides mediatoris semper fuit efficax ad curandum ab origi-
nali, propria quidem in illis qui usum liberi arbitrii habebant. Aliis vero suffecit fides
aliena ut nec eis omnino deesset divinum remedium iuxta textum prioris lectionis
quod deus fecit sanabiles nationes orbis terrrarum» [Sap 1, 14].
païens et païens 81

par les sacramenta connote natura (nature) et natio (génération). Ces


deux notions, natura et natio, sont très profondément rattachées au pa-
ganisme parce que dans une longue tradition exégétique elles évoquent
l’acte de la création de l’homme à l’image de Dieu, tandis que sacramen-
tum implique la réparation de la nature corrompue par la chute42. Lam-
bert ne s’éloigne donc pas de son sujet quand il s’attaque au problème
des nourrissons qui n’ont pas encore reçu le «sacrement» de la circon-
cision ou du baptême, puisque – abstraction faite de leur manque de
responsabilité personnelle – ces enfants, juifs ou chrétiens, ont le même
statut et les mêmes chances de salut que les païens adultes43.
L’énumération des bons païens «dignes du salut», tels qu’évoqués
dans l’Ancien Testament, est un procédé courant depuis la patristique.
Ernst Robert Curtius aurait pu l’insérer dans la rubrique «catalogue
comme forme poétique»44, bien qu’il soit aussi une «forme de pen-
sée» théologique. Au XXe siècle encore, le cardinal Daniélou l’utilise
dans son livre sur la sainteté des païens vétéro-testamentaires45. Chez
Lambert l’énumération des bons païens de la première époque de l’hi-
stoire sainte commence par Abel, le «protomartyr» tué par Caïn à cause

42
Cette vision optimiste devait être au centre de la lectio faite sur le thème sanabiles fecit
nationes orbis terrarum (Sap I, 14, supra, n. 17). Ce verset qui résume également notre
traité, ne doit pas être lu selon les traductions modernes de la Vulgate: «Les créatures
du monde sont salutaires», mais dans le sens accentuant la notion de naissance: «les
générations du monde sont capables de salut.» Voir par ex la Glossa ordinaria, chez A.
Rusch, Strasbourg 1480-1481, vol. III, p. 76: «voluit esse omnes generationes in natura
eorum»; Hugue de St-Cher, Postilla, Lyon 1645, vol. III, p. 140: «nationes vel gene-
rationes omnes terrarum, vel omnes homines qui sunt in orbe terrarum, aptos fecit
ad recuperandum sanitatem amissam, quales non fecit angelos, qui peccaverunt. Vel
sanabiles] non egrotantes. i. omnes homines fecit ad participandum sanitatem vitae
eterne, non ad participandum aegritudinem culpae». Cette assimilation des enfants
non baptisées aux païens, parce qu’également «capables d’être guéris», «guérissables»
du péché originel contrairement aux chrétiens effectivement «guéris», devenus «en-
fants et héritiers de Dieu» (Rom 8, 17) est soigneusement développée par Wolfram
von Eschenbach dans le discours de Gyburg (cfr. supra, n. 12). Certains germanistes
confondent ces deux descendances divines, l’une par la nature ou la création, l’autre
par la rédemption. La controverse sur la tolérance ‘révolutionnaire’ de Wolfram me
semble provenir d’un effort anachronique de laïciser le poète.
43
A. Prosperi, Battesimo e Identità tra Medio evo e prima età moderna, in P. von Moos
(Hrsg.), Unverwechselbarkeit, Persönliche Identität und Identifikation in der vormodernen
Gesellschaft (Norm und Struktur, 23), Köln etc. 2004, pp. 325-354.
44
E.R. Curtius, Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern-München
1948 ss., p. 598 s.l. Katalog als Dichtungsform.
45
J. Daniélou, Les saints païens de l’Ancien Testament, Paris 1955; l’ambiguïté un peu
tapageuse de la bande de publicité des Editions du Seuil «La sainteté des infidèles»
me rappelle la propagande de nos ‘théologiens de Cologne’.
82 peter von moos

d’une rivalité cultuelle qui prouve que les deux frères ont reçu d’Adam
une éducation religieuse et que l’ancêtre du genre humain, le premier
païen, avait donc continué, après la chute, à adorer le Dieu unique,
méritant ainsi plus que tout autre le salut éternel, ce que les «docteurs
latins et hébreux» n’ont jamais mis en doute46:
Ex quo etiam non inconvenienter apud doctores prothomartyr dicitur simpli-
citer, quod secundum tempus primus fuit qui pro cultu dei mortem sustinuit,
ex hoc etiam frater suus Chayn occidit eum, quod munera fratris vidit accepta
coram deo. Cum ergo secundum beatum Augustinum causa facit martirem, mani-
festum est eum fuisse martirem. Nec est dubitatione dignum quin filii Ade per
patrem edocti coluerint deum per oblationes quos deo offerebant, sicut textus
scripture docet de Cayn et Abel. Ex quo consequenter claret quod Adam etiam
post lapsum fuit cultor dei singularis, unde ipsum fuisse in statu salutis nemo
ambiguit tam doctorum latinorum quam hebreorum.

Dans la division augustinienne «la cité de Dieu» commence avec Abel


et «la cité du monde» avec Caïn. Ils sont la souche de deux lignées dont
l’une penche vers l’idolâtrie, l’autre reste fidèle au vrai Dieu47. Dans
cette dernière descendance se trouvent Seth, Énoch, Noé et ses fils.
Lambert constate qu’après le déluge, entre Noé et Abraham, la Genèse
ne mentionne plus les bons païens par leur nom. Il fait sienne l’explica-
tion d’Augustin: les justes n’ont certainement pas fait défaut, mais leur
énumération aurait été trop longue. L’omission des noms est due à la
préférence de l’Écriture pour la «prévision prophétique» sur le souci
d’exactitude historique48:
…unde patet quod plurimi descendentes de Sem servaverunt cultum unius veri
dei quamvis scriptura de hoc in particulari non faciat mentionem. Cuius causam
ponit Augustinus XVI ‘De civitate dei’, «post, inquit, benedictionem Noe usque
ad Abraham nulla fit mentio aliquorum iustorum nec tamen illos defuisse cre-

46
Fol. 2 rb, p. 5. Sur l’expression proverbiale causa facit martirem voir entre autres
Augustin, Enarr. in Psalmos, 34, 2, 13 (CCSL 38), pp. 320.10 s.; Contra Cresconium, III
47, 51 (CSEL 52), p. 459, l.19; cfr. W. Lazewski, La sentenza agostiniana «martyrem non
facit poena, sed causa», Pontificia Universitas Lateranensis, Roma 1987. La formule
de «docteurs latins/catholiques et hébreux» souvent employée par Lambert (par
ex. n. 95) ainsi que la fréquence de ses citations de la «postille » de Nicolas de Lyre
(cfr. nn. 71, 77, 95, 98, 112, 116) montrent un certain intérêt pour les problèmes de
traduction dans l’exégèse biblique et pour le savoir des rabbins.
47
Fol. 2 rb, p. 5, cfr. De ciuitate Dei 14, 28-15, 1 (CCSL 48), p. 454, l.55-61; voir D. Cer-
belaud - G. Dahan (éds.), Caïn et Abel, Paris 1998.
48
Cfr. De ciuitate Dei, 16, 2 (CCSL 48), p. 500, 1. 78 ss.; un peu plus loin, ibi 17, 1 p. 551,
1. 24 s., Augustin oppose la prolixité de l’historica diligentia à son propre ouvrage sur
la Cité de Dieu, qu’il préfère rendre succinct et ‘prophétique’.
païens et païens 83

diderim, sed si omnes commemorentur nimis longum fieret et esset hoc magis
historica diligentia quam prophetica providentia».

Lambert aurait pu lui-même appliquer ce principe d’économie au


volumineux catalogue de païens intègres qu’il réunit dans les pages
suivantes. L’enquête systématique qu’il mène à travers les époques de
l’histoire sainte a quelque chose de redondant. La thèse que soutient
cet inventaire est toujours la même: avant la venue du Christ, les bons
païens n’étaient pas tenus de suivre des prescriptions positives, ils fai-
saient naturellement ce que commande la loi et cela leur suffisait entiè-
rement pour obtenir le status salutis. Lambert ne se contente pas de le
constater, il s’évertue à le prouver historica diligentia par le plus grand
nombre possible de faits scripturaires.
À propos de la deuxième époque, celle comprise entre la circon-
cision d’Abraham et la loi de Moïse, Lambert remarque que, plus la
religion perfectionne ses rites et commandements, plus il devient diffi-
cile de prouver que les païens ont pu être sauvés uniquement en vivant
selon la loi naturelle. «Car, de même que nos sacrements sont plus
parfaits que ceux de l’Ancienne Loi, l’Ancienne Loi est plus parfaite
que la loi de la nature»49. Le progrès institutionnel s’accompagne d’un
durcissement des normes. Néanmoins grâce à un paradoxe que Gré-
goire le Grand applique à Job, païen non circoncis, ce progrès profite
également à ceux qui en sont exclus et qui accomplissent le bien dans
des conditions plus difficiles que les privilégiés de la Loi. Job vivant
legaliter sine lege faisait rougir les circoncis n’observant pas la Loi50. Le
procédé rhétorique de l’exemplum impar (a minore ad maius), très répan-
du dans la prédication adressée aux chrétiens sans ferveur par les Pères

49
Fol. 2 vb, p. 6: «Unde patet quod nostra sacramenta sunt perfectiora quam fue-
runt in veteri lege et in veteri lege quam in lege nature.… Sed forsan de his nulli
dubium fuit, posteriora autem tempora maiorem videntur difficultatem afferre,
pro eo quod multis apparet non tam autentice dicendum quod a tempore Abrahe,
cui data est circumcisio, et Moysi, cui data est lex, absque circumcisione aut obser-
vantia legis, aliqui fuerunt in statu eterne salutis.» Sur ce sujet voir G. Dahan, «Ex
imperfecto ad perfectum»: le progrès de la pensée humaine chez les théologiens du XIIIe siècle,
dans Id., Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève 2009,
pp. 409-426.
50
Fol. 3 va, p. 8: «Item Gregorii primo moralium in praefatione cap. VIII dicit in
sententia quod homo sub lege positus debet merito secundum legem vivere, et addens cau-
sam ponit ista verba quod Iob sine lege legaliter vixit. Cfr. Moralia in Iob, praef. § 2
(CCSL 143), l.11 s.: «Vnde ad confutandam impudentiam nostram, gentilis homo
ad exemplum deducitur ut quia oboedire homo legi sub lege positus despicit, eius
saltem comparatione euigilet, qui sine lege legaliter uixit».
84 peter von moos

de l’Église, n’a pas ici le sens habituel d’une exhortation51, mais celui
d’un éloge des païens, dont Lambert tente de prouver qu’ils pouvaient
être supérieurs aux juifs. L’exemple de Melchisédech est typique de
son argumentation52. Melchisédech a béni Abraham et, puisque ceux
qui bénissent sont nécessairement supérieurs à ceux qu’ils bénissent,
le prêtre incirconcis Melchisédech est donc «plus grand et plus saint
qu’Abraham». Malgré une apparence de syllogisme, ceci montre moins
une méthode dialectique provenant d’un prétendu ‘logicisme scola­
stique’ qu’une exégèse biblique poussée à l’extrême de la sophistica-
tion. Le moindre détail événementiel ou grammatical de l’Écriture,
parole de Dieu «selon la lettre» et «nourriture jusque dans ses miettes
les plus menues»53, attire l’attention du théologien subtil qui se sent
autorisé d’isoler chaque énoncé scripturaire de son contexte d’origine
et de l’analyser selon tous les critères possibles et en y appliquant toute
une chaîne d’interprétations antérieures54. Son but n’est pas philolo-
gique, mais ‘réaliste’: il veut déduire ou conjecturer une réalité – dans
ce cas, le salut éternel des païens – dont il sait pourtant qu’en dernière
instance, malgré toute son attention aux signifiants révélés, elle reste
l’insondable secret divin.

51
A. Lumpe, Art. «Exemplum», Reallexikon für Antike und Christentum (RAC), 6 (1966),
pp. 1229-57, en part. 1245-1250; von Moos, Geschichte als Topik (n. 24), pp. 106 s.,
435, 455-461.
52
Fol. 3 ra-rb, p. 7: «De aliquibus quidem manifeste constat quod incircumcisi etiam
pro illo tempore fuerunt in statu salutis. Et primo de Melchisedech qui fuit contem-
poraneus Abrahe, ut patet Genesis XIV, et tunc fuit in statu salutis etiam incircum-
cisus.… Item statim additur quod Melchisedech benedixit Abrahe dicens: Benedictus
Abraham deo excelso. Sed manifestum est secundum apostolum ad Hebreos septimo
[7], quod minus est sine omni contradictione a maiori benedicetur. Fuit ergo Melchisedech
sanctior et maior Abraham sicut ibi apostolus ad longum ostendit».
53
M. Pontet, L’exégèse de saint Augustin prédicateur, Paris 1946, p. 151. Sur cette mé-
thode voir les fines analyses de G. Dahan dans son Lire la Bible au Moyen Âge (n. 49),
en part. pp. 7-33, 161-195; Id., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, Paris
1999 ainsi que la succincte et substantielle vue d’ensemble de P. Stotz, Die Bibel auf
Latein – unantastbar?, Zürich 2011. A propos de la différence entre cette tradition
herméneutique du moyen âge et la dialectique scolastique on pourrait encore citer
Érasme, qui tout anti-scolastique et bon philologue qu’il fut, a recours exactement
aux mêmes techniques exégétiques en utilisant les mêmes gloses et autorités tradi-
tionnelles du moyen âge pour l’interprétation de la Bible; voir M. O’Rourke Boyle,
Erasmus on Language and Method in Theology, Toronto 1977.
54
Voir infra, p. 105 et n. 108; p. 114 et n. 138. Sur la tendance, vers la fin du moyen
âge, de privilégier les gloses au dépens d’une lecture directe de la Bible cfr. E. Bain,
L’étude du paratexte biblique aux XIIe-XIIIe siècles, «Loxias» (revue électronique, Nice),
20 (2008), < http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2136 >.
païens et païens 85

La troisième époque, celle de la loi de Moïse, présente une «difficul-


té particulière» parce que c’est celle d’Aristote, contemporain et maître
d’Alexandre le Grand, qui a vécu au temps de la réédification du second
Temple, «304 années avant Jésus Christ». Lambert se propose de traiter
trois points55:
1° la possibilité, même à cette époque, que des païens soient sauvés,
2° les moyens dont ils disposaient pour atteindre le salut,
3° l’application à Aristote lui-même des résultats obtenus pour les
deux premiers points.
Les bons païens de cette époque se distinguent des précédents par
leurs relations de bon voisinage avec le peuple juif, certains d’entre eux
venant même prier dans le temple de Jérusalem. Ce sont entre autres:
Japhet, la reine de Saba, le Syrien Naaman, les rois persans Cyrus et
Darius, Nabuchodonosor, Sophonias, les Ninivites, et encore des païens
de la période de transition entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance: les
trois Rois Mages, l’eunuque de la reine Candace et le centurion romain
Corneille. C’est à ce dernier groupe que s’applique le mot de l’apôtre
Pierre (Act 10, 34 s.): non est acceptor personarum deus, librement traduit:
Dieu est impartial envers les juifs et les païens56.
Le discours de l’apôtre Paul sur l’Aréopage, privilégié par Lambert,
est interprété comme un éloge de la religion naturelle des Athéniens,
qui conformément à la doctrine apophatique des philosophes, théolo-
gie négative avant la lettre, adoraient «le dieu inconnu». Or Dieu, «in-
compréhensible même pour une créature bénie, peut d’autant moins
être connu par une créature non bénie, et encore moins par des païens
qui n’ont reçu aucune révélation sur les choses divines».
Item Actuum XVII de Atheniensibus qui non fuerunt circumcisi, sed gentiles
et consecraverunt altare deo ignoto, qui bene ignotus dicitur a philosophis
gentium, quia incomprehensibilis est a quacumque creatura etiam beata, et
sic multo minus potest comprehendi a creatura non beata, imo minime a gen-
tibus que nullam de divinis revelationem receperunt. Dixerunt gentiles quod

55
Fol. 3 va-b, p. 8: «Et quia in isto articulo singularis ingeritur difficultas, ideo tria
puncta occurrunt dicenda circa ipsam. Primus ostendere conabitur quod aliqui
gentiles isto tempore fuerint salvati. Secundus declarabit per quem modum salvari
poterant et quid suffecit et requirebatur ad eorum salutem. Tertius applicabit hoc
specialiter ad Aristotelem».
56
Fol. 4 va, p. 10: «Item Actuum X [34-35] expresse protestatur sanctus Petrus quod
non sit acceptor personarum deus, sed in omni gente que timet deum et operatur
­iustitiam acceptus est illi…» (cfr. infra, n. 69 à propos du contexte); sur l’impartia-
lité divine voir Capéran, Le problème (n. 7), pp. 19, 48, 65 s.; voir également J. Van
Engen, «God is no Respecter of Persons»: Sacred Texts and Social Realitites, Id., Religion in
the History of the Medieval West, Aldershot 2004, ch. VIII.
86 peter von moos

iste deus ignotus noluit sibi sacrificium fieri de animalibus, sed de precibus
devotis et orationibus, in quo concordabant cum Psalmo qui dicit sacrificium
deo spiritus contribulatus [Ps  50, 19]. Et quia ista proprie vero deo convene-
niunt cui placet devota oratio. Ideo apostolus in eodem capitulo dicit quod
quamvis ignorantes tamen verum deum coluerunt, et hoc est quod dicit [Act
17, 23] quod ignorantes colitis ego annuncio vobis, quasi diceret annuncio vobis
illum deum ignotum quem in precibus et devotis orationibus coram illo altari
colitis. Sed ipse Paulus annunciavit deum Iesum Christum, ergo illum prius
ignorantes implicite coluerunt.

Lambert en déduit le concept de la «foi implicite»: Les Grecs adoraient


ce Dieu inconnu, non par des sacrifices charnels mais par des prières,
et puisque ce même Dieu qu’ils adoraient sans le connaître leur fut, par
la suite, annoncé par Paul, c’est donc déjà «implicitement» le Christ
qu’ils ont honoré en lui. C’est ce que Blumenberg, cité en exergue,
entend par le concept d’un ‘christianisme-réponse’ résolvant des pro-
blèmes préexistants à la foi57. Pour Lambert c’est l’occasion de rappeler
les «anges missionnaires» des peuples païens et d’énumérer les païens
prophétiques ayant annoncé le Sauveur. Lambert cite de longs passages
de Thomas d’Aquin sur les prophéties de Job et des Sibylles et sur la dif-
férence entre les prophètes juifs et les prophètes païens58. Les Juifs ont

57
Supra, n. 2; fol. 4 va, p. 10; E. Norden, dans son ouvrage classique: «Agnostos Theos»,
Untersuchungen zur Formengeschichte religiöser Rede, Leipzig 1913, réimpr. Darmstadt
1986, pp. 68-85 souligne déjà la différence essentielle entre une stratégie mission-
naire d’Act. 17 pour laquelle l’ignorance est salutaire dans le sens d’une théologie
négative (sur la transcendance divine), et le reproche authentiquement paulinien
de Rom 1, 18-23 fait aux païens d’une ignorance ou plutôt méconnaissance «inexcu-
sable» du Créateur, qui s’est fait connaître par ses œuvres. Voir également N. Siffer,
L’annonce du vrai Dieu dans les discours missionnaires aux païens, Actes 14, 15-17 et 17,
22-31, «Revue des sciences religieuses», 81.4 (2007), pp. 523-544; H. Külling, Zur
Bedeutung des Agnostos Theos: eine Exegese zu Apostelgeschichte 17, 22.23, «Theologische
Zeitschrift», 36.2 (1980), pp. 65-83.
58
Fol. 4 va-b, p. 10: «Similiter beatus Dionysius IX capitulo [3-4] Celestis hierarchie
[PL 122, 260C-261D]dicit quod multi gentiles ante Christi adventum salvati sunt, et
modum salutis acquirende ponit sanctus Thomas in III dist. XXV questione secunda,
articulo II in solutione ad tercium: “Quamvis inquit aliis gentibus non fuit data lex
divinitus communiter omnibus sicut Iudeis ex quibus Christus secundum carnem
nasciturus erat et sic oportebit in eis magis fidem vigere quam in aliis gentibus,
tamen etiam multis gentibus revelationes per angelos facte sunt etiam de Christo,
sicut etiam patet in Sibilla Erithrea que expresse de Christo prophetavit. In historiis
etiam Romanis legitur quod temporibus Constantini imperatoris inventum fuerit
in Grecia quoddam corpus in sepulcro habens laminam auream super pectus in
qua scriptum erat Christus nascetur de virgine et ego credo in eum. O sol! Sub Helene et
Constantini temporibus iterum me videbis. Illi etiam quibus specialis revelatio facta non
fuit, poterant salvari, etiam si nihil de lege Moysi audivissent vel scirent, quia lex illa
païens et païens 87

reçu une révélation spéciale par le privilège de la naissance du Christ


selon la chair, ce qui les oblige à être specialiter religiosi, comme le seront
plus tard les prêtres et les moines chrétiens. Mais les païens peuvent
également avoir des révélations privées et être sauvés, sans pour autant,
comme plus tard les laïcs chrétiens, avoir besoin d’être ordonnés prêtres
ou d’accomplir des actes «superérogatoires»59.
Ex quibus apparet dicendum quod sicut pro tempore legis evangelice sunt ali-
qui dicti specialiter religiosi quasi specialiter ad dei cultum deputati qui utique
pretextu religionis ad plura obligantur quam laici, ita Iudeos pro tempore le-
gis veteris, ex quibus Christus deus et homo nasci voluit, decuit pollere maiori
sanctitate unde a deo certam receperunt legem […]. De quo expresse dicit
sanctus Thomas prima secunde, questione XCVIII, articulo V, solutione ultima,
quod «sicut nunc laici transeunt ad clericatum» tanquam tutiorem salutis viam
amplectentes, ita tunc gentiles ad Iudaismum.

La comparaison atteint son apogée avec une citation de Grégoire le


Grand60: «De même que Notre Sauveur est venu pour la rédemption des
Juifs et des gentils et qu’il a souffert pour les deux peuples, il a égale-
ment voulu être annoncé par les voix des deux peuples et prêché par les
deux peuples». Les deux prophéties sont donc mises sur un pied d’éga-
lité. Le privilège des Juifs repose sur la préparation physique de l’Incar-
nation, tandis que la praeparatio evangelica spirituelle semble d’avantage

non erat omnibus data, sed solum Iudeis”. Hec sanctus Thomas ubi supra». Cfr. In III
Sent. d. 25, q. 2, a. 2, q. 2, ad 3 et STh II-II, qu. 2, art. 7, ad 3 sol. Sur les Anges mission-
naires des nations païennes, voir Capéran, Le problème (n. 7), pp. 192 s.; J. Daniélou,
Les Anges et leur mission, Paris 1951; A. Plez̧u, Actualité des Anges, Paris 2005, pp. 148-
151; et sur l’exemplum du tombeau ouvert sous le règne de Constantin (VI) voir G.
Whatley, Heathens and Saints: St. Erkenwald in its Legendary Context, «Speculum», 61
(1986), pp. 346-348.
59
Fol. 4 vb, p. 10; Thomas d’Aquin, STh I-II qu. 98, art. 5, responsio ad 3, l. 1: «Si-
cut etiam nunc laici transeunt ad clericatum, et saeculares ad religionem, quamvis
absque hoc possint salvari». Fol. 5 va, p. 12: «Aliud autem est exterius sacrificium
quando actus exteriores aliarum virtutum in divinam reverentiam assumuntur, quo-
rum quidam cadunt sub precepto ad quos omnes tenentur, quidam vero sunt supe-
rerogationis ad quos non omnes tenentur». Cfr. L. Schütz, Thomas-Lexikon (Pader-
born 1895), Pamplona 2006, s.l. supererogatio.
60
Ibidem: «Quod etiam confirmat alias beatus Gregorius in primo libro Moralium
in prefatione capitulo IX. Redemptor noster, inquit, sicut ad redemptionem Iudeorum et
gentium venit, ita utrorumque vocibus prophetari voluit, ut utrumque populum prediceretur
qui pro utroque populo quandoque pateretur. Hec ille». Mor. I, praef. 2 (CCSL 143), pp.
36 s. Cfr. B. Bruns, Die Zwei-eine Kirche aus Juden und Heiden: Die Ekklesiologie des hl.
Bernward im Licht der lateinischen Patristik, «Augustiniana», 53 (2003), pp. 159-264.
88 peter von moos

réservée aux païens61. C’est en d’autres termes l’idée pour laquelle, en


son temps, Abélard (rendant Platon théologue de la Trinité) avait été
accusé d’hérésie62.
Le deuxième point, l’exposition des instruments du salut nécessaires
et suffisants aux païens, réunit les arguments classiques plus ou moins
semi-pélagiens contre l’exclusivisme augustinien d’une doctrine de la
grâce poussée à l’extrême. Ils proviennent également en grande partie
d’Abélard et de son école, ou plus directement des Sentences de Pierre
Lombard qui les a rendus ‘théologiquement correctes’63. Nous avons
déjà entrevu le plus important, celui de la fides implicita. Depuis le Lom-
bard cette notion désigne le minimum de foi nécessaire à des hommes
ignorant tout de la doctrine chrétienne pour croire au Rédempteur et
remplir ainsi la condition sine qua non du salut. Ce minimum découle
d’une interprétation de l’épître aux Hébreux 11, 6: «Sans la foi il est im-
possible d’être agréable à Dieu, car celui qui s’approche de Dieu doit
croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent»… quia est
et inquirentibus se remunerator sit 64.
«L’ignorance invincible» des dogmes de l’incarnation, de la trinité
ou de la résurrection, n’empêche pas un certain «soupçon», voire une
«prescience» du Christ, une «foi voilée, indistincte», en l’existence et
la providence de Dieu. Lambert reprend ici sa comparaison sociale des

61
C’est ce que suggère le contraste de la critique du «légalisme» et du «littéralisme»
juifs; cfr. infra, pp. 108 s. sur la comparaison des «lois» ou religions et G. Dahan, Les
intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris 1990, pp. 473-510.
62
T. Gregory, Abélard et Platon, dans Id., Mundana Sapientia, Roma 1992, pp. 175-199
et l’attaque sarcastique de Bernard de Clairvaux, Epistola de erroribus Petri Abaelardi
(ep. 190), Opera omnia, éds. J. Leclercq et al. vol. VIII, p. 26.6: «Ubi dum multum
sudat, quomodo Platonem faciat christianum, se probat ethnicum.» Sur l’origine
augustinienne de cette prétendue hérésie cfr. P. von Moos, Die angesehene Meinung,
in Id., Öffentliches und Privates, Gemeinsames und Eigenes, Gesammelte Studien zum Mitte-
lalter III, Münster 2007, pp. 316 s.
63
Capéran, Le problème (n. 7), pp. 172-183 sur Abélard et Pierre Lombard.
64
Ibi, pp. 169-179, 183 s.; Vitto, The Virtuous Pagan (n. 3), pp. 17-20, 25; Negri, La
Quaestio (n. 14), pp. 428 s. Cfr. par ex. Thomas, STh II-II, q 2, a. 7; Pierre Lombard,
Sent. III d. 25 c 2.2: «Dici potest nullum fuisse iustum uel saluum, cui non esset facta
reuelatio, uel distincta, uel uelata: In aperto, uel in mysterio. Distincta, ut Abrahae
et Moysi aliis que maioribus, qui distinctionem articulorum fidei habebant. Velata,
ut simplicibus quibus reuelatum erat ea esse credenda, quae credebant illi maiores
et docebant, sed eorum distinctionem apertam non habebant. Sicut et in ecclesia
aliqui minus capaces sunt, qui articulos symboli distinguere et assignare non ualent,
omnia tamen credunt quae in symbolo continentur: Credunt enim quae ignorant,
habentes fidem uelatam in mysterio; ita et tunc minus capaces, ex reuelatione sibi
facta, maioribus credendo inhaerebant, quibus fidem suam quasi committebant».
païens et païens 89

païens et des laïcs de l’ère chrétienne. La foi d’une l’élite éclairée se


différencie de celle du peuple ignorant. La fides implicita est celle des
minores, des païens, des simples et des enfants, qui croient ce que les
plus inspirées, les maiores, les juifs, les adultes et le clergé, qui ont la
foi explicite de vérités révélées, leur disent d’accepter même sans le
comprendre. La foi des minores est en quelque sorte une procuration
aux maiores65. À partir de Pierre Lombard, l’inaliénabilité du baptême
peut également être interprétée de façon à permettre aux païens ne
le connaissant même pas de nom de le recevoir valablement, sinon in
sacramento, du moins in voto et partant in re. Par une variante du «bap-
tême par désir» ils peuvent ainsi être intégrés a posteriori dans le christia-
nisme66. La justification évangélique de cette idée est celle du bon larron
sur la croix, qui (ainsi que le soutient Augustin) entre au royaume des
cieux, sans être baptisé, en raison de sa fides et conversio cordis 67.
Un autre instrument du salut est désigné par la célèbre formule68:
Facienti quod est in se Deus non denegat gratiam. «À celui qui fait ce qui est
en lui Dieu ne refuse pas la grâce». Lambert l’applique au centurion
Corneille (Act 10). Dieu, en reconnaissance des largesses de ce pieux
officier romain, lui envoie un ange qui lui conseille d’inviter chez lui
l’apôtre Pierre, afin que celui-ci l’instruise et le convertisse. Le païen ver-
tueux trouve donc d’abord en lui-même le bien salutaire, et c’est pour-
quoi Dieu lui envoie la grâce par l’intermédiaire d’un missionnaire qui
lui donne ce qui manque encore à son salut. Comme Thomas d’Aquin

65
Fol. 5 rb, p. 11: «Sed adhuc videtur manere argumentum ex dictis sancti Tho-
mas … sicut mysterium incarnationis fuit explicite creditum a maioribus et quasi
obumbrate a minoribus, ita etiam mysterium trinitatis» (STh II-II, q. 2, a 8 solutio).
Capéran, Le problème (n. 7), pp. 195-198, à propos du passage de Thomas d’Aquin,
Quaestiones disputatae de ueritate, qu. 14, art. 11, resp. ad 1, p. 471 ed. Leonina.
66
A. Müller. Die Lehre von der Taufe bei Albert dem Großen, Paderborn etc. 1967, pp.
135-144; Capéran, Le problème (n. 7), p. 71: «effet rétroactif de la rédemption»; pp.
175-183 et surtout Pierre Lombard, Sent. IV, d. 4, c. 3, l. 20 et 4.1, l. 1(éd. Brady
1971 ss.); Thomas, STh. III, q. 68.2.
67
Augustinus, De unico baptismo 4.22 (CSEL 51) p. 257: «Baptismi sane vicem aliquan-
do implere passionem de latrone illo cui non baptizato dictum est: Hodie mecum
eris in paradiso non leve documentum…, quod etiam atque etiam considerans inve-
nio non tantum passionem pro nomine Christi id quod ex baptismo deerat posse
supplere, sed etiam fidem conversionemque cordis…». Dans les Rétractations, II 18
(CCSL 57), 13, il corrige cependant ce point: «Cum dicerem ‘‘vicem baptismi posse
habere passionem’’, non satis idoneum posui illius latronis exemplum, quia utrum
non fuerit baptizatus incertum est».
68
A. Zumkeller, s.l. Facienti…, in Lexikon für Theologie und Kirche, 3. Aufl., Freiburg
i.Br. 1995, vol. 3, coll. 1151 s.
90 peter von moos

avant lui69. Lambert souligne que cette conversion a lieu même après la
promulgation de l’Évangile, donc à la quatrième et dernière époque
de l’histoire sainte pendant laquelle, en principe, le baptême et le credo
explicite sont les seules ‘cartes d’entrée’ au salut70.
…antequam veniret Petrus ad Cornelium elemosine et orationes eius ascende-
runt in memoriam in conspectu domini. Et super verbo statim precedenti ubi
dicitur quod fuit deprecans dominum semper [Act 10, 2] dicit Postilla71 illa verba in
forma, «dicunt doctores communiter quod si aliquis paganus convertat se ad de-
precandum primam causam cuius per seipsum potest habere aliquam notitiam
rogando ut dirigat eum ad salutem suam et caveat sibi a peccatis, deus revelabit
sibi de fide catholica quantum est necessarium ad salutem, vel mittet sibi doc-
torem», quod plane intelligitur post tempus fidei promulgate in quo necesse est
homines solum in catholica fide salvari…

Le troisième point annoncé concerne l’application des critères généraux


de la salvatio gentilium à Aristote lui-même. Lambert se propose d’éva-

69
Capéran, Le problème (n. 7), pp. 172 s. et Vitto, The Virtuous Pagan (n. 3), pp. 20-
25, sur l’importance pour la scolatique du païen Corneille sauvé par sa foi implicite,
quoique vivant après l’Incarnation. Abélard ne le cite que comme exemple d’un
païen inspiré dans Sic et Non, q. 106,20 (éds. B. Boyer - R. McKeon, Chicago-London
1976), p. 347: «Cornelius centurio adhuc ethnicus dono spiritus sancti mundatur»
(Hieronym. Ep. 14.9). Pierre Lombard y voit de plus une preuve du salut sans la foi
explicite, Sent. III d. 25, c. 4.3, l. 3 (éd. I. Brady 1971-81): «Sed si posset sine fide
Christi esse salus, non ad eum mitteretur architectus ecclesiae Petrus (Augustinus,
De praedest. Sanctorum, PL 44, col. 970. l. 4). Attende quod ait sine fide Christi non
posse esse salutem, et tamen Cornelium exauditum antequam crederet in Chri-
stum. Quod ita potest intelligi: Scilicet antequam sciret Christum incarnatum, in
quem credebat in mysterio.» Mais c’est seulement Thomas qui insiste sur le salut des
païens vivant dans l’ère chrétienne: Quaest. disp. de veritate, q. 14, a. 11, resp ad 1 (ed.
Marietti 1953), p. 303.7: «Si enim aliquis taliter nutritus, ductum rationis naturalis
sequeretur in appetitu boni et fuga mali, certissime est tenendum, quod Deus ei vel
per internam inspirationem revelaret ea quae sunt necessaria ad credendum, vel
aliquem fidei predicatorem ad eum dirigeret, sicut misit Petrum ad Cornelium».
70
Fol. 4 va, p. 10, à la suite de la citation n. 56 sur Act 10, 34-35, ainsi que fol. 6 rb, p.
13: «non enim deus minus providet rebus dipositis in gratuitis quam in naturalibus
cum precipuam hanc curam de gratuitis, sed deus in naturalibus sic providet, quod
secundum quandam conditionalem necessitatem que sumitur ex ordine quem
deus rebus instituit disposito corpore humano per naturam, necesse est animam
rationalem a deo creari, ita multo magis in gratuitis homini facienti quod in se est
semper deus infundit gratiam, ut patet de Cornelio Actuum decimo [cfr. Act 10] et
de multis aliis».
71
Nicolaus de Lyra, Postilla in Acta 10, Postilla super totam bibliam, Nürnberg 1485,
4 vols. (GW 4288), repr. Frankfurt a.M. 1971, en ligne <http://nbn-resolving.de/
urn:nbn:de:hbz:061:1-34622>, vol. IV, image p. 619a.
païens et païens 91

luer la vie et l’œuvre du philosophe à l’aune des deux principales exi-


gences de la foi implicite: le monothéisme et l’espoir d’une récompense
éternelle. Pour les historiens modernes de la philosophie, cette partie
est sans doute d’un intérêt primordial, puisqu’elle sert en quelque sorte
à ‘canoniser’ un auteur qui a enseigné l’éternité du monde et nié l’im-
mortalité de l’âme individuelle. Malheureusement l’espace me manque
ici pour étudier cette argumentation (par endroits assez bizarre)72. Je
me concentrerai sur les formes élémentaires de la théologie des gentils
qui structure toute la Quaestio. Par ailleurs, ce chapitre doxographique
a plutôt valeur de curiosité, puisque la plupart des arguments invoqués
dans le but de christianiser le Stagyrite proviennent de textes hybrides
pseudo-aristotéliciens, tels le De pomo ou le Secret des secrets, qui repré-
sentent déjà eux-mêmes une tendance hagiographique, et dont, au XVe
siècle, on pouvait savoir que c’étaient des fictions littéraires73.

III.

Le dépistage des traces d’une foi implicite dans le Corpus aristotelicum se


termine par une longue réfutation des arguments contre le salut éternel
du Philosophe. Des 13 objections et réfutations qui remplissent dix co-
lonnes in-folio je me bornerai également à quelques points concernant

72
J’y reviendrai dans le travail annoncé n. 14. Par ailleurs ce sujet a déjà été som-
mairement traité par Negri, La Quaestio, et Senger Was geht Lambert…? (n. 14); ce
dernier s’étonne (pp. 199 s.) de l’oubli des grandes controverses et condamnations
du XIIIe siècle. Hoenen, How the Thomists in Cologne (n. 14), pp. 184-192, montre
qu’elles demeurent sous-jacentes et que les célèbres articles parisiens d’Etienne
Tempier de 1277 ont même réanimé les débats méthodologiques de la fin du XVe
siècle («Wegestreit»).
73
Cfr. Acampora-Michel, Liber de pomo, Einleitung (n. 18), en part. pp. 53-57; Ne-
gri, La Quaestio (n. 14), pp. 430 s.; C. Crisciani, Ruggero Bacone e l’«Aristotele» del
Secretum secretorum, in L. Bianchi (a cura di), Christian Readings of Aristotle from the
Middle Ages to the Renaissance (Studia Artistarum, 29), Turnhout 2011, pp. 37-64, en
part. pp. 59-64: «Aristotele salvato?»; Imbach, Aristoteles in der Hölle (n. 36), pp. 309,
316, souligne à juste titre que, déjà au début du XIVe siècle, la Quaestio anonyme
utrum Aristotiles sit salvatus met en question l’authenticité du De pomo et du Secre-
tum secretorum: «[libri] non sunt autentici. Unde dictis illorum nulla fides est adhi-
benda». Voir aussi Senger, Was geht Lambert…? (n. 14), p. 305, sur le même point
chez Nicolas de Cuse. Lambert qui contre-attaque précisément la Quaestio anonyme,
ne se donne même pas la peine de réfuter cet argument ‘philologique’. Il affecte
de l’ignorer, ce qui est d’autant plus suspect qu’il utilise lui-même l’argument de
l’inauthenticité dans d’autres cas, quand cela est favorable à sa démonstration (cfr.
infra, nn. 87-88, à propos de certains récits de visions).
92 peter von moos

la notion de paganisme. La première et principale de ces objections se


réfère à l’exégèse augustinienne du Psaume 140, 6: Aristoteles apud inferos
contremiscit. «Aristote tremble en enfer»74. Non sans subtilité sémantique
et contre l’intention évidente d’Augustin, Lambert délocalise cette
assignation de l’infernus damnatorum au limbus patrum. Ces «limbes des
Pères», introduits en théologie au XIIIe siècle comme lieu d’attente pro-
visoire des patriarches et des justes, ont été abolis par la descente aux
Enfers du Christ, qui a ainsi libéré et fait accéder à la béatitude ceux
qui y étaient détenus75. C’est en ce lieu qu’Aristote aurait demeuré, et
Lambert ajoute que s’il y a tremblé ce n’est pas par peur des tourments
infernaux mais par respect ou crainte de Dieu76.

74
Fol. 7 ra, p. 15 sur En. in Ps. 140, 19 (CCSL 40), p. 2040.12-26, comme réponse
directe à la Quaestio utrum Aristotiles sit salvatus, éd. Imbach, Aristoteles in der Hölle (n.
36), pp. 309 s., qui en fait l’argument principal de la damnation d’Aristote.
75
Au sens strictement théologique (dont l’impact sur les croyances populaires était
limité), il n’y aurait donc, après le Christ, plus que le limbus des enfants morts non
baptisés, parfois appelés limbulus (cfr. Thomas, Quaestio De malo, qu. 5, a. 1-5, sur la
différence entre la poena sensus pour les propres péchés et la poena damni pour le
péché originel). L’assignation de bons païens préchrétiens au limbus des adultes (en
particulier des patriarches juifs) était controversée, mais gagnait de plus en plus de
partisans au cours du XVe siècle; voir Capéran, Le problème (n. 7), pp. 208-215 (en
part. sur Alphonse Tostat d’Avila); J. Baschet, Le sein du père. Abraham et la paternité
dans l’Occident médiéval, Paris 2000, pp. 100-103; P. Dinzelbacher, Die letzten Dinge,
Himmel, Hölle, Fegefeuer im Mittelalter, Freiburg i.Br. 1999, pp. 119-125. En mainte-
nant les limbes des Pères jusqu’au Jugement dernier, Dante (Inf. IV) se permet une
«licence poétique» (cfr. supra, n. 11). Dans son commentaire sur la Divine comédie
(Inf. II 52-54, a cura di L. Scarabelli, Milano 1864 s.) Jacopo della Lana insiste
sur le caractère fictionnel de ce réceptacle hybride: «E questo modo di parlare è
fittivo e poetico… E per questo sopra detto modo scrive che Virgilio è in lo limbo,
e dice sospeso, cioè che non gli è fatta alcuna novità; non hanno gloria perchè non
ebbero fede; non hanno pena perchè non funno viziosi». Imbach, De salute Aristotilis
(n. 7), pp. 165 s., remarque une certaine ambivalence chez Dante, qui, d’une part,
soutient le dogme de la descente du Christ aux Enfers et la rédemption des patres et,
d’autre part, introduit des limbes composites patrum et puerorum, particulièrement
destinés aux grands esprits de l’Antiquité. Par ailleurs, ce n’est guère une concession
‘libérale’. Comparé à saint Thomas et à Lambert, Dante est nettement plus exclusif,
puisqu’il place même son guide Virgile dans ce lieu où l’on vit senza spene in disio (IV
42). Colish, The Virtuous Pagan (n. 10), p. 39: «Dante is more of a rigorist than any
theologian or popular author up to his time». Pour Lambert, qui ne doit sans doute
rien à Dante, mais puise dans une tradition théologique établie (probablement déjà
longtemps avant Dante), Aristote peut avoir la vision béatifique justement parce
qu’il est définitivement sorti de cet intérim de limbus patrum que le Christ a détruit.
Ce sujet est loin d’être exhaustivement traité et mériterait de nouvelles recherches
approfondies.
76
Fol. 7 rb, p. 15.
païens et païens 93

…Tercio quia ista psalmorum veritas et prophetia ante incarnationem Christi dic-
ta fuit. Quo supposito dici potest quod Aristoteles fuit cum aliis sanctis patribus
ante Christi incarnationem et resurrectionem in limbo patrum et sic fuit apud
inferos. Sed forsan aliquis quereret quomodo ergo dicitur ‘contremiscere’. Dicen-
dum quod non semper contremiscere est sentire penam sensus vel eam timere,
sicut dyaboli et homines mali contremiscere dicuntur, sed quandoque importat
motum timoris circa deum et divina e consideratione divine magnitudinis.

Or, dans son commentaire du psaume, Augustin compare la philosophie


à la révélation, et les philosophes représentés par Aristote, Pythagore
et Platon au Christ ressuscité. Ceux-ci sont apostrophés par une litote
hautement rhétorique: «Vous êtes morts, et je ne veux pas chercher de
quelle façon vous ressuscitez». …nolo quaerere quemadmodum resurgatis.
L’interprétation de Lambert ne respecte pas ce contexte: «Augustin
avoue donc expressément ne pas connaître le mode de résurrection des
philosophes et de ne pas savoir si c’est celui de la gloire des sauvés ou
celui de l’enfer des damnés. S’il l’avait su et avait voulu le dire, il aurait
dit: «Je sais comment vous ressuscitez». Augustin n’aurait pu le savoir
que par une révélation (privée), dont il n’a fait aucune mention».
In quo expresse beatus Augustinus fatetur se nescire modum resurrectionis
philosophorum, an scilicet resurrecturi essent modo salvandorum ad gloriam
aut modo damnatorum ad gehennam. Si autem cognovisset aut dicere voluisset
Aristotelem fuisse damnatum dixisset: «scio quomodo resurgatis»; non enim
beatus Augustinus potuit cognoscere Aristotelem fuisse damnatum nisi per re-
velationem de qua tamen nulla fecit mentionem.

Cette interprétation sophistiquée se termine en fanfare: «Aristote n’a


jamais en aucune façon contredit la doctrine ou la loi du Christ; au
contraire, il s’y est conformé en tout»; c’est pourquoi les universités
chrétiennes l’ont choisi comme leur philosophe officiel77.
Aristoteles in nullo doctrine aut legi Christi contrariatur, immo est ei per om-
nia conformis. Et ideo sancta Romana ecclesia et sancti patres instituerunt stu-
dia universalia philosophie in quibus studiis luce clarius apparet omnia studia

77
Ibidem. Cette constatation (répétée fol. 9 vb, p. 20, cfr. infra, p. 101) se rapporte à la
controverse en cours sur l’autorité d’Aristote dans les universités. Elle prétend déjà
acquis ce qui, du moins en partie, est toujours souhaité et propagé; Hoenen (How
the Thomists in Cologne [n. 14], pp. 203 s.) montre cependant que c’est une sorte de
self-fulfilling prophecy accomplie dans les études néo-scolastiques des siècles à venir.
Sur la présence déjà médiévale d’Aristote en théologie, voire en exégèse biblique,
du XIIIe au XVe siècle, cfr. G. Dahan, Nicolas de Lyre. Herméneutique et méthode d’exégèse,
dans Id. (éd.), Nicolas de Lyre. Franciscain du XIV e siècle exégète et théologien (Coll. des
Études Augstiniennes), Paris 2011, pp. 99-124, en part. pp. 111-114.
94 peter von moos

christianorum in philosophia eligere doctrinam Aristotelis tanquam confor-


mem sacre scripture ac dictis sanctorum.

Selon une autre objection (c’est la troisième de la liste) saint  Jérôme


aurait pris Aristote comme exemple de «cette sagesse du monde qui
est folie devant Dieu» et l’aurait qualifié de princeps fatuorum, «prince
des fous»78. La citation est apocryphe et provient d’une obscure  Règle
béthléhémique faussement attribuée à Jérôme, ce que Lambert ignore79.
La sophistication de son exégèse en est d’autant plus étonnante: cette
discrimination du philosophe ne s’appliquerait pas à la personne même
d’Aristote qui a vécu longtemps avant Jésus Christ, mais uniquement à
la lecture abusive de sa doctrine, à l’aristotélisme idéologique ultérieur
à l’Incarnation. Car accepter cette doctrine comme suffisante à l’obten-
tion du salut éternel c’est la substituer à la religion.
Alio modo accipitur Aristoteles non secundum eius personam sed pro Aristote-
licis, precipue illis qui post publicationem evangelii Christi adhuc sue doctrine
adherent tamquam sufficienti pro eterna salute consequenda…

Lambert parvient ensuite, par un véritable tour de passe-passe, à retour-


ner la polémique contre les philosophes aristotéliciens arabes. Une
croyance répandue faisait de Mahomet un apostat chrétien et de sa doc-
trine une perversion schismatique ou hérétique de la bible, ce qui ag-
grave son cas: abandonner l’Évangile après l’avoir accepté est nécessai-
rement pire que le refus pur et simple80. Lambert se demande comment
d’aussi grands philosophes qu’Algazel (al- Ġazaˉlıˉ), Alfarabi (al-Faˉraˉbıˉ),
Avicenne (ibn Sıˉnaˉ) et Averroès (ibn Rušd) ont pu tomber dans une
erreur aussi «insipide et puérile» que l’islam et il l’explique, soit par leur
peur des répressions du pouvoir séculier, soit par une concupiscence

78
Fol. 7 va-vb, p. 16.
79
Auctor incertus, Regula monachorum, cap. XI, «De vanitate scientiae mundialis»,
PL 30, coll. 391-426, en part. 402 A-C (manque dans Clavis patrum latinorum de Dek-
kers); cfr. V.B. Lambert, Bibliotheca Hieronymiana manuscripta, IIIB, Steenbrugis-Ha-
gae Comitis 1969-72 (Instrumenta patristica, 4), n. 560. On s’étonne que la dispute
ne prenne pas en compte un passage authentique de Jérôme assez semblable: Ep.
XIV 11 ad Heliodorum, Lettres, éd. Labourt, vol. I, Paris 1949, p. 45.10-11, sur le Juge-
ment dernier: «adducetur et cum suis stultus Plato discipulis; Aristoteli argumenta
non proderunt»; Ricklin, Il «nobile castello» (n. 11), p. 281, sur une citation d’Anto-
nin de Florence contre Dante.
80
G. Melville, Fiktionen als pragmatische Erklärungen des Unerklärbaren: Mohammed -
ein verhinderter Papst, in F.P. Knapp - M. Niesner (Hrsg.), Historisches und fiktionales
Erzählen im Mittelalter, Berlin 2002, pp. 27-44; Whatley, Uses of Hagiography (n. 10),
pp. 62 s.
païens et païens 95

démesurée des plaisirs sensuels promis dans le paradis musulman, mais


en fin de compte il penche plutôt pour l’aveuglement total dont Dieu
les aurait punis pour leur orgueil intellectuel81.
Vel quia acceptam [doctrinam Christi] abiecierunt sicut patet de magnis philo-
sophis tempore Machameti qui sue perfidie adheserunt non amplius obedientes
evangelio vel metu potentie temporalis aut attracti concupiscentiis quas sua secta
permittit et approbat vel de proprio ingenio confidentes sicut patet de Alchasel,
Alpharabio, Avicenna, Abenroym et aliis et sic Aristoteles convenienter dicitur
princeps fatuorum, quod fidem Christi non acceptantes aut acceptam relin-
quentes non possunt habere veram sapientiam infusam que est donum spiritus
sancti; et illo modo loquitur beatus Hieronymus in auctoritate allegata quod pa-
tet ex verbis ibi positis. […] Si autem queratur quare tam docti philosophi ad tam
fatuum et puerilem Machameti errorem devenerunt post tempus fidei Christi
publicate, potest dici quod hoc factum sit in penam superbie ac arrogantie.

Le plus important dans notre contexte, c’est une fois de plus l’argument
de la rupture, de l’inversion des valeurs sous le ‘zénith’ christique de
l’histoire. Aristote, prôné comme précurseur du christianisme et repré-
sentant idéal de la loi naturelle, ne peut plus, après la venue du Sauveur,
être lu et estimé pour ses propres achèvements, comme il l’est, d’une fa-
çon presque idolâtre, par les philosophes musulmans. Les chrétiens ne
peuvent utiliser et exploiter les philosophes païens que dans la mesure
où ceux-ci s’accordent avec l’Évangile. Malgré son immense admiration
pour Aristote, Lambert se sent ainsi obligé de recourir ici à un procédé
de la chrêsis, l’une des plus anciennes méthodes pour justifier la lecture
de grands auteurs païens: parce que ces philosophes et poètes se sont
approprié des parcelles d’une vérité divine unique, du Logos, les chré-
tiens mieux instruits par la Révélation peuvent les leur réclamer comme
à des voleurs ou «possesseurs illégitimes»82:

81
Fol. 7 va-vb, p. 16. Abenroym est sans doute une graphie déformée d’Averroès dans
le genre d’autres noms propres bizarrement transcrits (par ex. dans le titre, supra,
n. 15: Arestotelis Stragerite nati Nicomaci ou infra, n. 108: Savianus pour Savinianus).
A propos de la «concupiscence» Lambert fait cependant une exception pour Avi-
cenne, musulman considéré comme simulateur et hétérodoxe, donc plus proche
de la vérité chrétienne: «Potest tamen dici de Avicenna quod quamvis inter tenentes
sectam Machameti moram traxerit, nullo tamen modo menti illi adhesit. Unde VII
metaphisice capitulo septimo Avicenna manifeste reprobat beatitudinem consis-
tentem in voluptatibus ac carnalibus deliciis quam tamen beatitudinem post hanc
vitam ponit Machametus». Avicenna Latinus, Liber de philosophia prima sive scientia
divina, 8, 7, ed. S. Van Riet, Leuven 1977.
82
Ibidem; sur le logos spermatikós voir Gnilka, XPH∑I∑ (n. 7), vol. I, pp. 13 s.; vol. II, pp.
32-35; W. Löhr, Logos, RAC 23 (2009), pp. 327-435, en part. pp. 367-70; Vitto, The
96 peter von moos

Dicitur enim expresse quod tunc sapientia mundi est stulticia apud deum si
intellectus non captivetur ad fidem, si cor ad servitutem Christi non inclinetur
quod manifeste intelligitur pro tempore fidei publicate, quia tunc solum tenen-
tur omnes homines captivare intellectum ad fidem et cor ad servitutem Christi
secundum modum explicatum in evangelio, unde si philosophi aliqua confor-
miter evangelicis dictis protulerunt, sunt ab eis sicut ab iniustis possessoribus
accipienda atque evangelio veritatis applicanda.

Le cinquième argument que Lambert récuse est – comme l’on s’y attend
– l’accusation d’avoir enseigné l’éternité du monde en contradiction
avec la doctrine chrétienne de la creatio ex nihilo83. Or Aristote n’aurait
pas soutenu de façon «démonstrative» ou apodictique une thèse qui dé-
passe le scibile de la science humaine84, il l’aurait plutôt examinée comme
une hypothèse discutable dans les deux sens et, en fin de compte, l’au-
rait laissée en suspens selon sa propre méthode, la «topique» ou logica
probabilis. Le point le plus intéressant est la réfutation du reproche d’hé-
résie. Elle commence par la définition classique: «L’hérésie est ce que
quelqu’un affirme opiniâtrement contre la vérité établie de la foi» (quod
aliquis dicat contra fidem datam pertinaciter). De tout ce qui a été exposé
jusqu’ici il s’ensuit premièrement qu’Aristote n’a rien enseigné qui soit
contraire à la doctrine de la foi et des fidèles; deuxièmement, qu’il ne
peut pas être considéré comme hérétique à une époque où les païens
n’étaient pas encore tenus d’accepter la vérité d’une Loi divine donnée
exclusivement aux juifs; et troisièmement qu’il ne peut être question
d’opiniâtreté (pertinacia), car le raisonnement topique in alteram partem,

Virtuous Pagan (n. 3), pp. 10-14; Lambert se réfère à Augustin, De doctrina christiana,
II 40 (CCSL 32), l.1-3: «Philosophi autem qui uocantur si qua forte uera et fidei no-
strae accommodata dixerunt, maxime platonici, non solum formidanda non sunt,
sed ab eis etiam tamquam ab iniustis possessoribus in usum nostrum uindicanda».
83
Negri, La Quaestio (n. 14), pp. 431 s. Ce point est sans doute central dans la
controverse sur l’importance d’Aristote en théologie, mais chez Lambert il semble
plutôt marginalisé; ce n’est qu’un argument parmi d’autres dans sa longue liste
«d’allégations» anti-aristotéliciennes.
84
Fol. 8 va, p. 18: «Circa quod primo considerandum quod pro veritate dici potest
– sicut etiam tenent communiter omnes doctores – quod Aristoteles in omnibus
dictis suis in nullo defecerit in aliquo vero scibile, et addunt notanter “in aliquo vere
scibili” propter duo que videtur Aristoteles dixisse que tamen, quia non sunt vere
scibilia, dicunt non esse inconveniens quod circa ea erraverit. Quorum primum est
de eternitate mundi, quod non esse vere scibile probatur…». À propos de «l’huma-
nité faillible» du Philosophe comme argument contre les ‘divinisations’ incriminées
par toutes sortes d’anti-péripatéticiens (supra, nn. 30-33) cfr. L. Bianchi, Aristotele fu
un uomo e poté errare, in Filosofia e teologia nel trecento, Studi in ricordo di Eugenio Randi
(FIDEM, Textes et études du Moyen Age, 1), Louvain-la-Neuve 1994, pp. 509-534.
païens et païens 97

qui pèse le pour et le contre de deux opinions opposées, est par défini-
tion le contraire de l’ergotage dogmatique ou fanatique85.

Sed Aristoteles in sua opinione de eternitate mundi nullo modo pertinax fuit,
quia dicit primo Topicorum [I 11, 104b] mundum esse eternum est problema
neutrum86. Dicit autem problema neutrum ad quod sint rationes eque fortes. Et
ideo octavo Phisicorum [VIII 1, 250b] Aristoteles procedit ex opiniones aliorum
probando quod non fuisset necessarium si ostendisset demonstrative.

Les neuvième et dixième arguments contre la béatitude d’Aristote se


résument à ce qu’il n’a pas reçu le baptême ni le grâce du Saint Esprit,
dons indispensables au salut selon l’évangile de Jean (3, 5 et 7, 39). Pour
Lambert ces objections se dissolvent d’elles-mêmes, puisqu’avant le
temps de la grâce, un autre remède contre le péché originel, la foi impli-
cite, suffisait aux païens, et qu’on ne peut pas reprocher au seul Aristote
d’avoir été privé des sacrements, puisque tous les hommes vivant avant
la résurrection du Christ se trouvaient dans la même situation. Conclu-
sion: «Selon le témoignage de l’Écriture sainte, qui ne peut être contre-
dite, il est évident qu’avant ce temps beaucoup d’êtres humains ont vécu
dans l’état du salut éternel»87.

Istud autem argumentum sicut etiam precendens non solum arguit contra sa-
lutem Aristotelis, sed etiam aliorum omnium ante Christi gloriosam resurrec-
tionem. Et tamen manifestum est ex testimonio sacre scripture cui non licet
contradicere quod ante hoc tempus multi fuerunt in statu salutis eterne.

Les deux derniers arguments sont tirés de la littérature des exempla


homilétiques et des visions prophétiques, sources plutôt inattendues
dans une quaestio magistralis scolastique. Leur présence dans ce genre
érudit montre à quel point ont été pris au sérieux les moindres signes et
indices de révélations privées. L’on peut cependant également se deman-
der si Lambert n’est pas un peu partial ou tendancieux quand il s’agit
de vérifier l’authenticité et l’autorité des sources. Il cite comme authen-
tiques des textes favorables à sa thèse mais reconnus depuis longtemps

85
Fol. 8 va-b. Sur le raisonnement topique cfr. l’art. de Ghisalberti dans le présent
vol. (ch. 2 sur Thomas d’Aquin); W.A. de Pater, Les topiques d’Aristote et la dialectique
platonicienne, Fribourg 1965; von Moos, Die angesehene Meinung (n. 62), pp. 237-394.
Le traitement de ce sujet aux XIVe et le XVe siècles mériterait une étude approfondie.
86
Sur l’éternité du monde comme problème dialectique cfr. également Aristote,
Topica, I 4, Aristoteles Latinus, 5.1-3 (ed. Minio Paluello, 1969), p. 199 (translatio
anonyma); cfr. Hoenen, How the Thomists in Cologne (n. 14), pp. 195 s.
87
Fol. 9 ra-b, p. 19.
98 peter von moos

comme des pseudépigraphes88, le De pomo et le Secretum secretorum, alors


qu’il met en doute l’autorité d’écrits apocryphes, légendaires ou vision-
naires, cités par ses adversaires. Dans ce débat pour ou contre le salut
éternel d’Aristote le concept d’authenticité est bien plus doctrinale que
philologique, et ceci un demi siècle à peine après la ‘révolution’ de l’hu-
manisme critique d’un Lorenzo Valla. Ce n’est pas le seul anachronisme
d’une œuvre qui témoigne de façon exemplaire de ce que la théorie
allemande de l’histoire appelle depuis Reinhard Koselleck Ungleichzeitig-
keit des Gleichzeitigen, «la non-simultanéité du simultané»89.
Les sources en question sont, d’une part, une vision de l’au-delà ra-
contée par l’auteur de la Légende dorée, Jacques de Voragine, d’autre part,
un passage des Revelationes de Brigitte de Suède. Dans ces deux textes
supposés d’inspiration surnaturelle le Philosophe n’a pas bonne renom-
mée. Dans l’exemplum de Jacques de Voragine, Aristote apparaît de nuit à
l’un de ses disciples et lui dit que de tout son savoir il ne lui reste que la
connaissance des tourments qu’il souffre en enfer90. Lambert rétorque

88
C’est justement la quaestio anonyme Utrum Aristoteles sit salvatus (cfr. supra, nn. 36
et 73), contre laquelle Lambert dirige sa réfutation, qui relève ce point: «libellus iste
[Secretum secretorum] et alius qui dicitur De pomo non sunt autentici». Il est curieux de
voir que la même quaestio anonyme construit elle aussi le parallèle entre Salomon et
Aristote (éd. Imbach [n. 36], p. 310). Tandis qu’elle s’appuie sur l’autorité d’Augu­
stin (De civ. Dei VIII 12 et De vera relig. I 1,1) et la glossa ordinaria (n. 42) sur III Reg.
11.43 pour associer les deux sages comme des «idolâtres» damnés pour leur orgueil
luciférique, Lambert se sert d’une source, pour lui douteuse, les Revelationes de Bri-
gitte de Suède (ci-dessous n. 95) et dissocie les deux sages afin d’inculper Salomon
et d’innocenter Aristote du soupçon d’idolâtrie et de superbe.
89
R. Koselleck, Zeitschichten, Studien zur Historik, Frankfurt a.M. 1999; Id., Art.
«Fortschritt», in O. Brunner et al. (Hrsg.), Geschichtliche Grundbegriffe, vol. 2, Stutt-
gart 1975, pp. 351-423, en part. pp. 391-402; Id., Vergangene Zukunft, Frankfurt a.M.
1979, pp. 321-339, 349-375; cfr. également le dernier numéro en ligne de la revue
franco-allemande «Trivium», 9 (2011): Vitesse et existence. La multiplicité des temps hi-
storiques, <http://trivium.revues.org/4027>. Sur la contemporanéité des deux ten-
dances majeures du XVe siécle, trop souvent décrites comme uniquement diachro-
niques, cfr. les études classiques de P.O. Kristeller, en part. Renaissance Thought.
The Classic, Scholastic and Humanist strains, New York 1961 et Le thomisme et la pensée
italienne de la Renaissance (Conférence Albert-le-Grand 1965), Montréal 1967.
90
THEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi), < http://gahom.ehess.fr/thema/in-
dex.php>. s.l. Aristoteles: Jacobus de Voragine, Sermones aurei – Quadragesimales, Fera
III secundae Hebdomadae, Sermo II, chez Clutius, Paris 1760, p. 49b (2); une édition
électronique est en cours sous la dir. de N. Bériou. F.C. Tubach, Index Exemplorum,
Helsinki 19812, n. 330, cite Odon de Cheriton (début XIIIe siècle) comme premier
inventeur de l’exemplum. Sur la fortune, après la Réforme, de ce type d’anecdotes
dans le débat pour et contre la béatitude éternelle d’Aristote cfr. Joh. Alb. Fabri-
cius, Bibliotheca Graeca, III 6, chez Chr. Felg, Hamburgi 1720, p. 176: «Lepidae sunt
païens et païens 99

habilement qu’aucune vision en contradiction avec l’Évangile ou le


«consensus des docteurs» ne peut constituer une preuve, car d’après
cette vision Aristote aurait perdu tout le savoir acquis au cours de sa vie,
ce qui est démenti par la parabole du riche dissipateur en enfer et du
pauvre Lazare dans le sein d’Abraham (Luc 16, 19-31) qui prouve que
dans l’au-delà les défunts gardent la mémoire de leur savoir naturel91.
Respondetur dicendum quod ista visio nullo modo approbanda videtur cum
aliquid contineat cuius oppositum tenent omnes doctores scribentes circa li-
brum quartum Sententiarum, distinctione quinta92 concorditer enim dicunt,
quod etiam post hanc vitam in damnatis manet cognitio eorum que cognove-
runt naturaliter per species acquisitas in statu huius vite. Cuius ratio est quod
species intelligibiles accepte de rebus remanent in anima separata cum sint
naturaliter perpetue. Sed ille species non sunt frustra, oportet ergo per eas fieri
cognitionem rerum nec in eo solum credendum erit doctoribus ecclesie ergo
evangelio. Dicitur enim Luce decimo sexto damnato diviti recordare quia bona
tua recepisti in vita tua [cf. Luc 16, 25], quem tamen constat fuisse damnatum;
illa autem recordatio est per cognitionem intellectualem, ergo considerant ea
que hic sciverunt.

de Aristotele fabulae. P. Chrysostomi Henriquez et Iac. De Paradiso. Prior narrat,


deum adparuisse Bonifacio episcopo Lausanensi, et dixisse: Cessa, cessa iam et noli
orare pro anima eius, quia non fundavit ecclesiam meam, sicut Petrus et Paulus, nec legem
meam; alter ex Iac. de Voragine refert, Aristotelem adparuisse post mortem cuidam
discipulo suo et repondisse, se modo nihil scire nisi poenas, quas sentire cogeretur».
91
Fol. 9 rb, p. 19.
92
En fait: Sent. IV d. 50. S’appuyant sur les autorités d’Augustin et de Grégoire, le
Lombard y explique surtout la connaissance mutuelle des morts et des vivants, des
damnés et des bienheureux avant et après le Jugement dernier. L’argument sur la
mémoire des damnés pourrait être déduit de Sent. IV d. 50, 2§ 4, l.1-2: «de illo diuite
qui, in inferno positus, eleuans oculos uidit Abraham, et in sinu eius Lazarum: Cuius
comparatione coactus est confiteri mala sua, usque adeo ut et fratres roget ab his
praemoneri». Mais cette déduction n’est pas explicite. Ceci n’est qu’un exemple
entre plusieurs citations fausses, approximatives ou mal paraphrasées. L’édition
critique (cfr. supra, n. 14) ne confirmera qu’en partie la remarque de Negri, La
quaestio (n. 14), pp. 433 s.: «Lamberto riporta le sue fonti con scrupolosa indica-
zione dell’autore e dell’opera di riferimento. Se la dimostrazione della salvezza di
Aristotele deve anzitutto fondarsi su di un canone scritto […] appare chiaro come
la “sacralità“ del testo debba emergere nel corso della trattazione. In questo senso,
un ruolo significativo gioca l’autorità di Tommaso». S’il est vrai que Lambert affiche
régulièrement les références aux sources, ni celles-ci, ni les citations ne sont toujours
exactes (cfr. aussi infra, nn. 98, 112). Il lui arrive par ex. de citer comme ipsissima
verba d’Aristote ses propres réminiscences ou des allusions ou paraphrases d’autres
théologiens. L’identification des sources sera donc sans doute le problème majeur
de la recherche critique entamée sur son texte.
100 peter von moos

Dans les Révélations de Brigitte de Suède un passage a trait à l’interpré-


tation de la notion de «début de la sagesse»: les apôtres Pierre et Jean
ne reçurent la sagesse que tardivement, tandis que Salomon et Aristote,
dès le début doctes et subtils, ne remercièrent pas Dieu pour ses dons,
ne profitèrent eux-mêmes ou ne firent pas profiter autrui de leur savoir
en le traduisant en acte93.
Tredecimo et ultimo potest argui ex revelationibus beate Brigitte libro quinto,
interrogatione decima tercia, questione quinta, ubi sic dicitur: Petrus apostolus
in iuventute obliviosus fuit, Iohannes ideota qui in senectute apprehenderunt
veram sapientiam quia principium sapientie quesierunt, Salomon vero iuvenis
erat docilis et Aristoteles subtilis qui non apprehenderunt initium sapientie,
quia nec glorificaverunt scientie datorem ut debuerunt, nec imitati sunt que
sciverunt et docuerunt, nec sibi sed aliis didicerunt.

Lambert met d’abord en question l’autorité de ce témoignage apo-


cryphe «qu’aucun chrétien n’est tenu de croire».
Circa solutionem istius argumenti est primo notandum quod de autoriate
istius revelationis multi dubitant, nec est meum de illius autoritate definire. Hoc
unum scimus quod fides catholica fundata est super fundamentum apostolo-
rum et prophetarum in ipso angulari lapide Christo Iesu. Quantum igitur ista
revelatio continet conformia doctrine Christi autentica est et ab omnibus ser-
vanda. Si autem contineat aliqua preter illa, et si non contra, tunc etiam revela-
tiones pie suscipiuntur quantum scilicet ad bonos mores valere possunt, licet ad
credendum non cogant94.

Mais son argument principal est théologique: la notion d’initium sapientiae


est mal définie, car le vrai début de la sagesse, la vision béatifique, ne se

93
Fol. 9 va, p. 20; cfr. Revelaciones sanctae Birgittae, V. Liber quaestionum, ed. B. Bergh,
Uppsala 1971, interrog. 13 (16.38-39), p. 147. Sur la position privilégiée des Revela-
tiones chez les théologiens grâce à la protection papale de la sainte vivant à Rome cfr.
C. Hess, Heilige machen im spätmittelalterlichen Ostseeraum. Die Kanonisationsprozesse von
Birgitta von Schweden, Nikolaus von Linköping und Dorothea von Montau, Berlin 2008;
P. Dinzelbacher, Revelationes (Typologie des Sources, 57), Turnhout 1991. Pour
Hoenen, How the Thomists in Cologne (n. 14), pp. 199-203: la première cible de Lam-
bert est le Dialogus super Revelationes beatae Birgittae d’Heymeric de Campo (éd. A.F.
Adman, Uppsala 2003), représentant de l’Université de Cologne au concile de Bâle
et grand défenseur des Revelationes.
94
Ce n’est qu’un des critères établis pour la vérification des prophéties que Torque-
mada oppose, lors du concile de Bâle, aux arguments critiques de Gerson contre la
mystique brigidienne; cfr. F. Arici, Juan de Torquemada e il paradigma di verificabilità della
profezia femminile, in G. Zarri - G. Festa (a cura di), Il velo, la penna e la parola. Le dome-
nicane: storia, istituzioni e scritture, Firenze 2009, pp. 265-274; cfr. également supra, n. 88.
païens et païens 101

trouve pas dans cette vie mais dans l’autre. Salomon a-t-il atteint cette béa-
titude? C’est douteux, l’on ignore s’il s’est repenti de son idolâtrie, et cette
question n’a pas trouvé de solution unanime parmi les docteurs hébreux
et catholiques95. Le sort d’Aristote par contre se présente sous de meilleurs
auspices: même si personne ne peut affirmer avec certitude qu’il est sauvé,
ceux qui ont «la présomption» de prétendre qu’il est éternellement dam-
né, qu’ils prennent garde de ne pas encourir eux-mêmes le sort que leur
médisance lui réserve96! Car il a su, lui, profiter de son savoir naturel et en
faire profiter les autres, et en particulier les universités chrétiennes qui ont
préféré à juste titre sa doctrine à celle d’autres philosophes97.
Alio modo potest apprehendi initium sapientie quantum ad sapientiam patrie
que est beatitudo, et sic apud doctores in dubio relinquitur de Salomone, quem
dicunt aliqui eum penituisse de peccatis, ut patet per doctores scribentes super
ultimo capitulo Proverbiorum.
Alii dicunt eum non penituisse, quoniam tempore suo non fuerunt templa ydo-
lorum destructa que construxit ydolis que coluerunt uxores sui, ut patet per
Postillatorem secundo Regum septimo capitulo98. Similiter nullus presumpsit un-
quam per certitudinem velle affirmare quod Aristoteles sit salvatus, sed multi co-
nati sunt tollere presumptionem illorum qui dicunt eum pertinaciter damnatum
atque alios philosophos gentiles tempore circumcisionis et legis date. Et quod
additur non sibi sed aliis didicerunt, quantum ad Aristotelem potest dici quod
nec sibi nec aliis didicit quantum ad ea que sufficiunt ad eternam beatitudinem
que ex sua doctrina sufficienter haberi non possunt. Didicit tamen sibi et aliis

95
III Reg. 11, 1-13; sur le même problème Lambert (fol. 4 ra-b, p. 9) suit plus lon-
guement la postilla de Nicolas de Lyre avec l’addition de Paul de Burgos (n. 71) in
Dan 4, 34, vol. III, image p. 442a: «…quia scilicet scriptura terminat historiam ipsius
Salomonis in malo idolatrie, dicit [postilla] quod ideo sit damnatus. Et ad hoc addit
unam rationem secundo Regum septimo quod non penituit, prout quidam Hebrei
ponunt super Ecclesiasten secundo capitulo, quod si vere penituisset cum esset rex
valde potens cui nullus de populo auderet contradicere, destruxisset templa deorum
que edificaverat ut videtur, que tamen steterunt usque ad tempora Iosie regis, ut ha-
betur IV Regum XXIII [2 Chrn. 23] in additione tamen ad postillam ista ratio solvitur
et Hebrei et multi doctores catholici tenent oppositum in expositione textus Prover-
biorum XXX, ubi videatur». Sur cette controverse cfr. K. Reinhardt, Les controverses
autour de la «Postille» au XV e siècle, dans «Nicolas de Lyre…», ed. Dahan (n. 77), pp.
269-279; E. Longpré, Le quodlibet de Nicolas de Lyre o.f.m, «Archivum Franciscanorum
historicum», 23 (1930), 42-56, en part. pp. 47 s.
96
Fol. 6 vb, p. 14: «Ponant igitur ori suo custodiam timentes ne dyabolus stet a dex-
tris eorum qui est pater mendacii et pertinacie ne forte id quod Aristoteli et aliis
philosophis, quorum dictis multi utuntur sancti doctores, attribuere pertinaciter et
iniuste contendunt ipsi iuste recipiant».
97
Fol. 9 va, p. 20; cfr. aussi supra, p. 93 et n. 77 sur un passage analogue fol. 7 va, p. 16.
98
Cfr. Nicolas de Lyre, Postilla (n. 71) in 1 Reg 11 (!), vol. 1, image p. 765b.
102 peter von moos

quantum ad ea que naturali lumine cognosci possunt que doctrina etiam multum
suffragatur fidelibus in quantum conformis est catholice fidei, et ideo universi-
tates christianitatis plus acceptant doctrinam Aristotelis quam alterius philosophi.

IV.

Ces réfutations terminent la partie consacrée à la troisième époque de


l’histoire du salut. Ce qui suit, un chapitre sur la quatrième période,
l’ère chrétienne, ne semble plus qu’une annexe à la défense d’Aristote.
Mais pour la question qui nous occupe, la distinction entre les païens
d’avant et d’après l’Incarnation, ces chapitres contiennent les réflexions
les plus pertinentes. Le contenu est annoncé ainsi99: «après le temps de
la promulgation de la loi [du Christ] ni les païens, ni les juifs ne peuvent
obtenir le salut»… post tempus promulgate legis gentiles sicut nec Iudei possunt
esse in statu salutis. Cette période est décrite comme le renversement
absolu des valeurs de celles qui la précèdent. Pour anticiper une conclu-
sion générale, Lambert souligne avec rigueur l’exclusivité radicale d’un
salut réservé aux seuls baptisés faisant explicitement profession de foi, et
il insiste sur la transvaluation décisive de toutes les valeurs dans le Christ.
Peut-être ce contrepoids orthodoxe lui permet-il de dédouaner certains
raisonnements un peu trop ‘libéraux’ en faveur de la béatitude du philo-
sophe païen. L’on peut cependant se demander si le principe historique
dominant tout le traité, le perfectionnement menant au christianisme,
progrès décrit selon un concept formel et légaliste comme la multiplica-
tion des normes et interdits, la complication des exigences, l’affinement
de la morale de l’intention, etc., ne trahit pas une sorte de nostalgie
de la simplicité naturelle d’un âge d’or ou de ce que les médiévistes
anglophones nomment depuis George Boas «primitivism»100. Dans cette
admiration de la noblesse de païens réalisant instinctivement (instinctu
divino)101 et peut-être même mieux ce que les juifs et les chrétiens font

99
Fol. 9 vb, p. 20.
100
Primitivism and Related Ideas in the Middle Ages, Baltimore (1948) 1997; sur l’impact
de cet imaginaire sur la théologie, cfr. Dahan, Lire la Bible, pp. 422-424; sur le succès,
déjà au XIVe siècle, de l’idée quasi «préromantique» du «païen naturel» anticipant
celui du «noble sauvage» après la découverte du Nouveau Monde cfr. Tzanaki, Man-
deville’s Medieval Audiences (n. 7), pp. 234-258, et infra, pp. 116 s.
101
Fol. 6 rb, p. 13: «Cognovit deinceps Aristoteles quod superior appetitus moveri
natus est a deo ad rectificandum hominem in suis operibus, quod patet ex fine trac-
tatus De bona fortuna, ubi “sic, inquit Aristoteles, movet quodammodo omnia quod
in nobis est divinum instinctus enim principium non ratio sed aliquid melius; quid
enim utique erit melius et scientia et intellectu nisi deus?”». Fol. 9 va, p. 20: «Potest
païens et païens 103

en se conformant à leurs systèmes normatifs évolués, n’y aurait-il pas un


désir de ‘retour à la nature’ et peut-être même un grain d’envie? Ce n’est
qu’une question ou plutôt une hypothèse; mais on peut assurer qu’elle
n’est pas anachronique, puisque dans un passage bien connu au moyen
âge Grégoire le Grand attaque comme hérétique l’opinion soutenue
par certains Pères grecs, et apparemment partagée par quelques Latins
contemporains, que les infidèles d’avant la venue du Christ auraient
eu des conditions et des chances de salut meilleures que les chrétiens
après l’Incarnation, lorsque la Loi devint plus dure, la justification plus
difficile et que, contrairement aux chrétiens, ils auraient pu bénéficier
d’une conversion post mortem102.
Mais revenons au texte de notre Quaestio. Cette dernière partie103 ma-
nifeste un intérêt accru pour la chronologie. Que signifie exactement
post tempus promulgate legis par rapport aux différentes périodes de la vie
de Jésus, des Actes des apôtres et de la première propagagation du chri-
stianisme? De même qu’Augustin, Lambert établit comme critère de
périodisation la validité décroissante de la loi de Moïse. De la naissance
du Christ à la passion, la loi juive est encore en vigueur. De la passion à
la «publication de l’Évangile», à Pentecôte, la loi est morte avec le cru-
cifié, car le signifiant (figura) doit mourir quand le signifié se manifeste
(adveniente figurato). Dans cette période de transition cependant, si la
loi est morte et «la Synagogue» honorablement ensevelie avec elle, la

[…] etiam de Aristotele dici quod, quamvis ex lumine naturalis philosophie initium
talis sapientie invenire non potuit, tamen ex instinctu divino de quo loquitur in
fine libelli De bona fortuna» (Ethica Eudemica 7, 14-15, 1246b-1248a). Lambert cite
ici la théorie de la chance dans les deux derniers chapitres (VII 14-15) de l’Éthique
à Eudème, les seuls traduits au moyen âge et transmis sous le titre indépendant De
bona fortuna. De même que Thomas d’Aquin il l’applique à la doctrine de la grâce
(STh II-II, q. 109, a 2c et ad 1); cfr. C. Fabro, Le liber de bona fortuna de l’Éthique à
Eudème d’Aristote et la dialectique de la divine Providence chez Thomas, «Revue thomiste»,
88 (1988), pp. 556-572; V. Cordonier, Sauver le Dieu du Philosophe: Albert le Grand,
Thomas d’Aquin, Guillaume de Moerbeke et l’invention du Liber de bona fortuna comme
alternative autorisée à l’interprétation averroïste de la théorie aristotélicienne de la providence
divine, in Bianchi, Christian Readings of Aristotle (n. 73), pp. 65-114.
102
Cfr. Capéran, Le problème (n. 7), pp. 160 s., par rapport à la descente du Christ
aux Enfers, Registrum epp. VII 15 ad Georgium (CCSL 140); cfr. également infra, pp.
115-118. Sur la nouvelle actualité de ce problème après la découverte du Nouveau
Monde. Dans son Tridentini Decreti de Justificatione expositio et defensio, Venetiis 1548,
lb. VI cap. 19, pp. 64 s. (cité d’après Capéran, ibi, p. 254) le franciscain André Vega
s’oppose à l’obligation de la foi explicite pour les Indios avec l’argument que «la
promulgation de l’Evangile ne rend pas la loi divine plus dure et notre justification
plus difficile».
103
A partir de fol. 9 vb, p. 20.
104 peter von moos

circoncision et le baptême coexistent encore sans conflit104. C’est seule-


ment quand, à Pentecôte, la nouvelle loi de la grâce est déclarée obliga-
toire pour tous les hommes, que l’ancienne loi juive se transforme en
son contraire, de loi morte devient loi porteuse de mort (mortifera), car
celui qui continue à l’observer vit comme si le Messie n’était pas venu105.
Dixi quidem notanter post tempus promulgate legis, quod sicut Augustinus distin-
guit tria tempora quoad observationem legalium veteris legis, unum ante pas-
sionem Christi in quo legalia habuerunt cursum suum. Secundum fuit a pas-
sione Christi usque ad divulgationem evangelii in quo legalia, quamvis essent
per Christi passionem mortua, cum figura sit mortua adveniente figurato, non
tamen erant mortifera. Tercium est tempus post publicationem evangelii in quo
legalia non solum sunt mortua sed etiam servantibus mortifera, quia per obser-
vationem legalium, que sunt figura Christi venturi aliquis protestaretur Chri-
stum nondum venisse quod est erroneum.

Le changement d’époque s’avère nettement plus simple pour les païens.


Depuis Adam ils ont reçu du Créateur la première révélation par laquelle
ils connaissent l’Invisible à travers ses œuvres visibles et l’adorent selon
la loi de la nature (Rom 1, 20), ce qui suffit au salut jusqu’à la «promulga-
tion de l’Évangile». Si cette lex naturae perd alors sa fonction salvatrice,
elle ne devient nullement pernicieuse et «mortifère» comme celle de
Moïse; au contraire, grâce à l’Évangile elle est réformée, perfectionnée,
accomplie (Lambert omet que Matth 5, 17 concède la même chose à la
loi juive que le Christ n’est «pas venu abroger, mais accomplir»). Reste
alors à préciser cette chronologie: quel est le moment précis après Pen-
tecôte à partir duquel les païens sont formellement tenus à la foi expli-
cite, autrement dit, à partir duquel leur incroyance les rend coupables
d’un péché mortel d’omission ou de rébellion ? Lambert émet d’abord
une clause de réserve: «Il serait prétentieux de vouloir déterminer cette
date avec précision, cela dépasse la science humaine»106. La seule chose
certaine est que ce moment diffère d’un peuple à l’autre. Pourtant
Lambert croit connaître le terminus a quo après lequel l’humanité tout
entière est définitivement tenue d’adopter la foi chrétienne. C’est au
plus tard lors de la destruction de Jérusalem par Vespasien, 42 ans après

104
Ibidem:  «ante publicationem evangelii similiter currebant circumcisio et bapti-
smus, ut synagoga cum honore deferetur ad tumulum. Sed post publicationem obli-
gabat omnes homines lex nova».
105
Ibidem avec la citation d’Augustin, Ep. 82, 2, ad Hieronymum (CSEL 34.2) repris
par Thomas, STh I-II q. 103, resp. ad 1.
106
Fol. 10 ra, p. 21: «Primo quod precise velle determinare hoc tempus presumptuo-
sum est et vires humane scientie excedens».
païens et païens 105

la mort du Christ, parce qu’à partir de cet événement tous devraient


avoir entendu le message chrétien, soit par un missionnaire, soit par
une rumeur publique (fama) propre à inciter à une connaissance plus
approfondie de l’Évangile107. L’obligation s’impose donc beaucoup plus
aux païens de chercher la vérité et de se convertir qu’aux prédicateurs
de les évangéliser.
Lambert étaie la thèse d’une christianisation extrêmement rapide
par une interprétation sophistiquée de citations scripturaires et pa-
tristiques traditionnelles dans ce champ d’argumentation. Son acuité
d’exégète s’applique même à des légendes et étymologies populaires.
Le toponyme Saint-Pierre-le-Vif, nom d’un célèbre monastère bénédic-
tin à Sens (ecclesia beati Petri vivi), prouverait que toute la Gaule jusqu’à
la Francia, «région située le plus à l’ouest», a été christianisée par saint
Savinien (Savianus) du vivant même de l’apôtre Pierre108. D’après les
Actes des apôtres (1, 8) le Christ aurait envoyé ses disciples de Jérusa-
lem, le centre du monde, ad ultimum terrae. S’il est démontré que cette
propagation a bien eu lieu à l’ouest Petro vivente, il devient évident que
cela s’est également produit, et en même temps, dans les trois autres
directions. En privilégiant un passage de Jérôme contre d’autres auto-
rités patristiques109, Lambert conclut de façon presque lyrique qu’il ne
reste plus aucun peuple ignorant le nom du Christ. «Le plus grand signe

107
Ibidem: «Secundo quod hoc unum pro vero teneri potest quod aliter, id est alio
tempore, apud diversos incepit, sic tamen quod etiam ante tempus destructionis
Hierusalem, quod fuit post passionem domini anno quadragesimo secundo vel cir-
citer omnes homines lex Christi obligavit». Cfr. Hieronymus, Tractatus LIX in psal-
mos (CCSL 78), p. 108, l. 203: «post passionem ergo domini quadragesimo secundo
anno deleta est Hierusolyma. Uidete ergo quoniam in generatione una deletum est
nomen eius. Sed et in hoc clementia est domini. Crucifixerunt eum, et quadraginta
duos annos dedit eis ad paenitentiam».
108
Cfr. M.-C. Gasnault, art. «Sens», Lexikon des Mittelalters, 8 (1995), col. 1762 sur
l’origine de cette légende au IXe siècle à l’occasion de la translatio des reliques des
saints Savinien et Potentian à St-Pierre-le-Vif. Pour plus de détails sur la légende
des missionaires martyrs qui auraient été envoyés en Gaulle depuis Rome par saint
Pierre voir l’art. «Altin (saint)» par C. Couillault dans Dictionnaire d’histoire et de
géographie ecclésiastiques, vol. 2, Paris 1914, coll. 819-821. Le nom romain relativement
courant de Savinianus est souvent déformé en Savianus et Savinus, mais ce nom est
également porté par plusieurs autres saints missionnaires et martyrs, qu’il ne faut
pas confondre avec le saint Savinien «apostolique» de Sens; cfr. ibidem, art. Galli-
poli, vol. 19 (1981), coll. 863-866; J.E. Stadler et al., Vollständiges Heiligen-Lexikon,
Augsburg 1858-1882, repr. Berlin 2005 (Digitale Bibliothek, 106), s.l. et les préfaces
dans AASS Boll. Maii VI dies 28, Oct. VIII dies 19; H. Bouvier, Histoire de l’Abbaye de
Saint-Pierre-le Vif, Auxerre 1891, pp. 11-16 (sur s. Savinien).
109
Fol. 10 rb, p. 21, cité infra, p. 107 et nn. 115-119.
106 peter von moos

du pouvoir du Christ est que la parole évangélique a gagné le globe


terrestre tout entier en guère plus de trente ans»110. Lorsque l’Évangile
a été prêché jusqu’aux derniers confins du monde, Jérusalem, devenue
inutile, est tombée en ruine. Dorénavant tout homme doué de raison
commettrait un péché inexcusable s’il ne s’engageait pas à fond dans la
recherche et l’application de la doctrine chrétienne111.
Tunc [Petrus] venit Romam atque dedit Romanis fidem mittens ad diversos
provincias diversos predicatores ad predicandum fidem Christi. Coloniam misit
sanctum Maternum immo Nicolaus de Lyra tenet super illud psami XVIII [5]112:
In omnem terram exivit sonus eorum quod fides Christi etiam vivente beato Petro
predicata fuit per omnes fines terre etiam ultimas, quod sic patet quod vivente
beato Petro fides Christi predicata fuit usque ad Franciam, que est in ultimo cli-
mate versus occidentem, per sanctum Savianum, unde in ea parte orbis fundata
est ecclesia in honorem ‘beati Petri vivi’, sic dicta quia ipso vivente consecrata
est. Cum igitur apostoli et alii discipuli exierunt de Hierusalem ad predicandum
evangelium per orbem, secundum quod habentur Actuum primo [8]: Eritis mihi
testes in Hierusalem et in omni Iudea et Samaria usque ad ultimum terre. Hierusalem
autem sita est in medio climate. Et ideo sicut evangelium publicatum est vivente
sancto Petro usque ad ultimum clima versus occidentem, ita etiam intelligen-
dum est versus alias partes mundi.

Comme tous les exégètes soucieux de déduire un argument sur l’effi-


cacité immédiate de la première évangélisation, il reprend le verset 5
du psaume 18, déjà cité dans l’Epître aux Romains 10: in omnem terram
exivit sonus eorum. Voici le contexte: «La foi vient donc de l’ouïe (fides
ex auditu), mais l’ouïe vient de la Parole du Christ. Je demande alors,
n’auraient-ils pas entendu? Mais si, par toute la terre a rententi leur voix
et jusqu’aux extrémités du monde leur parole». Dans la tradition exégé-
tique, exivit, «est issue», pose un problème grammatical; car l’expansion
ainsi désignée peut, soit être déjà accomplie, soit avoir seulement com-
mencé. Un autre point controversé concerne cette «voix» qui se répand:
elle s’adresse à tous les peuples (gentes), mais pas directement à chaque
individu (singulos)113. Thomas d’Aquin en harmonisant ce conflit d’in-
terprétations s’intéresse davantage au problème de la prédestination
qu’au moment exact de l’obligation universelle à se convertir, ce qui

110
Ibidem; c’est une citation de Jean Chrysostome, In Matthaeum hom. 75,2 (PG 5S,
688D-289B) d’après la Catena aurea in Matth. 24 de Thomas d’Aquin.
111
Fol. 10 ra, p. 21.
112
Nicolas de Lyre, Postilla (n. 71), in Ps 18, vol. 2, image p. 355b et plus détaillé dans
Postilla, in Rom 10, vol. 4, image p. 378b.
113
Cfr. Capéran, Le problème (n. 7), pp. 195 s.
païens et païens 107

l’amène à énumérer avec un certain réalisme les cas possibles au XIIIe


siècle «d’ignorance invincible» de l’Évangile, tels les enfants sauvages
élevés par des loups ou les indigènes isolées sur une île lointaine dans
l’océan114. Lambert par contre s’intéresse moins à la question historique
de la diffusion réelle du christianisme qu’au moment juridique de ‘l’in-
stitution’ de son caractère obligatoire. «Qui ne croit pas est déjà jugé»
(Jean 3, 18)115.
Hoc autem est maximum signum virtutis Christi quod in XXX annis vel parum
amplius evangelii sermo fines orbis terrarum implevit. …convenienter autem
postquam predicatum est evangelium per orbem terrarum tunc Hierosolyma
periit; unde sequitur et tunc veniet consummatio [Mt 24, 14], id est finis Hieroso-
lymorum. …Item amplius idem sentit ad Romanos decimo ultra medium, ubi
doctores concorditer dicunt super illo verbo: sed dico nunquid non audierunt et
quidem in omnem terram exivit sonus erorum [Rom 10, 18], immo ad litteram secun-
dum Postillatorem hoc sentit amplius116. Verum tamen est, quod beatus Augu-
stinus textum allegatum Mathei XXIV aliter exponendo dicit117, quod nullomo-
do per ipsos apostolos evangelium regni per totum orbem predicatum est. Dicit
enim quod sunt innumerabiles barbare gentes quibus nondum evangelium pre-
dicatum est. Et exponit dictum Apostoli allegatum dicens quod hoc verbum
exivit quod est preteriti temporis, exponitur pro futuro et ideo exponit illa verba
de fine mundi …Alio modo potest intelligi quantum ad famam predicationis et
sic divulgatio completa fuit ante destructionem Hierosolime discipulis Christi

114
Cfr. Super Epist ad Rom. X, lect., n. 848, pp. 158. 36 s.: «Per hoc tamen non habetur
quod ad singulos homines fama praedicationis apostolicae pervenerit, licet pervenerit
ad omnes gentes. Numquid ergo illi ad quos non pervenit, utpote si fuerunt nutriti
in sylvis, excusationem habent de peccato infidelitatis?» Quaest. disp. de veritate, q 14,
a. 11 arg 1 (ed. Marietti, 1953), p. 301.5: «Sed si ponamus quod sit necessarium ad
salutem quod aliquid explicite credatur, sequitur inconveniens. Possibile est enim ali-
quem nutriri in silvis, vel etiam inter lupos; et talis non potest explicite aliquid de fide
cognoscere. Et sic erit aliquis homo qui de necessitate damnabitur. Quod est inconve-
niens; et sic non videtur quod sit necessarium explicite aliquid credere. Praeterea, ad
illud quod non est in potestate nostra, non tenemur. Sed ad hoc quod explicite aliquid
credamus, indigemus auditu interiori vel exteriori: ‘‘fides enim est ex auditu’’, ut dici-
tur Rom X, 17: et audire non est in potestate alicuius, nisi sit qui loquatur. Et sic non
est de necessitate salutis quod aliquid explicite credatur». Sur la double conception de
l’ignorance (vincible ou invincible) cfr. O. Lottin, Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe
siècles, vol. III.1, Louvain 1949, pp. 11-51, en part. pp. 44 ss. (Thomas).
115
Fol. 10 rb, p. 21. La première phrase provient de Jean Chrysostome, In Matth. hom
75.2 (PG 58, 688D-289B), probablement ä travers la Catena in Matthaeum, cap. 24 de
Thomas d’Aquin (infra, n. 118).
116
Cfr. Nicolas de Lyre, Postilla (n. 71), in Rom 10, vol. IV, image p. 378b.
117
Ep. 199 ad Hesychium, 12 (CSEL 57), pp. 284, 288.
108 peter von moos

per quattuor mundi partes dispersi. Unde dicit circa hoc Hieronymus118: «non
puto aliquam remansisse gentem que Christi nomen ignoret et quamquam non
habuerunt predicatorem, tamen ex vicinis gentibus opinionem fidei non potest
ignorare.» Suffecit autem ista divulgatio per famam ad hoc quod obligati essent
omnes homines ad servandum ea que sunt media ad acquirendum gratiam
Christi. Tenetur enim quilibet dum ad usum rationis pervenerit de medio salutis
sue sollicite inquirere, sicut tenet sanctus Thomas prima secunde questione oc-
tuagesima nona questione ultima119. Dicit enim ibi sic quod «…postquam homo
ad rationis usum pervenerit, tenetur deliberare de seipso et seipsum ordinare
ad debitum finem quo si non fecerit peccat mortaliter» …Et si queratur ubi
sit hoc tempus determinatum in evangelio, respondetur quod Mathei ultimo
[28, 19], cum Christus dixit euntes docete omnes gentes quando doctrina venit ad
aliquos per predicationem expresse, ad alios autem per famam.

S’il existe encore de rares païens non évangélisés, ce sont leurs propres
péchés (exigentibus demeritis) qui en sont la cause, ce qui est prouvé par un
détail des Actes des apôtres interprété par Grégoire le Grand120: le Saint-
Esprit aurait retardé la prédication en Asie parce qu’il avait prévu que les
païens asiatiques refuseraient le message salutaire, ce qui les aurait ren-
dus encore plus coupables que s’ils n’avaient pas reçu d’enseignement du
tout. Le concept de l’ignorantia invincibilis, excuse valable pour les païens
préchrétiens, devient presque inopérant dans l’ère chrétienne121:
Dixi tercio quod exigentibus aliquorum demeritis eis subtrahitur beneficium
expresse predicationis, de quo late loquitur Gregorius omelia IV que incipit
Misit Iesus duodecim discipulos, ubi dicitur quod «discipuli prohibiti sunt per spi-
ritum sanctum volentes in Asia predicare [Act 16, 6], et tamen ipse spiritus qui
predicationem prohibuit hanc Asianorum cordibus postea infudit [ibi 19, 10].
Idcirco ergo prius prohibuit quod postea fecit, quia tunc in illa erant qui sal-
vandi non erant et qui nec ad vitam reparari merebantur. Sed tamen utiliter eis
predicationis officium subtrahitur ne mererentur gravius de contempta predi-
catione iudicari. Subtili ergo occultoque iudicio a quorundam auribus predi-
catio sancta subtrahitur, quia suscitari per gratiam non merentur». Hec ille et
tantum de illo dubio.

Un dernier chapitre de notre Quaestio compare les deux «lois» non chré-
tiennes, celle de Moïse et celle de Mahomet, à la loi infiniment supé-

118
Hieronymus, Commentarii in euangelium Matthaei, lib. IV, 432 (CCSL 77); également
chez Thomas d’Aq., Catena aurea in Matthaeum, éd. Marietti 1953, cap. 24, lectio 4, 205.
119
Paraphrase de STh I-II, q. 89 a 6, resp. et sol. 2.
120
Hom. in Evang. IV 1, p. 27, l. 17 (CCSL 141)
121
Fol. 10 rb-va, pp. 21 s. sur Grégoire, Homeliae in Evangeliis Hom 4,1, lib. 1, p. 27,
l.17 (CCSL 141).
païens et païens 109

rieure du Christ. Les termes «lois» et religions semblent synonymes122.


En dehors du christianisme Lambert n’en connaît que trois, les deux
lois dites positives des juifs et des musulmans et la loi naturelle de tous
les autres païens. Contrairement à l’argumentation par autorités scriptu-
raires, dominante dans tout le traité, il se propose ici de procéder par ra-
tiones, par des arguments de la raison naturelle sur le modèle de la Sum-
ma contra gentiles de Thomas. Ce type d’argumentation est généralement
destiné au dialogue avec ceux qui ne peuvent discuter sur le terrain de la
Bible, parce qu’ils n’admettent pas son autorité123. Dans notre contexte,
ce procédé a plutôt une fonction polémique. La comparaison des deux
religions se fonde sur le critère de la rationalité, meilleure garantie de
la valeur universelle d’une loi donnée124. Le christianisme est la religion
la plus rationnelle puisque son législateur est le Logos divin lui-même et
non pas un homme légiférant sur son ordre comme Moïse. De plus, son
fondement est le Bien suprême en lui-même, désirable par toute créa-
ture, et le principe de l’amour du prochain la ‘règle d’or’ universelle-
ment reconnue: «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour
vous, faites-le de même pour eux». Quoi de plus raisonnable!125
…principaliter patet idem ex rationabilitate legis. Et patet sic sumi ratio: illa
lex debet esse communis omnibus hominibus que est maxime rationabilis et in
nullo contra rationem aliquid ponens. Lex autem nova est huiusmodi. Maior
patet quia lex datur hominibus ratione utentibus, debet igitur lex rationalis

122
Dans son dialogue déjà Abélard compare les trois religions en tant que lois: la «loi»
des Juifs à la «loi» (naturelle) du philosophe et à celle du chrétien; cfr. note suivante.
123
Cfr. T. Gregory, Forme di conoscenza e ideali di sapere nella cultura medievale (1990),
in Id., «Mundana Sapientia» (n. 62), pp. 1-59; von Moos, Les Collationes d’Abélard et
la «quaestion juive» au XIIe siècle, Id., Entre histoire et littérature, Communication et culture
au Moyen Âge, Firenze 2005, pp. 45-88.
124
Cfr. G. Dahan, L’usage de la «ratio» dans la polémique contre les juifs, XIIe-XIVe siècles,
dans H. Santiago-Otero (ed.), Diálogo filosófico-religioso entre cristianismo, judaísmo
e islamismo durante la edad media en la Península ibérica, Turnhout 1994, pp. 289-308.
Les conclusions de Lambert sur ce sujet ressemblent toujours à celles des Collationes
d’Abélard; cfr. G. Wieland, Das Eigene und das Andere. Theoretische Elemente zum Begriff
der Toleranz im hohen und späten Mittelalter, in A. Patschovsky - H. Zimmermann
(Hrsg.), Toleranz im Mittelalter (Vorträge und Forschungen, 45), Sigmaringen 1998,
pp. 11-25, en part. p. 17: «Das Judentum bleibt – jedenfalls nach philosophischer
und christlicher Einschätzung – hinter dem Universalanspruch des natürlichen
Gesetzes zurück, auch wenn es dieses der Sache nach enthält; das Christentum hin-
gegen begreift sich als Vollendung des natürlichen Gesetzes».
125
Fol. 11 ra, p. 23; cfr. C. Vigna - S. Zanardo (a cura di), La regola d’oro come etica
universale, («Filosofia morale», 23), Vita e Pensiero, Milano 2005; A. Dihle, Die gol-
dene Regel, Göttingen 1962.
110 peter von moos

obligare omnes ratione utentes. Item lex nature que est infusa cordibus no-
stris est exemplata a lege divina; nulla ergo lex divina ei contraria esse potest.
Minor patet quia eius precepta sunt maxime rationabilia; quid enim rationabi-
lius quam deum qui est summum bonum tanquam ultimum finem super omnia
diligere et proximum sicut seipsum [cfr. Mc 12, 33], in quibus dependet universa
lex et prophete. Item Matthei septimo, ubi evangelista ostendens quomodo sit
oratio hominum exaudibilis a deo ex parte orantis dicit: que vultis ut faciant vobis
homines et vos facite eis [Mt 7, 12]. Ex istis sicut etiam ex principiis practicis com-
munibus sequuntur omnia honesta…

Les deux autres lois ou religions par contre fourmillent de règles irra-
tionnelles et absurdes telles, dans la loi de Moïse, la permission de l’usure
(du prêt à intérêt) et de la répudiation de l’épouse, dans le Coran, le
paradis imaginé comme «pays de cocagne» et la polygamie instituée126.
En dernière instance, la perfection rationnelle du christianisme ré-
side dans la spiritualisation du concept même de «loi». L’Évangile la
réalise parce qu’il ne se limite pas à des «commandements» régulant
les actions extérieures, mais donne aussi des «conseils» dirigeant les
mouvements intérieurs du cœur, visibles de Dieu seul. La loi naturelle,
argument principal pour la défense d’Aristote, n’est pas explicitement
évoquée ici, mais le contexte montre clairement que l’universalité et la
spiritualité de la religion chrétienne sont l’effet d’un perfectionnement
de la lex naturae qui est elle-même, dès son origine, plus rationnelle que
les deux autres lois non chrétiennes, la loi juive qualifiée de «loi des
œuvres» (Rom 2, 27), et la loi ultérieure de Mahomet à laquelle Lam-
bert, par une déduction ad absurdum, fait dire que même les animaux
peuvent mériter la béatitude éternelle. De ces deux lois, l’une est faite
pour «l’esclave de Dieu», l’autre pour «l’ennemi de Dieu»127.
Tercio patet idem principaliter ex legis Christi perfectione quoniam ista per-
fecte omnia vicia condemnat et omnem virtutem instruit, sicut etiam ad longum
patet per sanctum Thomam128 prima secunde, questione centesima octava per

126
Fol. 11 rb, p. 23.
127
Fol. 11 va, p. 25. La polémique anti-musulmane se termine par ce renvoi: «Deinde
in preceptis Machameti possunt multa notari que omnino contraria sunt naturali ra-
tioni, sicut patet in quodam libro qui dicitur Fortalicium fidei libro quarto conside-
ratione quinta| per totum; vide ibi» (cfr. Alphonsus de Spina, Fortalicium fidei contra
Judaeos, Saracenos aliosque Christianae fidei inimicos, chez J. Mentelin, Straßburg 1460,
GW 01574, <http://daten.digitale-sammlungen.de/bsb00040792/image_223>, fol.
109 r: De concordia et discordia legis Machometi cum lege Christi in articulis fidei); sur
les fondements patristiques d’un «rationalisme chrétien» particulier cfr. Daniélou,
Message évangélique (n. 3), pp. 34-36.
128
Thomas Aquinas, Summa theologiae I-II, q. 108, De his quae continentur in lege nova,
païens et païens 111

totum, ubi ostenditur quod sufficienter ordinaverit actus exteriores et interiores


etiam preceptis superaddendo consilia, et hoc est quod dicitur Psalmo decimo
octavo quod lex domini [Ps 18, 8], id est nova sive evangelica que proprie domini
est, quia a domino Iesu immediate tradita, scilicet lex vetus in dispositione ange-
lorum ut patet Actuum septimo [53], et additur quod est immaculata nullam
habens imperfectionis maculam, convertens animas, quia ordinat etiam inte-
riores actus anime, non autem lex vetus que dicitur prohibere manum, id est
opus exterius, non animum129. Et sic apostolus ad Romanos tercio vocat eam
legem factorum [Rom 3, 27]. …Similiter plura possunt dici de lege seu verius secta
Machameti, que est plena iniusticiis sicut patet in Alcorano quasi per totum etc.
Primo enim ponit felicitatem post hanc vitam separatam consistere in voluptati-
bus, deliciis carnalibus, vestibus preciosis, hortis irriguis, quod dicere tam fatu-
um est ut vix inprobatione egeat, immo philosophi solum naturalem sequentes
rationem sufficienter id reprobaverunt. Dicit enim Boetius tercio ‘De consola-
tione philosophie’: «Si voluptates queque beatum facere possent, nihil cause est
quin pecudes beate dicerentur»130 …solum ad legem Christi omnes homines
obligantur et inclinentur nisi aliunde error interveniat. Nec mirum quod omnia
alia lex vel est lex servi dei sicut lex Moysi, vel inimici Dei sicut Machameti. Lex
autem nova est lex domini universorum.

V.

La Quaestio sur le salut éternel d’Aristote et des païens vertueux contient


un étrange paradoxe dans la comparaison en partie chronologique, en
partie hiérarchique entre les deux «lois» ou systèmes religieux: la loi na-
turelle et la loi de Moïse. Au progrès institutionnel, à l’accumulation de
rites et de prescriptions de la loi juive s’oppose le primat non seulement
chronologique, mais également ontologique de la loi naturelle, qui est

en part. art. 4: «Haec est differentia inter consilium et praeceptum, quod praecep-
tum importat necessitatem, consilium autem in optione ponitur eius cui datur; et
ideo convenienter in lege nova, que est lex libertatis, supra praecepta sunt addita
consilia, non autem in veteri lege, quae erat lex servitutis.» Cfr. N. Staubach, Chri-
stiana perfectio und evangelica libertas…, in Id. (Hrsg.), Exemplaris imago…, Frankfurt
a.M. etc. 2012, pp. 229-282, en part. pp. 232-239.
129
Cfr. P. von Moos, «Occulta cordis». Contrôle de soi et confession au Moyen Âge, dans
Id., Entre historie et littérature (n. 123), pp. 579-610; à l’époque, je ne connaissais pas
encore cette application originale du principe à la comparaison des religions.
130
Fol. 11 rb, p. 23; Boèce, Consolatio philosophiae III 7 pr. 7(CCSL 94). Lambert ren-
voie également à Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles I cap. 6 peric. 7: «…patet
in Mahumeto qui carnalium voluptatum promissis, ad quorum desiderium carnalis
concupiscentia instigat, populus illexit. Praecepta etiam tradidit promissis confor-
mia, voluptati carnali habenas relaxans, in quibus in promptu est a carnalibus homi-
nibus obediri».
112 peter von moos

universelle, innée à tout homme. La «lumière naturelle» ne s’oppose


pas à la «grâce infuse», mais en constitue la base en tant que préalable
et condition nécessaire dans la hiérarchie des ordres du «naturel» et
du «surnaturel», de la philosophie et de la théologie131. Sous l’aspect de
la préparation évangélique, les païens vivant sous la loi naturelle sont
de même rang que les juifs observant la loi de Moïse. Nous avons déjà
relevé la citation de Grégoire le Grand qui fait allusion à l’une des plus
anciennes traditions patristiques de la théologie du Logos – tradition hel-
lénisante d’ailleurs plutôt mal connue au moyen âge latin132 – : Dieu a
voulu être également annoncé par ses deux peuples, par les juifs et par
les gentils, en particulier par les philosophes grecs133. Ce double pro-
phétisme est exprimé de façon particulièrement lapidaire et tranchante
dans le poème De vita et morte Aristotelis, peut-être de Lambert lui-même,
en tout cas de son école et de son inspiration: «Aristote fut le précurseur
du Christ dans l’ordre naturel, comme Jean Baptiste fut le précurseur
du Christ dans l’ordre de la grâce». – Aristoteles fuit precursor Christi in
naturalibus, sicut Iohannes Baptista fuit precursor Christi ad preparandum ipsi
plebem perfectam in gratuitis134. C’est sans doute la phrase la plus célèbre

131
Fol. 11 ra, p. 23: «Constat autem quod nihil de deo credimus quod aliquam eius
imperfectionem figurare posset. Quamvis aliqua sint supra naturalem rationem, non
tamen sunt supra rationem fide informatam, nec sunt contra rationem naturalem».
132
On s’est étonné qu’Abélard, ignorant tout des écrits des premiers apologètes,
de Justin à Clément d’Alexandrie, ait pu s’approcher tout seul (ou grâce à une
interprétation originale d’Augustin et de Grégoire) de leurs idées principales sur
le Logos spermatikós; cfr. Gregory, Mundana sapientia, p. 64; CapÉran, Le problème
(n. 7), p. 175, relève plutôt son ignorance que sa reconstruction spontanée: «Selon
Abélard, chrétien et philosophe sont deux noms synonymes. C’était la penséee de
saint Justin; il est fâcheux que les deux Apologies du philosophe-martyr n’avaient pas
été connues du philosophe du XIIe siècle». L’on pourrait en dire autant de son plus
célèbre disciple, Pierre Lombard.
133
Supra, pp. 87 s.
134
Heumann, éd. (n. 18), pp. 369 s., suivi du charmant commentaire: «Bis hieher der
alte einfältige Aristotelicus und Scholasticus». Depuis la citation ironique d’Agrip-
pa de Nettesheim (supra, n. 23), la phrase sur Aristote et Jean Baptiste traverse les
notices bibliographiques de l’époque baroque. Sur le malentendu des lecteurs post-
médiévaux cfr. Fritz, Scénarios pour la mort du philosophe (n. 14), pp. 310-312; S. Ne-
gri, La Quaestio (n. 14), pp. 436 s.: «Il cuore della strategia perseguita dal Tomista
risiede proprio nella presentazione di Aristotele quale sapiente in naturalibus: …è
l’idea della concordia intrinseca fra l’ambito della ragione …e l’orizzonte della fede,
all’insegna di una sorta di principio di inclusione implicita della seconda nella pri-
ma …È in gioco la questione del legame fra verità naturalmente accessibile all’uomo
e verità della Rivelazione, dunque, in fondo, del rapporto fra filosofia naturale e
teologia cristiana».
païens et païens 113

que la postérité moderne a associé à notre auteur pour se moquer ou se


scandaliser de cette prétendue sanctification d’Aristote. Mais à vrai dire
cette formule un peu tapageuse met l’accent sur l’harmonie des deux
ordres et donc sur la fonction exclusivement naturelle de la raison phi-
losophique comparée à la vérité supérieure de la foi annoncée par Jean
Baptiste. Autour de 1500, après les vagues scotistes et nominalistes, au
milieu de l’humanisme en pleine éclosion, cette pensée thomiste passe
déjà pour plutôt convenue, voire conservatrice135. Historiquement plus
singulière et théologiquement plus osée est l’interprétation de l’histoire
du salut selon laquelle la symétrie des deux préparations du christia-
nisme, celle des Hébreux et des Grecs, se brise au moment de l’acmé
christique, de la «plénitude des temps», et fait place à un déséquilibre
radical. S’il est évident que toute prophétie s’anéantit en s’accomplis-
sant, cette règle ne s’applique pourtant ici qu’à la loi de Moïse, qui, à
l’apogée de Pentecôte, est réduite à néant et ne perd pas seulement
sa valeur normative et sotériologique, mais devient contreproductive,
«pernicieuse». La loi naturelle par contre gagne une valeur atemporelle
au-delà des variations historiques et s’intègre sans rupture dans l’ordre
chrétien. S’il ne la considère pas comme suffisante pour obtenir le salut
des païens, le christianisme reconnaît en contrepartie sa pleine maturité
et fécondité en tant que principe de rationalité et guide de la conscience
morale. Ainsi le concept de paganisme se métamorphose en concept de
«nature» et de «loi naturelle» et, en fin de compte, s’avère un concept
polémique essentiellement antijuif.
Mais que deviennent les bons païens de l’ère chrétienne dans cette
continuité du progrès spirituel? La construction de l’histoire du salut
dont Lambert se fait le héraut ne leur laisse que peu de place. La thèse
triomphaliste d’une évangélisation du monde entier miraculeusement
rapide et déjà achevée au temps des apôtres réduit le nombre des païens
totalement ignorants du Christ à une ‘quantité négligeable’. Car un
simple bruit vaut comme «connaissance» qui oblige usque ad ultimum
terrae. Même les Mongols, ces nouveaux infidèles du XIIIe siècle, ne
font pas nécessairement partie de la catégorie d’ignorants innocents.
Sans la notoriété du christianisme le Grand Kahn Möngkä, poussé par
une certaine curiosité ‘comparatiste’, n’aurait guère organisé, en 1254,
à Quaraquorum, la célèbre dispute entre les représentants des diverses
religions136. Tous les païens tardifs, hormis l’infime minorité sujette

135
Cfr. n. 35; Negri, La Quaestio (n. 14), pp. 419, 436 s.; Hoenen, Zurück zu Autorität
und Tradition (n. 35).
136
Cfr. M. Tardieu, Le pluralisme religieux, «Conf. du Collège de France» 2009, sect.
10-15, mis en ligne le 25 juin 2010 <http://conferences-cdf.revues.org/165>, qui
114 peter von moos

à l’ignorance invincible, sont censés suffisamment connaître la seule


vraie religion. En la rejetant consciemment, ces mécréants forment
littéralement une ‘masse damnée’; les Juifs passent en outre pour les
meurtriers du Messie, les musulmans pour des apostats pratiquement
inconvertibles, puisque le Coran interdit sous peine de mort la mis-
sion chrétienne137. Lambert du Mont résout ainsi le problème du salut
des païens. Pour lui le seul paganisme acceptable et parfaitement inté-
grable dans le christianisme est celui d’Aristote et des autres grands
penseurs anciens.
Par une ironie de l’histoire, c’est quelques années seulement après
un événement qui l’aurait démentie de façon éclatante, la découverte
des Indiens d’Amérique, que Lambert établit la théorie que nous
venons de résumer. Il est difficile de savoir si le maître de Cologne
en a eu connaissance avant de mourir en 1499, mais rien n’interdit
de supposer qu’il l’a consciemment ignorée, anticipant en quelque
sorte l’exorcisme d’Hegel: «Tant pis pour les faits!»138. Car dès le XIIIe
siècle plusieurs penseurs avaient déjà imaginé et discuté comme pos-
sible et même vraisemblable ce qui devient une évidence à partir de
1492: l’infériorité numérique des chrétiens face aux peuples païens
n’ayant aucune connaissance du Christ. Cette possibilité angoissante
fut déjà pour Roger Bacon et Marino Sanudo l’occasion de s’adresser
au pape afin de promouvoir soit la mission, soit la croisade. Presque
trois siècles avant notre texte, l’idée que les païens puissent être plus
nombreux que les chrétiens et l’aspiration au renversement de ce dé-
séquilibre étaient largement répandues139. Cette angoisse, encore ac-

met à juste titre l’accent sur l’intérêt et l’initiative du souverain mongol; J. Tolan,
Porter la bonne parole auprès de Babel: les problèmes linguistiques chez les missionnaires men-
diants, XIII e-XIV e siècle, dans P. von Moos, Zwischen Babel und Pfingsten,Sprachdifferenzen
und Gesprächsverständigung in der Vormoderne, Zürich 2008, pp. 533-548, qui relativise
les ‘performances’ du diplomate-missionnaire Guillaume Rubruck lors de cette ren-
contre des religions.
137
G. Andenna, Predicare o combattere? I rapporti tra l’Occidente cristiano e l’Oriente isla-
mico agli inizi del XIII secolo, in Id. - B. Bombi (a cura di), I cristiani e il favoloso Egitto,
Genova-Milano 2009, pp. 151-186.
138
Vu les problèmes de datation des étapes rédactionnelles (supra, n. 16, 23) cette
ignorance ou méconnaissance peut éventuellement aussi être assignée à ‘l’équipe
d’auteurs’ qui a rédigé le texte imprimé après la mort de Lambert. Le bon mot cité
se rapporte à la thèse des 7 planètes que Hegel soutenait en 1801, ignorant, que
quelques mois avant, Titius venait de découvrir une 8e planète, Céres. L’anecdote,
si elle n’est pas vraie, est sans doute «bien trouvée» pour illustrer tout constructi-
visme excessif.
139
T. Tomasek - H.G. Walther, «Gens consilio et sciencia caret ita, ut non eos racionabiles
païens et païens 115

crue par la chute de Constantinople et les conquêtes de l’Empire otto-


man ne semble pas avoir troublé Lambert, immunisé contre elle par sa
parfaite maîtrise de l’exégèse biblique et sa connaissance unilatérale
des traditions exégétiques. Qu’importe qu’il ignore ou méconnaisse
la découverte de l’Amérique, sa vision du monde est déjà anachro-
nique ante factum140. Le peu de succès de son traité dans les premiers
temps modernes s’explique par l’instauration de son vivant déjà d’un
vif débat, en particulier entre théologiens, sur la nouvelle donne du
paganisme, lorsque l’on prend conscience que ce ne sont pas seule-
ment quelques individus isolés sur des îles de l’océan, mais des peu-
plades entières qui vivent dans une ignorance de l’Évangile tout aussi

existimem». Überlegenheitsgefühl als Grundlage politischer Konzepte und literarischer Strate-


gien der Abendländer bei der Auseinandersetzung mit der Welt des Orients, in O. Engels - P.
Schreiner, Die Begegnung des Westens mit dem Osten (Kongreßakten des 4. Symposions
des Mediävistenverbandes in Köln 1991), Sigmaringen 1993, pp. 243-272, en part.
pp. 245-256; sur le motif de la supériorité numérique des païens voir aussi J. Fried
dans le présent vol. à propos de Ramon Lull; pour F. Schmieder (ibidem) il s’agirait
plutôt d’une controverse ouverte entre «optimistes et pessimistes chrétiens».
140
Il faut cependant y appliquer le concept de la «non-simultanéité du simultané»
(cfr. n. 89) qui relativise toute unification du temps historique et donc également
la comparaison du moderne et de l’anachronique, du précoce et du retardataire.
Ce qui est important, c’est que le traité de Lambert si clairement en contradiction
avec les orientations téléologiques de certains historiens modernes qui essaient de
démontrer un progrès continuel vers plus de tolérance, de pacifisme et de compré-
hension de l’Autre à la fin du moyen âge, ne peut pas être négligé sous prétexte
qu’il ferait exception à quelque ‘règle’ ou tendance. Lors du colloque de Brescia
les contributions (parues dans le présent volume) de J. Fried et F. Schmieder ont
à juste titre été confrontés aux thèses conservatrices de Lambert. Lambert dépend
encore d’une tradition triomphaliste invétérée depuis les Pères de l’Église qui
décrit la victoire rapide du christianisme en termes de conquête militaire; cfr. A.
Boulouis, Références pour la conversion du monde païen aux VII e-VIII e siècles: Augustin,
Césaire d’Arles, Grégoire le Grand, «Revue des Etudes Augustiniennes», 33 (1987), pp.
90-112, et par ex. Grégoire le Grand, Moralia, 28, 11, pp. 61 ss (CCSL 143b), pp.
1345 s.: «Omnipotens enim dominus coruscantibus nubibus cardines maris ope-
ruit, quia emicantibus praedicatorum miraculis, ad fidem etiam terminos mundi
perduxit. Ecce enim paene cunctarum iam gentium corda penetrauit; ecce in una
fide orientis limitem occidentis que coniunxit …Ecce quondam tumidus, iam sub-
stratus sanctorum pedibus seruit Oceanus; eius que barbaros motus, quos terreni
principes edomare ferro nequiuerant, hos pro diuina formidine sacerdotum ora
simplicibus uerbis ligant; et qui cateruas pugnantium infidelis nequaquam me-
tuerat, iam nunc fidelis humilium linguas timet. Quia enim perceptis caelestibus
uerbis, clarescentibus quoque miraculis, uirtus ei diuinae cognitionis infunditur,
eiusdem diuinitatis terrore refrenatur, ut praue agere metuat, ac totis desideriis ad
aeternitatis gratiam peruenire concupiscat».
116 peter von moos

«invincible» que celle des païens de l’Antiquité141. La question devient


inévitable: la justice divine peut-elle proposer à deux groupes humains
des conditions similaires de salut – et par essence impossibles à accom-
plir – et ne sauver que le groupe chronologiquement antérieur? L’ob-
stacle de l’ignorantia invincibilis ne peut plus se réduire à sa dimension
temporelle, mais doit être concrètement spatialisé. La légitimation du
christianisme par la thèse de son expansion irrésistible dans un monde
perçu à peu près encore dans les limites de l’Empire romain devient
alors aussi obsolète que la sacro-sainte distinction entre deux genres
de païens: ceux qui, tel Aristote, sont sauvés parce qu’ils ont vécu avant
le Christ, et les contemporains de l’ère chrétienne qui, tel Averroès,
sont damnés. Cette construction spéculative de l’histoire du salut est
dépassée non par un nouveau paradigme théorique mais simplement
par l’histoire réelle. Cette obsolescence peut être considérée comme
la fin d’une époque.
Mais bientôt s’annonce le besoin de nouvelles constructions de la
réalité. Je laisse consciemment de côté la plus connue et controversée de
l’époque: la thèse de l’animalité des ‘barbares’ d’outre-mer, qui rappelle
celle des «esclaves par nature» d’Aristote instrumentalisée dans un sens
colonialiste142, et me limiterai au seul problème du sort éternel des infi-
dèles. La différence entre païens ante/post Christum natum est remplacée
par une distinction beaucoup plus simple, voire technique: il y a ceux
qui n’ont pas eu connaissance de l’Évangile: «les païens négatifs» ou
«païens par destin», et ceux qui l’ont refusé en connaissance de cause:
«les païens positifs» ou «païens par culpabilité»143. Ces derniers, depuis
toujours identifiés aux musulmans, s’opposent ainsi aux premiers nou-
vellement découverts. L’anima naturaliter christiana des païens vertueux
de temps reculés et mythiques est également attribuée maintenant aux
nouveaux peuples non chrétiens. Ces Indiens bénéficient de l’ancienne

141
Capéran, Le problème (n. 7), p. 219.
142
Voir par ex. A. Prosperi, America e Apocalisse, Pisa-Roma 1999, en part. pp. 89-112;
M. Sievernich, Interkulturelle Kommunikation und christliche Mission in der frühen Neuzeit,
in L. Grenzmann et al. (Hrsg.), Wechselseitige Wahrnehmung der Religionen im Spätmitte-
lalter und in der Frühen Neuzeit, vol. I, Berlin 2009, pp. 125-142. Aristote, Pol. 1254b, sur
les esclaves par nature. Il est curieux de noter qu’un des plus fervents défenseurs de la
‘sainteté’ d’Aristote dans le sillon de Lambert, Juan Ginès de Sepúlveda (cfr. supra, nn.
31-32) est également le porte-parole le plus acharné de cette thèse discriminatoire.
143
H.-W. Gensichen, «Heidentum» I, Theologische Realenzyklopädie (TRE), vol. 14, Ber-
lin 1986, pp. 590-601, en part. pp. 592 s., qui retrouve la même opposition dans la
terminologie latine entre paganus ou «païen coupable» et gentilis ou «païen par
destin» (cfr. supra, n. 39). Déjà Thomas d’Aquin distingue clairement les païens
coupables et innocents selon le critère de la «nécessité», cfr. supra, n. 114.
païens et païens 117

doctrine patristique qui déduit les qualités des païens d’une anticipation
implicite du christianisme, et leurs vices de leur responsabilité propre.
Les légendaires Brahmans ou Gymnosophistes, admirés par Alexandre le
Grand et que leur sagesse et leur ascèse rangent parmi les chrétiens pri-
mitifs ou instinctifs, sont de retour en chair et en os. Des récits de voyage
de témoins oculaires réels ou prétendus diffusent l’image idéalisée du
‘noble sauvage’ qui, vivant déjà selon la seule loi naturelle, n’aurait pas
besoin d’être catéchisé et discipliné par des chrétiens décadents144. Les
frontières dogmatiques et sacramentelles de l’Église tendent à devenir
moins impénétrables, moins exclusives. Ainsi le théologien italien Fran-
cesco Pucci dédie au pape Clément VIII un traité où il soutient que «tous
les hommes sont à considérer comme des fidèles, tant qu’ils ne dérogent
pas à la foi par méchanceté ou défi opposé à Dieu et ses serviteurs»145.
Un contemporain de Lambert, Alessandro Geraldini (1455-1525), pre-
mier évêque de Saint-Domingue et ami intime de Christophe Colomb,
se demande dans un panégyrique exubérant sur les nouveaux païens s’il
est vraiment nécessaire de convertir et baptiser ces innocents vivant si
pieusement selon leur religion naturelle146. La montée de nouvelles ten-
dances relativistes et pluralistes commence à alarmer d’autres esprits.
L’empereur Maximilien lui-même engagea un débat public sur ce sujet
en posant au grand maître en théologie Jean Trithème la question sui-
vante147: «Etant donné qu’une fraction du globe seulement est soumise
aujourd’hui aux lois de la foi chrétienne, est-il permis, sans offenser la
vérité, d’admettre l’opinion de beaucoup de gens: à savoir, que tout ado-
rateur de Dieu pratiquant la religion qu’il croit vraie et salutaire peut se

144
Cfr. Hahn, The Indian Tradition (n. 7), pp. 213-234; Schildgen, Dante and the
Orient (n. 10), pp. 92 ss. et supra, n. 100, sur l’idéalisation du païen primitif; n. 102
sur André Vega.
145
De Christi servatoris efficacitate, Goudae 1592, p. 31: singuli homines sunt habendi pro
fidelibus, antequam sua malitia et diffidentia Deo et servis eius fidem derogent». Cité d’après
Caperan, Le problème (n. 7), p. 221.
146
Itinerarium Alexandri Geraldini Amerini episcopis, Dominici ad regiones sub Aequinoctiali
Plaga constitutas, G. Faciotti, Romae 1631; Viaggio alle regioni subequinoziali, trad. G.
Ferro, Torino 1991; voir R.M. Tisnès, Alessandro Geraldini e la difesa degli ‘‘Indios’’, in
E. Menestò (a cura di), Alessandro Geraldini e il suo tempo, Spoleto 1993, pp. 99-124.
Je remercie Massimo Oldoni de m’avoir indiqué cette piste lors de son intervention
au colloque de Brescia. Oldoni évoquera cet aspect de Geraldini dans son livre:
L’ingannevole Medioevo, à par. prochainement chez Liguori, Napoli.
147
Curiositas regia, Octo quaestiones a Maximiliano J. Caesari Joanni Trithemio propositae et
ab eodem pie et solide solutae, Duaci 1621, p. 8, qu. 2; je suis de près le chapitre VII 1 de
Capéran, Le problème (n. 7), pp. 220-225: «Position nouvelle du problème après la
découverte de l’Amérique».
118 peter von moos

sauver en dehors de la foi chrétienne et sans le baptême, pourvu qu’il


ne sache rien de la religion du Christ?» La réponse donnée par l’abbé
Trithème dans l’opuscule Curiositas regia ou «livre des huit questions»
n’aurait pu être plus brusque: cette question affiche, dit-il, une «com-
misération sotte et sacrilège», une «pitié impie» (impia pietas), puisque
le Christ est le seul Sauveur et qu’il n’existe pas de salut en dehors de
l’Église. Que ces païens «aient ou non entendu parler de l’Évangile, ils
sont damnés», bien que, pour avoir observé la loi naturelle, ils puissent
être moins sévèrement punis que les Juifs et les Sarrasins qui connaissent
la Foi et la refusent. Cette réponse théologiquement correcte aurait sans
doute été partagée par Lambert du Mont, même s’il en aurait probable-
ment excepté les «saints païens» préchrétiens, car sa subtile distinction
temporelle entre deux catégories de païens aspire d’abord à intégrer
dans le christianisme les grands penseurs de l’Antiquité, ce qui est éga-
lement le but de nombreux humanistes148. Trithème, pourtant lui-même
humaniste, est dans une autre situation, plus critique, puisque la que-
stion de l’empereur se réfère explicitement à une opinion répandue qui
inclue dans l’excuse d’ignorance tous les bons païens et tout particuliè-
rement les contemporains du Nouveau Monde. Il ne pouvait y répondre
autrement que par une rigoureuse condamnation générale de tous les
infidèles. Son rigorisme semble traduire essentiellement l’irritation su-
scitée par la mise en cause – quoiqu’encore seulement timidement
émergente – de l’inaliénabilité absolue de l’institution ecclésiale.

148
L’exemple le plus frappant de l’impact humaniste sur la vision théologique du
paganisme est peut-être Huldrich Zwingli, qui, au scandale d’autres réformateurs,
déclara sauvés au même titre que les patriarches et apôtres des héros de l’Antiquité
classique tels que «Hercule, Thésée, Socrate, Aristide, Antigone, Numa, Camille, les
Catons et les Scipions» dans sa Christiane Fidei brevis et clara Expositio (1536) dédiée
au roi François Ier (Opera, éds. M. Schuler - J. Schulthess, vol. IV, Turici 1841,
p. 65): «Denique non fuit vir bonus, non erit mens sancta, non fidelis anima, ab
ipso mundi exordio usque ad eius consummationem, quem non sis isthic cum Deo
visurus». Remarquons qu’Aristote, considéré comme déjà trop instrumentalisé par
les catholiques, ne figure pas dans cette liste, ce qui est d’autant plus curieux que
Zwingli a connu notre Quaestio; il a même annoté le début de l’exemplaire zurichois
de l’incunable (Zürich, Zentralbibliothek IV PP 17, 5. Je remercie Philipp Roelli de
cette information). Par ailleurs, le réformateur zurichois n’était pas un théologien
‘libéral’, mais un anti-pélagien convaincu, voire l’un des plus rigoureux défenseurs
de la damnation des enfants morts (même baptisés) avant d’avoir atteint l’âge de la
foi consciemment professée. Cfr. CapÉran, Le problème (n. 7), pp. 242-248.

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