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QL 86 (2005) 255-266 L’EPICLESE DE LA VIE UNE APPROCHE ORTHODOXE RADICALE «Ce n’est pas le rite qui est malade, c’est le rapport de I’homme au rite» Genevieve Trainar! Les organisateurs du colloque ‘Des rites pour vivre’ m’ont proposé de vous présenter une communication sur le theme ‘Les relations de la communauté célébrante avec I’Esprit Saint’. J’ai accepté avec beaucoup de joie tant je suis heureux de découvrir l’université de Leuven et de dialoguer avec vous sur cette question essentielle. Dans les 40 minutes dont je dispose, j’aimerais présenter la thése suivante: Seule une redécouverte de la vie eucharistique comme structure profonde de notre monde, de nos socigtés et de notre étre personnel, permettra 4 notre civilisation moderne de retrouver de fagon communautaire le chemin de la jubilation. Et plus précisément, seule l’expérience symbolique et eschatologique de l’espace et du temps, telle qu’elle est vécue dans le sacrement eucharistique, permettra a notre époque de réconcilier Vindividu et ses proches, la nation et la société, I’Eglise locale et l’Eglise universelle. Je me réjouis a ce titre que cette communication intervienne au moment ot I’Eglise catholique entre dans une année consacrée a Veucharistie. Pourquoi ai-je intitulé ma communication ‘L’épiclése de la vie’, c’est- a-dire la supplication de la vie? La principale raison est qu’aprés 2000 ans de christianisme, on a un peu de difficulté 4 étre convaincu de la nouveauté absolue de la thése que je viens d’énoncer! La vie eucharistique en effet a toujours été fe coeur de la vie ecclésiale. En quoi donc peut bien consister cette redécouverte de la vie eucharistique comme fondement de notre monde, de nos sociétés et de notre étre personnel? On ne peut obtenir 4 mon sens de réponse a cette question que 1, G. TRAINAR, Transfigurer le temps, Nihilisme-Symbolisme-Liturgie, Geneve, Ad Solem, 2003; cité par G. SoLARI, Pourquoi publier Radical Orthodoxy, dans A. PABST et OT. VEnaRb (eds.), Radical Orthodoxy: pour une révolution théologique, Geneve, Ad Solem, 2004. 256 Antoine Arjakovsky si nos yeux s’ouvrent sur la ‘supplication de la vie’ et sur ce chant trés ancien du psalmiste: «Toute la création loue le Seigneur!». lly aeu au XXe siécle, a la fois en Orient et en Occident, et cela au méme moment, un profond renouvellement de notre représentation de Dieu et de I’Eglise qu’on peut résumer de la fagon suivante: de la méme facon que I’étre de Dieu ne peut étre impersonnel, la priére de I’Eglise est une réalité a la fois cosmique et personnelle. Et inversement, si la priére de I’Eglise est 4 son sommet un dialogue entre I’ Homme et Dieu, elle est aussi un fleuve qui nous dépasse. L’Eglise est un gai divino-humain, disait le théologien orthodoxe Serge Bulgakov en plein accord avec le cardinal Hans-Urs von Balthazar. De son cété, Balthazar écrivait en 1943 que V’Eglise est une réalité cosmique et corporelle. Elle est, disait-il, le ceeur du monde. «C’est ton nom que les choses murmurent!» écrivait-il «& genoux en s’adressant au Christy’. Cété oriental, le pére Paul Florenski inventa des formules mathématiques capables de donner selon lui «une expression consciente au rythme des vagues». Des formules qui, a travers "homme, pourraient rendre compte de la supplication de la vie lorsque le soleil de Crimée se couche sur la mer Noire’. Mais comment ce qui pulse-t-il en notre monde? Comment la supplication des énergies du monde, de la vie sociale et de 1’existence humaine, sont-elles transformées en corporéités transparentes au Logos et tendues vers Lui? Une approche orthodoxe radicale peut apporter 4 mon sens quelques éléments de réponse a ces questions. Pour ce faire je vous propose le parcours suivant. Pour commencer je raconterai comment s’est déroulée au XXe siécle la formulation progressive d’une ecclésiologie eucharistique dans la pensée orthodoxe de tradition slavo-byzantine. Puis je rappellerai que cette évolution rejoint de fagon étonnante dans les années 90 le cheminement de penseurs appartenant 4 d’autres traditions chrétiennes et qui néanmoins s’accordent pour relier intimement la vie eucharistique avec Vecclésification du monde. Enfin dans une demiére partie, plus technique, je prendrai l’exemple du cycle hebdomadaire des offices, pour montrer que cette relation eucharistique au monde détermine en profondeur notre relation @ espace et au temps. Je mw’ inscrirai dans le renouveau cecuménique de la théologie liturgique opéré par le cardinal Daniglou, le pére Alexandre Schmemann ou le professeur Natalia Syrotinska. Selon ces penseurs, la prise de conscience la fois historique et eschatologique de la participation au banquet mystique de 2. H.U. VON BALTHAZAR, Le Caeur du Monde, Versailles, Saint Paul, *1997, p. 237, cité par le cardinal Barbarin dans P, BARBARIN, Théologie et sainteté. Introduction & Hans Urs von Balthazar (Cahier de !' Ecole Cathédrale, 36), Paris, CERP, 1999, p. 44. 3. Cf la thése de Milan Zust. L’épiclése de la vie 257 Peucharistie, permet aux chrétiens de faire ‘du corps’ et les rapproche simultanément de la temporalité du Royaume! Dans la mesure oil le temps est limité ce parcours ne sera qu’esquissé. V'irais droit au but et je vous prie de m’excuser pour tous les raccourcis qu’il me faudra vous faire prendre. Limportant pour moi est de vous faire partager la vision que j’ai d’un certain mouvement contemporain de la conscience ecclésiale et de ses conséquences sur les pratiques liturgiques des communautés chrétiennes d’Orient et d’Occident. Il va de soi que je compte sur notre discussion pour préciser les points restés obscurs. Lrecelésiologie eucharistique orthodoxe Commengons done si vous le voulez bien par la formulation au XXe sicle d’une ecclésiologie eucharistique au sein de la théologie orthodoxe. Vous connaissez peut-étre cette thése du pére Serge Bulgakov selon laquelle trois grands mystéres de la révélation chrétienne ont été intégrés par la pensée orthodoxe de fagon a la fois pleine et entiére, mais aussi progressive et historique. D’aprés cette thése, la conscience de PEglise s’est d’abord tournée au premier millénaire vers le mystére de la divino-humanité du Christ, puis s’est progressivement ouverte, au second millénaire, sur le mystére du Saint Esprit comme hypostase de la Trinité, pour redécouvrir, 4 l’aube du troisiéme millénaire, le mystére de l’Eglise comme corps du Christ et épouse de I’Agneau. Il s’agit je 'admets d’une explication ‘a la hache’ de histoire du développement de la doctrine chrétienne qui est bien évidemment plus complexe. Mais encore une fois je suis prét 4 argumenter plus longuement la justification d’une telle thése notamment en faisant appel 4 la philosophie relationnelle de Phistoire de Jean-Mare Ferry*. Je ne ferai ici que développer un seul argument en faveur de cette vision en spirale de la conscience ecclésiale, savoir le développement de la pensée religieuse orthodoxe dans l’émigration russe entre 1930 et 1940. Au cours de cette période toute une série de penseurs russes ont connu en quelques années le méme mouvement que la conscience bi- millénaire de ’Eglise. Le pére Serge Bulgakov, doyen de I’Institut saint Serge a Paris, Nicolas Berdiaev, président de I’Académie de philosophie religieuse et Georges Fedotov, rédacteur en chef de la revue Novij Grad (Nouvelle Cité) ont tout d’abord redécouvert, aprés des siécles d’onto-théologie, la dimension centrale de la théanthropie. C’est I’unité sans confusion et sans 4. JM. Farry, Le temps historique, dans J.-M. FERRY, Les puissances de Vexpérience 1. Le sujet et le verbe, Paris, Cerf, 1991, pp. 197-216. 258 Antoine Arjakovsky séparation des deux natures du Christ qui leur permettait de répondre a la pensée de Karl Barth ou de Heidegger ou A la crise de la démocratie en Europe. Ceci dura jusqu’é ce que leur représentation de la personne du Saint Esprit n’évolue singuligrement. Berdiaev débarrassa_sa_philosophie petsonnaliste de tout substantialisme. Et Fedotov insista sur le lien structure] entre |’intelligence et le coeur pour dénoncer le rationalisme des intellectuels frangais. Mais il convient de s’attarder plus longuement sur la troisitme phase ecclésiologique et notamment sur la pensée du pére Serge. En effet fa distinction opérée entre le Saint Esprit et l’étre de Dieu permit a Bulgakov de préciser le sens du dogme de la consubstantialité des trois hypostases de la Trinité et de redéfinir ainsi la nature et Jes limites du corps trinitaire qu’est ’Eglise. Pour le théologien russe la tradition ou plutdt la conscience liturgique et iconographique de I’Eglise révéle la présence secréte de la figure biblique de la Sagesse de Dieu auprés de Dieu et dans la création. Et Penseignement de I’Eglise a son sujet peut permettre 4 homme de penser sur un mode symbolique et réaliste la tri-unité de Dieu. La Sagesse-Gloire de Dieu qui est une réalité aimante n’est pas une hypostase. Mais elle peut étre hypostasiée par une hypostase donnée et constituer ainsi sa vie. Dans cette perspective il faut distinguer P’étre divin, la Sophia, du Saint Esprit. Dans l’Esprit tri-hypostatique qu’est Dieu, le Saint Esprit est "hypostase de l’Amour entre le Pare et le Fils. Ce glissement de la triadologie, cette pleine reconnaissance de la personnalité divine du Saint Esprit n’avait pas été accomplis par le concile de Chalcédoine qui s’était contenté d’affirmer qu’ll procéde du Pere. Mais Bulgakov franchit un pas de plus dans linterprétation de Chalcédoine. En 1936 il reprit la théologie des énergies incréées de saint Grégoire Palamas qui tenait lieu de pneumatologie dans lEglise d’Orient. Les énergies ne peuvent étre comprises selon Bulgakov que sur un mode personnel. Ceci a conduit le pare Serge a reposer la question de la nature de I’Eglise, lieu de rencontre entre les énergies créées et incréées. L’aboutissement de cette recherche fut sa troisiéme trilogie intitulée L ‘Epouse de l'Agneau achevée en 1939. L’Eglise est a la fois le corps du Christ ne s’appartenant pas, mais elle est aussi ’Epouse de l’Agneau, dont la voix s’exprime dans le dernier verset de I’ Apocalypse. De leur cété, Berdiaev et Fedotov s’employérent également dans les années 30 4 élargir leur représentation de Eglise comme Temple du 5. S. BoutGaKov, L’Epouse de !'Agneau, la création, ‘homme, l'Eglise et la fin, Paris, Ymca Press, 1945, rééd. L ‘Age d'Homme, trad. C. ANDRONIKOV, 1984. L’épiclése de la vie 259 Saint Esprit et comme Corps du Christ. Mais la guerre vint interrompre ce mouvement générationnel si prometteur. Il serait trop long de raconter ici I’évolution de la pensée orthodoxe dans le monde de 1944 a nos jours. Je dirais simplement que la théologie orthodoxe a progressivement intégré les acquis de Ja pensée religieuse russe dans l’entre-deux guerres en développant une pensée triadologique, eucharistique, et personnaliste. Je citerai comme seuls exemples trois penseurs orthodoxes contemporains. Dans son livre /'Erre ecclésial le théologien grec Jean Zizioulas a intégré V interprétation du concile de Chaleédoine par la pensée russe. Le seul Dieu est le Pére tout puissant. Mais l’unicité de sa personne est telle qu’elle s’auto-révéle en trois hypostases. Au point qu’il faut inventer une nouvelle notion, the personhood, la personnéité, afin de rendre apparente Vantinomie entre personne et hypostase. Dés lors, pour l’actuel évéque de Pergame, il n'y a pas dans la priére de PEglise d’un cété |’Eglise-institution et de l’autre ‘les deux ou trois réunis en mon Nom’. Pour lui «Le Saint Esprit en actualisant l’événement Christ dans l’histoire réalise en méme temps Son existence personnelle comme Corps ou communauté. Le Christ n’existe pas @abord comme Vérité et ensuite comme communion. Il est les 2 simultanément. Toute distance entre la christologie et l’ecclésiologie disparait dans I’Esprit»®. Or, selon Mgr Jean Zizioulas, c’est eucharistic, comprise non pas comme une chose mais comme un acte et un rassemblement de l’Eglise locale, qui permet précisément cette unité de ’'Un et du multiple dans la conscience ecclésiale. Avec certaines nuances on pourrait dire que le théologien orthodoxe frangais Olivier Clément partage la méme vision de I’Eglise comme corps du Christ et comme épouse, «parfois infidéle». L’Eglise selon lui ne posséde pas son unité mais regoit son unité et sa sainteté dans son épiclése, dans |’invocation et la repentance. Dans son récent article sur Feucharistie publié par /'Encyclopédie de I'Eucharistie O. Clément résume sa vision a la fois personnaliste, eucharistique et triadologique: Par V’Esprit, dans le Fils, PEucharistie apparait comme un immense dynamisme théocentrique: par 1a méme, dans la ‘maison du Pere’, une 6. J. ZIOULAS, Vérité et communion, fondements patristiques et implications existentielles de l'ecclésiologie eucharistique, dans Irenikon 4 (1977) 451-510 en frangais (conférence Chevetogne de 1971) repris dans J, ZIZiOuLAS, L’étre ecelésial (Perspectives orthodoxes, 3), Genéve, Labor et Fides, 1981 260 Antoine Arjakovsky participation de l’assemblée a ’existentialité trinitaire. L’Bucharistie fonde a s ecekisiale? ainsi la communauté ecckésiale’. Dans cette perspective, |’Eucharistie devient un mode d’existence qui participe au mode d’ existence trinitaire. . Si ’on comprend ainsi l’eucharistie c’est toute la vie de l’Eglise qui prend un sens nouveau. C’est la raison pour laquelle le doyen du séminaire orthodoxe saint Vladimir aux Etats-Unis, John Erickson affirme que Vecclésiologie orthodoxe est aussi une ecclésiologie baptismale. Mais 14 encore il ne comprend pas le baptéme comme une frontigre sacrée qui sépare Jes sauvés des damnés. Si le baptéme est le sacrement de l’unité de ’homme ‘en Christ et avec le Christ’, alors c’est la foi pascale de la communauté ecclésiale réunie autour du baptisé qui fonde i’Eglise et non simplement l’addition 4 l’intérieur de nouveaux membres se trouvant jusque li a l’extérieur’. Eucharistie et degrés de corporéités La formulation de lecclésiologie eucharistique dans la théologie orthodoxe est contemporaine d’un mouvement analogue dans la pensée catholique, anglicane et réformée. J’aimerais désormais mettre en valeur Ja dimension cecuménique de cette prise de conscience de la centralité de eucharistic. Je le ferai en présentant le deuxiéme point de mon argu- mentation: la dimension corporelle et personnelle de I’Eglise expérimen- tée A son sommet dans la célébration eucharistique est présente également hors de ses frontiéres institutionnelles et au dela de la conscience dog- matique de ses fidéles. C’est pourquoi le corps mystique de l’Eglise peut &tre vécu selon différents degrés de conscience et donner des formes diverses de corporéités. Commengons par la prise de conscience individuelle de la dimension eucharistique de la création. Si Phomme décide de vivre du triple mouvement de la mémoire eschatologique, de la supplication et de la communion, il s’ouvrira & une corporéité nouvelle qu’il soit moine ou homme marié, en prison ou dans un lieu public, contemporain de Charlemagne ou d’Ivan le Terrible. Cette corporéité méta-individuelle, cette désintégration de la muraille physique de notre ego, s’expérimente au niveau personnel au contact du regard aimant d’un ami, d’une femme ou d’un homme, d’une mére ou d’un pére? Il suffit d’une photo, écrit 7. ©. CLEMENT, L'Eucharistie, dans M. BROUARD, Encyclopédie de I'Eucharistie, Paris, Cerf, 2002, p. 451 8. J. ERICKSON, Baptism and the Church's Faith, Marks of the Body of Christ, in CE. BRAATEN and R.W. JENSON, The Catholicity of the Reformation, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1999, p. 56. L’épiclése de la vie 261 Paul Ricceur, pour que brusquement surgisse le souvenir, la présence authentique, et le cri du cceur: «Je me souviens de tout» ... Survient alors la reconnaissance infinie, ’écrasement du souci par la confiance dans la Providence, par ce que Ricceur appelle la mémoire heureuse”. Le cardinal Philippe Barbarin donne un autre exemple de cette corporéité méta-individuelle dans le destin eucharistique de Hans Urs von Balthazar'®. Si le Christ a béni le pain, I’a rompu et I’a donné A ses disciples c’est aussi parce que Lui-méme, du jeudi saint au samedi saint, a été béni, rompu et donné par Son Pére. De fagon analogue, Balthazar a pris progressivement conscience que histoire de sa propre vie avait é€é celle d’une bénédiction, d’une mort soi-méme et d’un don. Ce n’est que par ce triple mouvement que le théologien Suisse a pu dialoguer avec Péguy et Soloviev, Origéne et saint Jean. Concluons sur cette question de la révélation de la corporéité et de la personnalité de I’Eglise offerte A homme avec les paroles de feu du pére Teilhard de Chardin. En 1927 le géologue frangais partit en expédition dans le désert de Gobi. Chaque matin il célébrait sa ‘Messe sur le Monde’. Dans sa prigre il disait: «Puisqu’une fois encore Seigneur, non plus dans les forets de I’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’éléverai par dessus les symboles jusqu’A la pure majesté du Réél et vous offrirai, moi votre prétre, sur l’autel de la Terre entiére, le travail et la peine du Monde...»"'. La découverte de la dimension personnelle de la corporéité de la création est apanage de la conscience individuelie. Mais il existe inversement un mouvement trinitaire de la conscience collective, c’est & dire une structure trinitaire de la corporéité collective. On la retrouve au niveau de la société et de la nation, de ’Eglise locale ou de I’Eglise universelle, Cette ekstase trinitaire du moi est peut-étre ce qu'il y a de plus difficile a admettre pour la logique rationnelle moderne, Car la possibilité d'un moi hors de soi ne trouve son fondement que dans la réyélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. I! n’y a pas d’un c6té le Dieu Absolu et de l'autre ’homme en soi. Il y a amour entre homme et Dieu qui fait dire 4 Paul que ce n’est plus moi qui vit mais Lui qui vit en moi. Cela signifie qu’il n’y a pas d’un cété le cogito et de l’autre le contrat social. Il y a le qui de la communauté des hommes qui cherche son expression corporelle, persoanelle et trinitaire dans le quoi de la chose publique et de l’espace communicationnel. John Milbank, l’un des fondateurs du mouvement Radical Orthodoxy, a montré dans son livre 9. P. RICEUR, La mémoire, I’histoire, I'oubli, Paris, Seuil, 2000. 10. P. BARBARIN, Thdologie et sainteté. 11. E. DE LA Héronwiére, Teilhard de Chardin, une mystique de la traversée, Paris, Albin Michel, 72003, p. 97. 262 Antoine Arjakovsky Theology and social theory que lon peut comprendre Vhistoire des sciences politiques comme une succession d’anti-théologies déguisées déformant sans cesse la vision du Royaume du christianisme orthodoxe. Pour lui la société moderne est liée intrins¢quement a une représentation d’un Dieu violent alors que la vision chrétienne de Iinfini n’est pas celle du chaos mais celle de Ia paix harmonique. Elle s’est done fondée sur une ontologie de la violence comprenant la triple institution de l’exécutif, du Iégislatif et du judiciaire comme un jeu d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. Dés lors, la réponse de John Milbank la crise des sciences sociales n’est autre que de retrouver le «Dieu trinitaire qui est la paix transcendante a travers la relation différentielle»'. De méme il n’y a pas ici I’Etat, qui dispose du pouvoir, et en face VEglise (ou l’idéologie) qui confére son autorité. I] y a ’Eglise, corps du Christ, et ’Eglise, la méme, Epouse de I’Agneau. II y a le Christ qui s’est vidé de sa divinité pour devenir homme, et le méme Christ qui a regu du Pére tout pouvoir sur la terre comme au ciel. L’Eglise dans sa réalité divino-humaine n’est pas une institution séparée de la société et de |’Etat. Tres enrichissante est en ce sens la réflexion de Olivier Mongin, le rédacteur en chef de la revue Esprit. O. Mongin a indiqué les risques de totalitarisme secrétés par les sociétés modernes dans leur négation croissante de la Loi, et I’érosion accélérée des corps intermédiaires entre P Etat et le peuple effectué par la télévision. «Si le totalitarisme», écrit O. Mongin, «a inventé un corps mécanique a la hauteur du cauchemar de George Orwell pour réparer les manques de l'individualisme moderne, le christianisme qui a précédé le monde moderne et mis en scéne un corps organique sur le plan institutionnel, demeure une invitation a ‘refaire du corps’, alors que la ‘religion de I’éthique’ invite plutét 4 suivre le processus de désincarnation et de désincorporation»'?. Enfin, comme I’a montré le théologien protestant Konrad Raiser", PEglise est une communauté d’hommes et de femmes interprétant sans cesse A nouveau les Ecritures. Mais I’Eglise est aussi le coeur du monde. Son unité, sa sainteté, sa catholicité et son apostolicité constituent le monde. C’est pourquoi les tensions entre son unité et sa sainteté, entre sa catholicité et son apostolicité, résultant de leur accomplissement histo- rique, traversent la vie du monde comme une croix. Seule cette croix permet de tenir ensemble et de maintenir ouverte la représentation de soi d’un peuple, représentation qui est a la fois sociale et nationale. 12, J. MILBANK, Theology and Social Theory, Beyond Secular Reason, Oxford, Cambridge, Blackwell, 71993, p. 6. 13. O. MONGIN, Face au scepticisme 1976-1993, les mutations du paysage inte- Uectuel ou Vinvention de Vintellectuel démocratique, Paris, La découverte, 1994, p, 340. 14. Cf. A Treasure in Earthen Vessels, an Instrument for an Ecumenical Reflection on Hermeneutics (Faith and Order Paper, 182), Geneve, WCC, 1998. L'épiclése de la vie 263 La redécouverte de Vinvitation a ‘refaire du corps’ de notre rite eucharistique Je n’ai rien dis pour le moment de la nature eschatologique de cette synthése ecclésiologique chrétienne et de ses conséquences sur les pratiques liturgiques. II ne s’agit ni d’une vision positiviste et passive de la fin ni d’une vision idéologique et volontariste du Royaume. On pourrait dire pour résumer que, comme ’ont montré O. Clément, C. Yannaras et J. Erickson, la représentation chrétienne du temps expéri- mentée dans I’Eglise est celle de la tension sapientielle et inter-person- nelle, a la fois joyeuse et crucifiante, mélodique et harmonique, entre le déja et le pas encore. C’est cette représentation du temps et de l’espace qui est en profondeur la source de la communion ecclésiale et le fon- dement de nos rites. Le pére Alexandre Schmemann a tenté de donner une réponse en 1959 dans son Introduction a la théologie liturgique 4 la question posée par Martin Heidegger en 1927 et devenue fondamentale pour notre moder- nité, celle des relations entre I’Etre et le Temps. Pour Schmemann, ce n’est pas I’étre, compris sur le mode du souci, mais !’étre comme louange qui doit étre confronté au temps. Toute Ja vie liturgique de I’Eglise selon lui résulte de la relation entre [’eucharistie du monde et les cycles du temps. En accord avec les théologiens de son temps, du cardinal Daniélou au pére Yves Marie Congar, Schmemann a bien montré que la passion et fa résurrection du Christ est le fondement de la prigre quotidienne, que le Jour du Seigneur a constitué le rythme hebdomadaire de la communauté liturgique, enfin que les fétes de Paques et de la Pentecéte sont les pierres angulaires du cycle annuel de la priére de I’Eglise. Pour le philosophe C. Yannaras ce n’est pas nous qui changeons dans le temps, c’est le temps qui varie en fonction de notre expérience spirituelle du cosmos. Sommes-nous jetés dans le monde ou appelés a rendre grace pour la vie du monde? Si nous comprenons de fagon mytho- logique la relation entre l’espace-temps et la conscience personnelle, la dimension prophétique des chronotopes de nos consciences jaillit. [ly a bien un temps cyclique offert 4 toute la création mais il y a aussi un temps en spirale qui ouvre au sens de la vie, Les communautés chrétiennes retrouveront joie et unité non pas en déclarant de fagon péremptoire que le temps du Saint Esprit et de la spontanéité est advenu. La redécouverte de la dimension sophianique, personnelle et eschato- logique de la prigre de I’Eglise pourrait bien en revanche favoriser une nouvelle époque communionelle de la conscience ecelésiale. Mais pour ce faire i] convient en premier lieu de retrouver la tradition vivante de ’Eglise sous les décombres de notre conscience modeme. J’aimerais dans cette perspective présenter trés bri¢vement les travaux de 264 Antoine Arjakovsky Natalia Syrotinska, professeur de musicologie a l'Université catholique d’Ukraine, sur le cycle liturgique de 1’Octodque, c’est-a-dire le cycle des huit tons adapté a la prigre hebdomadaire de I’Eglise. L’Octo&que est un recueil de textes qui couvre huit semaines et dans lequel il y a pour chaque jour des compositions liturgiques qui s’intégrent dans l’office du jour. Les mélodies de ces hymnes varient selon le jour de la semaine et selon les semaines. Le premier ton commence aprés la Pentecéte et lorsque les huit semaines sont révolues, le premier ton reprend. Au total on a six cycles de huit tons dans I’année car on ne prend pas en compte la période entre Paques et Pentecéte. Le pére Cyprien Kern, le pére Alexandre Schmemann et le pére Boris Bobrinskoy ont rappelé que a la différence de la conscience messianique juive (qui trouvait Pachévement de la semaine dans le sabbat), la conscience chrétienne du temps a identifié la résurrection du Christ, le dimanche, premier jour de la semaine, avec ce qui brise le cycle cosmique du temps, avec le 8° jour. De la méme fagon la Pentecdte est célébrée sept fois sept semaines aprés Paéques + 1 jour qui est le 8° jour eschatologique de la descente du Saint Esprit. Trés t6t done, la semaine liturgique a éé comprise comme une icéne de la temporalité du Royaume avec au centre le Christ ressuscité et autour, chaque jour de la semaine avec sa tonalité particuliére. Nécessairement la représentation de l’espace devait étre organisé par un systéme mélodique de vibrations correspondant a des chiffres symboliques. Mais notre modernité a perdu le sens de l’identification établie par la conscience ecclésiale entre les notes de la gamme musicale et notre participation a la vie cosmique. Il en est de méme pour la correspondance temporelle et cosmique entre le lundi et les anges, le mardi et saint Jean- Baptiste, le mercredi et la trahison de Judas, le jeudi et les apétres, le vendredi et la Vierge, enfin le samedi et tous les défunts. Le professeur Johann von Gardner (1898-1984) éminent spécialiste a Vuniversité de Munich de l’histoire du chant liturgique russe, commenga a répondre a cette énigme en mettant en valeur le lien entre Phymnographie orthodoxe et la conscience iconographique de l’Eglise d’Orient. Par ailleurs il distingua les deux traditions liturgiques et hymnographiques occidentale et orientale en fonction de la structuration de la double gamme des 4 tons. En Occident le systéme grégorien fit varier toute la gamme en associant aprés chaque ton authentique ou majeur un ton plagal ou mineur (le premier ton est associé au second, le troisiéme au quatriéme, etc. ...), ce qui donna une écriture musicale verticale et dynamique favorisant la polyphonie. Tandis que le systeme byzantin considéra les 4 premiers tons comme authentiques et les 4 iclése de la vie 265 derniers comme plagals (1-5, 2-6, etc. ...), ce qui donna une écriture musicale horizontale et mystique, favorisant le chant 4 unisson'®, La thése de Natalia Syrotinska, présentée cette année a Lviv, a été de montrer que la tradition hymnographique de la Rus’ médiévale a tiré les conséquences hymnographiques de la conscience chrétienne eschatolo- gique. La conscience liturgique kiévienne a associé le premier ton au 8° et par voie de conséquence le second au septiéme, le 3° au 6°, et le 4° au 5°. C'est cette évolution déterminante qui permet de comprendre la représen- tation sophianique du monde présente dans le cycle de la priére hebdomadaire comme une immense Déisis. Les tons majeur et mineur ne sont rien d’autre que I’entrecroisement infini et créateur des énergies de la Sagesse incréée avec celles de la Sagesse créée. Le jour des anges est associé a celui des défunts, le jour du précurseur a celui de la Vierge, le jour de la trahison a celui du collége des apétres. L’Eglise concevait le temps hebdomadaire non sur le mode de la succession des jours mais sur le mode de la divino-humanité théurgique, de la rencontre créatrice entre le 1 céleste et le 7 terrestre. C’est pourquoi tout le cycle hymnographique annuel de loctoéque est centré sur l’eucharistie — sauf lorsqu’une féte vient modifier le rythme normal — sur la circulation des 7 mélodies humaines autour de unique vibration divine. Conclusion Cette clef sapientielle de l’organisation des offices montre l’unité profonde de la tradition liturgique chrétienne. Cette these permet aussi de retrouver la profondeur symbolique des rites. C’est toute l’organisation de l’espace-temps qui est en jeu lorsque des chrétiens se réunissent autour du Christ et redécouvrent la profondeur sapientielle et personnelle de VEglise. L’individualisme moderne meurtri par la finitude du temps ne peut étre guéri, d’un point de vue chrétien, que par une confiance nouvelle accordée au temps consolateur. La foi chrétienne confesse en effet que Dieu s’est incarné sous Ponce Pilate, a été crucifié et est ressuscité le ‘troisitme jour’. La participation orthodoxe au mystére eucharistique est précisément le souvenir de cette histoire divino- humaine, la supplication adressée au Consolateur de rendre présent ce 3° jour et ’avant-goat du Royaume par la communion aux dons de Dieu. On assiste en Occident depuis la fin du XIX° siécle a la redécouverte de cette vision participative de la communauté priante. A ce titre la découverte de Natalia Syrotinska doit étre mise en paralléle avec les recherches d’une autre femme, l’universitaire anglicane Catherine Pick- 15. J. VON GARDNER, Russian Church Singing. vol. 1: Orthodox Worship and Hymnography, Crestwood, NI, St, Vladimir's Seminary Press, 1980, p. 60. 266 Antoine Arjakovsky stock, I’une des éditrices du recueil Radical Orthodoxy. Cette philosophe anglaise en effet a cherché 4 comprendre la séparation entre ’harmonie et la mélodie dans l'histoire de la musique européenne. Dans son analyse du De Musica de saint Augustin, composé en 391, C. Pickstock a rappelé que, pour le pére de I’Eglise, la musique du monde, des hommes et des instruments mesurait la relation entre l’dme et le corps. C’est pourquoi, selon elle, la négation de la transcendance a conduit la modernité 4 dissocier I’ame et le corps mais aussi I’espace et le temps. Mais C. Pickstock considére également que, en Orient comme en Occident, Vhistoire de la musique fut celle de l’illumination toujours recommencée du chaos par I'homme. Aussi le renouveau communautaire du christianisme en Occident doit-il commencer par retrouver une écoute attentive de la liturgie céleste. Alors c’est tout le travail et la vie collective des hommes qui trouveront leur accomplissement dans une offrande liturgique a Dieu. Permettez-moi d’ajouter un dermier mot au sujet du christianisme de tradition byzantine. Le renouveau communautaire du christianisme en Orient doit probabiement quant a lui retrouver une écoute attentive de la liturgie terrestre. Transformer les portiers de I’Eglise primitive en “greaters’ responsables de l’accueil, comme dans certaines paroisses orthodoxes des Etats-Unis, est certainement un bon début. Mais la prise de conscience de la dimension sapientielle de la sexualité, des éco- systémes ou des institutions politiques est un immense chantier qui attend une réflexion approfondie et radicale de la théologie orthodoxe. Vul Iv. Franco 93 Antoine ARIAKOVSKY a/e 10193 79011 Lviv Ukraine

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