L’imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi l’attention sur la catastrophe métaphysique que représente de ce point de vue la
par Henry Corbin disparition du monde des Âmes célestes. Comment, en l’absence de ce monde,
Ta’wîl : étymologiquement : reconduction d’une chose à son principe, du symbole
au symbolisé.
Les dangers de l’angéologie avicennienne pour le magistère orthodoxe (33)
Quant à l’intelligence ou Esprit Saint, c’est d’elle qu’émanent les âmes ; elle en est
à la fois l’existenciatrice et l’illuminatrice. Toute connaissance et toute
réminiscence sont une illumination projetée par elle sur l’âme. Par elle, l’individu
humain est rattaché directement au Plérôme céleste, sans avoir besoin d’un
magistère ou d’une réalité ecclésiale.
Critique d’Avicenne par Averroës (34)
_ rejet de l’émanatisme : reliquat de créationnisme
_ Intelligence agente, séparée et unique ; il y a certes une intelligence
humaine, mais elle n’est en rien l’individu (l’individuel, c’est le périssable) : rejet
radical de l’heccéité éternelle d’Ibn Arabi (individu absolu).
_ rejet de la seconde hiérarchie angélique, celle des Anges-Âmes célestes,
dont le monde est celui de l’imagination active, celui où sont contemplées les
personnes-archétypes auxquelles réfère le sens ésotérique des Révélations.
La métamorphose du Ta’wîl chez Averroës (35)
Certes, Averroës a été inspiré par l’idée du discernement des esprits : il y a les gens
auxquels s’adresse l’apparence de la lettre, le zâhir, et il y a ceux qui sont aptes à
comprendre le sens caché, le bâtin. Il sait que l’on déchaînerait les psychoses et les
catastrophes sociales, en livrant aux premiers ce que seuls les seconds peuvent
comprendre. Tout cela est proche de la « discipline de l’arcane » pratiquée par le
chiisme ismaélien, et de l’idée du ta’wîl professée dans le soufisme. Et
précisément ce que l’on néglige de considérer, c’est que le ta’wîl n’est pas
l’invention d’Averroës, et pour apprécier la manière dont lui-même s’en sert, il
faudrait la comparer avec la manière dont il est pratiqué par les Esotéristes
proprement dits. Or, le ta’wîl est essentiellement compréhension symbolique,
transmutation de tout le visible en symboles, intuition d’une personne ou d’une
essence dans une Image qui n’est ni l’universel logique, ni l’espèce sensible, et qui
est irremplaçable pour signifier ce qui est à signifier. Or, on vient d’attirer
percevoir des symboles et mener à bien une exégèse symbolique ?
Le propre du symbole : le déchiffrage perpétuel (36)
Il nous faut revenir à la distinction, pour nous fondamentale, entre allégorie et
symbole : la première est une opération rationnelle, n’impliquant de passage ni à
un nouveau plan de l’être, ni à une nouvelle profondeur de conscience ; c’est la
figuration, à un même niveau de conscience, de ce qui peut être déjà fort bien
connu d’une autre manière. Le symbole annonce un autre plan de conscience que
l’évidence rationnelle ; il est le « chiffre » d’un mystère, le seul moyen de dire ce
qui ne peut être appréhendé autrement ; il n’est jamais « expliqué » une fois pour
toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu’une partition musicale
n’est jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours
nouvelle.
Le rejet de l’ésotérisme initiatique, point de départ de la sécularisation ? (37)
Le phénomène « Eglise », tel qu’il s’est constitué en Occident, avec son
Magistère, ses dogmes et ses Conciles, est incompatible avec la reconnaissance de
sodalités initiatiques. Or, ce phénomène n’a pas son équivalent en islam. Le heurt
entre l’islam officiel et les mouvements initiatiques ne s’en produisit pas moins. Il
y aurait à étudier comparativement, de part et d’autre, comment le refus de toutes
les formes spirituelles que l’on peut désigner par le terme d’initiatisme ou
d’ésotérisme, marque le point de départ de la laïcisation et de la socialisation.
Cette laïcisation ou sécularisation vise quelque chose de plus profond que la
séparation ou non-séparation du « pouvoir temporel » et du « pouvoir spirituel » ;
c’est elle plutôt qui fait que la question se pose, et qui persiste quelle que soit la
solution adoptée, car le fait même d’associer les idées de « pouvoir » et de
« spirituel » implique d’ores et déjà une sécularisation initiale.
De ce point de vue, le triomphe passager de l’ismaélisme avec les Fâtimides (X°-
XII° siècle) fut sans doute un succès du point de vue de l’histoire politique ; du
point de vue d’une religion initiatique, ce ne pouvait être qu’un paradoxe.
L’ésotérisme chiite appelle l’idée d’une hiérarchie mystique invisible ; l’idée
profondément sienne est celle de l’occultation (ghayba) ou absence de l’imâm.
[…]
Enoncer que la laïcisation commence avec l’élimination de la gnose, c’est viser le
phénomène de désécration essentielle, une déchéance métaphysique du sacré, que
ne compense ni ne codifie aucun droit canonique. Et cette désécration atteint, en sa
profondeur, l’individu ; c’est par lui qu’elle commence. A l’individu humain
comme tel, l’averroïsme refuse toute éternisation possible. A ce même individu,
saint Thomas, tranchant radicalement le problème des intellects, accorde bien un
« intellect agent » propre, mais non pas un intellect séparé ; ce n’est plus une
Intelligence transcendante, ni céleste. Ce qui est impliqué sous l’apparence
technique de la solution, c’est la décision qui abolit la dimension transcendante de
l’individu en tant que tel, c'est-à-dire sa relation immédiate et personnelle avec
l’Ange de la Connaissance et de la Révélation. Ou plutôt, si cette décision
s’imposait, c’est parce que la relation de l’individu avec le monde divin dépend du
Magistère, c'est-à-dire de l’Eglise comme médiatrice de la Révélation.
Il n’y a de paradoxe qu’en apparence, si ce qui semble assurer l’autonomie
noétique de la personne va de pair avec une socialisation. Aliénation inéluctable,
parce que le problème de cette autonomie qui se trouvait posée avec le problème
symptomatique des intellects (et sous l’aridité technique apparente) appelait une
solution qui ne fût ni l’Intelligence unique de l’averroïsme, ni l’intellect agent
simplement immanent à l’individu, mais quelque chose que pressentit fort bien la
sophiologie des Fideli d’amore, lorsque ces derniers désignaient l’Intelligence
agente comme Madonna intelligenza. C’est pour chaque individualité spirituelle
l’Intelligence agente séparée, son Esprit-Saint, son Seigneur personnel le
rattachant au Plérôme sans autre médiation. […]
Le malheur est que la norme religieuse une fois socialisée, « incarnée » dans la
réalité ecclésiale, les insurrections de l’esprit et de l’âme se feront fatalement
contre elle. En revanche, préservée comme norme intérieure personnelle, elle
s’identifie avec le libre essor personnel. Il est possible de discerner dans
l’opposition qui amena l’échec de l’avicennisme latin, concomitant de l’échec
d’autres mouvements religieux aux XII° et XIII° siècles, les mêmes raisons que
celles qui avaient motivé les efforts de la Grande Eglise, aux premiers siècles, pour
éliminer la Gnose. […]
Le problème des intellects et de leur relation avec l’Intelligence agente qui les
illumine dissimule, sous ses différentes solutions techniques, autant d’options
existentielles décisives. La solution, la décision plutôt, préfigure et conditionne
tout un développement spirituel aux conséquences lointaines. Elle annonce en effet
ou bien que chaque être humain est orienté à la recherche de son guide personnel
invisible, ou bien qu’il s’en remet à l’autorité collective et magistérielle comme
médiatrice de la Révélation.
Idéalisme et angéologie : Sohravardi (43)
Dans la théosophie sohravardienne de la Lumière, c’est toute la théorie
platonicienne des Idées qui est interprétée en termes d’angéologie zoroastrienne.
S’exprimant en termes d’une métaphysique des essences, le dualisme sohravardien
de la Lumière et des Ténèbres conduit à exclure la possibilité d’une physique, au
sens péripatéticien du mot. Une physique de la Lumière ne peut être qu’une
angéologie, car c’est la Lumière qui est la vie, et la Vie est essentiellement
Lumière. Ce qu’on appelle le corps matériel est par essence nuit et mort, c’est un
cadavre. Ce sont les Anges, « seigneurs des espèces », qui par les différents degrés
d’intensité de leur luminescence, causent les différences des espèces. De ces
différences, ce ne peut jamais être le corps naturel qui rende raison. Ce que le
péripatétisme considère comme le concept d’une espèce, l’universel logique, n’est
plus que la dépouille d’un Ange.
L’imâm comme Guide spirituel (48)
La récurrence des théophanies, la perpétuation de leur mystère, ne postulent ni une
réalité ecclésiale, ni un magistère dogmatique, mais la vertu du Livre révélé,
comme « chiffre » d’un Verbe éternel, toujours en puissance de produire des
créations nouvelles (cf. l’idée de création récurrente » chez Ibn Arabi). C’est cela
même l’idée chiite du ta’wîl, l’exégèse spirituelle ésotérique percevant et
transmuant toutes les données matérielles, les choses et les faits, comme autant de
symboles, et les « reconduisant » aux Personnes symbolisées. Toute apparence,
tout exotérique (zâhir) a un ésotérique (bâtin) ; le Livre « descendu du Ciel », le
Qorân, limité à la lettre apparente, périt dans l’opacité et la servitude de la religion
légalitaire. Il faut en faire éclore, dans la transparence des profondeurs, le sens
ésotérique. Et c’est cela le ministère de l’Imâm, le « Guide spirituel », fût-il
comme en cette période du monde dans la « grande Occultation », ou plutôt ce
sens c’est lui-même, non pas, certes, son individualité empirique, mais sa
Personne théophanique. Son « magistère » est un magistère initiatique ; l’initiation
au ta’wîl est naissance spirituelle (wilâdat rûhânîya).
Les deux cycles (49)
Le ta’wîl, l’herméneutique chiite, ne nie pas que la Révélation prophétique soit
close avec le prophète Mohammad, le « Sceau de la Prophétie ». En revanche, il
postule que l’herméneutique prophétique n’est pas close, et qu’elle ne cesse de
promouvoir l’éclosion des significations secrètes, jusqu’au « retour », la parousie
de l’Imâm attendu, celui qui sera le « Sceau de l’Imâmat » et le signal de la
Résurrection des Résurrections.
Abû’l-Barakât : l’Ange et la nature parfaite (54)
Un de ceux qui ont entrevu le mieux l’ampleur et les résonances du problème de
l’Intelligence posé en philosophie médiévale, fut peut-être Abu’l-Barakât (XII°s),
profond et original penseur juif passé tardivement à l’islam ; il a envisagé une
réponse qui n’est ni l’Intelligence agente séparée, unique pour tous, ni un intellect
agent immanent à chacun, mais une pluralité d’Intelligences actives séparées,
transcendantes, correspondant à la diversité spécifique de la multitude des âmes.
« Certaines âmes ont tout appris de guides invisibles connus d’elles seules. Les
anciens sages professaient que pour chaque âme individuelle, ou peut-être pour
plusieurs ensemble ayant même nature et infinité, il y a un être spirituel qui tout au
long de leur existence assume envers cette âme ou ce groupe d’âmes une
sollicitude et une tendresse spéciales ; c’est lui qui les initie à la connaissance, les
protège, les guide, les défend, les réconforte, les fait triompher, et c’est cet être
qu’ils appelaient la Nature Parfaite. Et c’est cet ami, ce défenseur et protecteur,
qu’en langue religieuse on appelle l’Ange. »
[Peut-être ne faut-il, pour recueillir sa sollicitude, qu’être capable de le connaître,
de l’appeler par son nom. Se connaître soi-même, ce serait alors être sauvé :
valeur sotériologique de l’angiospection, de « l’alteripsognosie » !]
Le Gabriel de ton être et le combat pour l’ange (55)
Un grand mystique iranien du XIV° siècle, Semnânî, parlera du « maître
invisible », le « Gabriel de ton être ». Son exégèse ésotérique, son ta’wîl,
intériorise à un septuple profondeur les figures de la Révélation coranique ;
atteindre au « Gabriel de ton être » c’est, en franchissant successivement les sept
profondeurs ésotériques, rejoindre l’Esprit qui guide et initie les « sept prophètes
de ton être ». Cet effort pour y atteindre, c’est aussi livrer le combat de Jacob, tel
qu’il fut compris en mystique juive par l’exégèse symbolique de Joseph Ben Juda :
l’âme intellective luttant pour atteindre à la conjonction avec l’Ange, avec
l’Intelligence agente, jusqu’au lever de l’aurore (l’ishrâq), lorsque l’âme émerge,
délivrée, des ténèbres qui l’emprisonnent. Sans doute ne convient-il plus alors de
parler d’un combat avec, c'est-à-dire contre l’Ange, mais d’un combat pour
l’Ange, car réciproquement, celui-ci a besoin de la réponse de l’âme pour que son
être soit celui qu’il a à être.
[D’où le chant de la détresse de l’Ange.]
Manifestations théophaniques dans la vie d’Ibn Arabi (60)
_ maladie d’Ibn Arabi ; son père récite à son chevet la 36 e sourate du
Coran ; un être merveilleux apparaît à Ibn Arabi : « je suis la sourate Yasîn. »
_ Fâtima de Cordoue : « je suis ta mère divine et la lumière de ta mère
terrestre ».
_ les trois rencontres avec Averroës : la rencontre dans l’enfance, la
rencontre en vision (Averroës ne le voit pas), le retour du corps d’Averroës
(équilibré par ses œuvres).
_ Nezam-Sophia, fille du shaykh qui l’accueille à la Mecque
Ne pas frapper au visage (65)
« Ne pas frapper au visage » : c'est-à-dire conserver la face extérieure de l’islam
littéral, non seulement parce qu’elle est le support irrémissible des symboles, mais
parce qu’elle est la sauvegarde contre la tyrannie des ignorants.
Khezr, l’initiateur (76)
Dans la sourate 18 (v. 59-81), Khezr apparaît au cours d’un épisode aux péripéties
mystérieuses, comme le guide de Moïse, l’initiateur de Moïse à la « science de la
prédestination ». Il se révèle ainsi comme le dépositaire d’une science divine
infuse, supérieure à la loi (sharî’a) ; Khezr est par conséquent supérieur à Moïse
en tant que Moïse est un prophète investi de la mission de révéler la sharî’a. Il
découvre précisément à Moïse la vérité secrète, mystique (haqîqa) qui transcende
la sharî’a, et c’est pourquoi aussi le spirituel, dont Khezr est l’initiateur immédiat,
se trouve émancipé de la servitude de la religion littérale.
[Rapprochements possible avec la figure d’Elie dans la Kabbale, selon Scholem.
Autre rapprochement possible avec la figure d’Hermès chez Marsile Ficin]
[…]Avons-nous affaire à un archétype ou à un personnage réel ? On voit très bien
ce qu’il y a à perdre en répondant dans un sens ou dans l’autre. Si par référence à
la psychologie analytique on conclut à la nature d’un archétype, on éveillera la
crainte que la réalité du personnage ne se dissolve en un schéma de l’imagination,
sinon de l’entendement. En revanche, si l’on répond dans le second sens, on n’est
plus à même de marquer la différence de structure entre la relation de Khezr avec
son disciple, et la relation que peut avoir tout autre shaykh sur terre avec le sien.
[…] Ce qui se propose ainsi, c’est le sens même qu’il convient de donner au fait
d’être le disciple de Khezr. Et ce sens est tel que d’une part la personne de Khezr
ne se résout pas en un simple schéma-archétype, mais que d’autre part c’est bien
dans une relation qui fait d’elle un archétype que la présence de sa personne est
éprouvée ; pour que phénoménologiquement cette relation se montre, il faut une
situation qui lui corresponde dans les deux termes qui la fondent. Cette relation
implique que Khezr soit éprouvé simultanément comme une personne et comme
un archétype, soit comme une personne-archétype.
Parce qu’elle est un archétype, l’unité et l’identité de la personne de Khezr se
concilie avec la pluralité de ses exemplifications dans ceux qui à leur tout sont
Khezr. L’avoir pour maître et initiateur, c’est avoir à être ce qu’il est lui-même.
Khezr est le maître de tous les sans-maître parce qu’il montre à tous ceux dont il
est maître comment être ce qu’il est lui-même : celui qui a atteint la source de Vie,
l’Eternel Adolescent, c'est-à-dire comme le précise le récit de Sohravardî, celui qui
a atteint la hâqîqa. Sa relation avec chacun est la relation de l’exemplaire ou de
l’exemplarité avec l’exemplifiant. C’est ainsi qu’il peut être à la fois sa propre
personne et un archétype, et c’est en étant l’un et l’autre qu’il peut être le maître
de chacun, parce qu’il s’exemplifie autant de fois qu’il a de disciples, envers
lesquels son rôle est de révéler chacun à soi-même.
La « direction » de Khezr ne consiste pas en effet à conduire uniformément tous
ses disciples au même terme, à une même théophanie identique pour tous, comme
s’il était un théologien propageant son dogme. Il conduit chacun à sa propre
théophanie, à celle dont il est en propre le témoin parce qu’elle correspond à son
« Ciel intérieur », à la forme propre de son être, à son individualité éternelle (‘ayn
thâbita) qui, dans les termes d’Ibn Arabi, est celui des Noms divins qui est investi
en lui, le Nom sous lequel il connaît son Dieu et sous lequel son Diu le connaît,
dans la co-répondance du Rabb et du marbûb, du seigneur d’amour et de son
vassal.
Il s’agit de ceci : que la Forme sous laquelle chaque Spirituel connaît Dieu est
aussi la forme sous laquelle Dieu le connaît, parce qu’elle est la forme sous
laquelle Dieu se révèle à lui-même en lui.
[…] C’es cela être le « disciple de Khezr » (et c’est aussi le cas de tous les
Owaysîs), et c’est à cela qu’Ibn Arabi veut conduire son propre disciple, lorsqu’il
affirme attacher une si grande importance au rite d’investiture du manteau, et le
conférer à son tour à d’autres personnes. Par la pratique de ce rite, il nous signifie
que son propos est de conduire à son tour chacun de ses disciples au « Khezr de
son être ». « Si tu es Khezr… », tu peux faire en effet ce que fait Khezr. Et c’est
peut-être bien au fond la raison secrète pour laquelle la doctrine d’Ibn Arabi est
tellement redoutée des adeptes de la religion littérale, de la foi historique ennemie
du ta’wîl, du dogme uniformément imposé à tous.
Les couleurs du ta’wîl : Semnânî (77)
Le grand soufi iranien Semnânî (XIV° s) instaure une physiologie subtile dont les
centres sont respectivement typifiés par les « sept prophètes de ton être ». Chacun
a sa couleur propre. Tandis que le centre subtil de l’arcane, le « Jésus de ton être »,
a comme couleur le noir lumineux (aswad nûrânî, la « lumière noire »), le centre
suprême, le « mystère des mystères », le « Mohammad de ton être », a pour
couleur la couleur verte.
Vérité et fidélité (96)
La forme que reçoit chacun est conforme à son « ciel intérieur » ; c’est là le
principe même du théophanisme d’un Ibn Arabi qui pour cette raison ne peut que
conduire chacun individuellement à ce qu’il est respectivement seul e mesure de
voir, et non pas le rallier à quelque dogme collectif préétabli. Talem cum vidi
qualem capere potui [Actes de Pierre : je l’ai vu tel que j’étais capable de le saisir]
La vérité de la vision est en fonction de la fidélité à soi-même.
L’imagination active : Kermânî (101)
La manière dont l’un des plus profonds penseurs du chiisme ismaélien,
Hamîdoddîn Kermanî (XI° siècle) fonde sa psychologie prophétique et sa
noétique, est tout à fait remarquable. Il la rapporte au mouvement même de
l’émanation éternelle dans le Plérôme archangélique, laquelle est un mouvement
ab intra ad extra, mouvement qui caractérise également en propre les opérations
de l’Imagination comme puissance active et indépendante de l’organisme
physique. A l’inverse de la connaissance commune qui s’effectue par pénétration
des impressions sensibles du monde extérieur à l’intérieur de l’âme, c’est une
projection de l’intérieur de l’âme sur le monde extérieur qu’effectue l’inspiration
prophétique. L’Imagination active guide, devance, modèle la perception sensible ;
c’est pourquoi elle transmue les données sensibles en symboles.
[On pourrait dire la même chose de l’entendement, qui devance la perception
sensible en les transmuant en concepts.]
Le Buisson ardent n’est qu’un feu de broussailles, s’il est simplement perçu par les
organes des sens. Pour Que Moïse perçoive le Buisson ardent, entende la Voix qui
l’appelle « du côté droit de la vallée », bref pour qu’il y ait une théophanie, il faut
un organe de perception trans-sensible.
Cette perception théophanique s’accomplit dans le ‘âlam al-mithâl, le mundus
imaginalis, dont l’organe est l’imagination théophanique.
L’enjeu de la répression du montanisme (103)
La Gnose chrétienne nous a transmis des textes recélant l’enseignement secret
dispensé à ses disciples par Jésus après sa résurrection, en son corps de lumière.
L’idée de cette gnose secrète a pour homologue l’idée chiite du sens ésotérique de
l révélation coranique, dont l’Imâm est l’initiateur. Mais le fait qui domine le
christianisme et ressortit à la question posée ici, c’est qu’avec la condamnation du
mouvement montaniste au II° siècle [auquel Tertullien se rallia à la fin de sa vie],
s’est trouvée close désormais, du moins pour et par la grande Eglise, non
seulement toute possibilité d’une révélation prophétique nouvelle dispensée par les
Anges, mais aussi toute initiative d’une herméneutique prophétique. Désormais
l’autorité de la grande Eglise se substitue à l’inspiration prophétique individuelle ;
cette autorité présuppose et légitime à la fois l’existence du magistère dogmatique,
et le fait que le dogme énonce tout ce qu’il y a à dire et tout ce qu’il y a lieu de
dire. Il n’y a plus de place pour les « disciples de Khezr », et l’ésotérisme a perdu
son concept et sa raison d’être.
[…] Toute idée de prophétisme contemplatif présuppose justement l’absence d’un
tel magistère. La vocation investissant le Nabî est la plus personnelle qui soit ; ce
n’est jamais une fonction dévolue par une collectivité ou un magistère, encore
moins exercée par celui-ci ou par celle-là. Les théophanies ne révèlent aucune
proposition dogmatique, pas plus qu’on ne peut concevoir quelque chose comme
un « Concile de prophètes », votant quelqu’une de ces propositions à la majorité.
Le phénomène « orthodoxie » présuppose la fin de l’état prophétique.
L’avènement du dogme met un terme à celui-ci, et avec ce terme il commence à y
avoir du « passé », un sens latitudinal de l’histoire, une « expansion dans
l’histoire ».
Foi et histoire : incarnation et anthropomorphose (105)
Il y a concomitance entre l’avènement de la conscience historique et la formation
de la conscience dogmatique.
[Lorsque l’interprète qui donne accès à la vérité devient lui-même une entité
historique, l’absolu tombe dans l’histoire.]
Le dogme fondamental du christianisme, celui de l’Incarnation, sous la forme
officielle que lui ont donnée les définitions des Conciles, en est le symptôme le
plus caractéristique, parce que l’Incarnation est un fait unique et irréversible ; il
s’inscrit dans la trame des faits matériels ; Dieu en personne s’est incarné à un
moment donné de l’histoire ; cela « se passe » dans la chronologie avec des dates
repérables.
[…] Tout l’ésotérisme en Islam, dans le chiisme et dans le soufisme, connaît une
anthropomorphose divine, une Manifestation divine sous forme humaine,
essentielle à la divinité, mais il s’agit d’une anthropomorphose s’accomplissant
« dans le Ciel », au plan des univers angéliques. L’anthropos céleste n’a pas à
s’incarner sur terre, il s’y manifeste en figures théophaniques qui aimantent les
siens, ceux qui le reconnaissent, vers leur assomption céleste.
Institutionnalisation et orthodoxie littéraliste : Corbin et Bergson (110)
[Nécessité d’une typologie religieuse, qui mette en rapport au sein de courants
religieux différents des appartenances communes ; mais…]
Une fatalité constante pèse sur toute formation spirituelle, la prenant au piège de
l’orthodoxie et du littéralisme dès qu’elle accède au statut d’une formation
officielle.
Le chiisme lui-même qui fut aux origines et pendant des siècles le refuge des
audaces de l’esprit, conservant en Islam l’héritage des Gnoses préexistantes, est
passé à son tour par l’épreuve en devenant religion d’Etat. Il s’est formé avec les
Safavides [1501-1736] en Iran une néo-orthodoxie chiite, dont eurent à souffrir les
philosophes de l’école de Mollâ Sadrâ, les soufis, les théosophes comme les
shaykhis, tous plus authentiquement chiites que les Mollâs qui les tracassaient.
Religion comparée et syncrétisme (113)
Il n’y a pas de syncrétisme à construire ; il y a des isomorphismes à constater.
Le Rabb et le fidèle (115)
C’est le sentiment d’une double dimension de l’être individuel, comportant l’idée
d’une contrepartie céleste et divine, son être « à la seconde personne », qui fonde
l’anthropologie mystique sur laquelle on a commis bien des méprises, parce qu’on
l’a jugée à l’aune de l’anthropologie commune qui situe des individualités réduites
à l’unidimension de leur moi, comme équidistantes d’un Dieu universel en rapport
uniforme avec tous. C’est pourquoi il convient d’attacher une grande importance
aux pages où Ibn Arabi distingue entre Allâh comme Dieu en général, et le Rabb
comme seigneur particulier, personnalisé en une relation individuée et indivise
avec son vassal d’amour. Sur cette relation individuée de part et d’autre, s’édifie
l’éthique mystique et chevaleresque du « fidèle d’amour », au service du Dieu
personnel dont la divinité dépend de l’adoration de son fidèle et qui, dans cette
codépendance, échange avec lui le rôle du Seigneur, parce qu’il est le Premier et le
Dernier. L’inspiration d’Ibn Arabi procède d’un Dieu dont le secret est tristesse,
nostalgie, aspiration à se connaître soi-même dans les êtres qui manifestent son
être, les êtres de son être. Dieu pathétique, parce que c’est dans la passion que son
fidèle d’amour éprouve de lui, dans la théopathie de son fidèle, qu’il se révèle à
soi-même. Et cela dans un chaque fois, un « seul avec le seul », qui diffère tout
autant de l’universel logique que du partage communautaire, parce que la seule
connaissance que le fidèle a de son Seigneur est précisément la connaissance que
ce seigneur personnel a de lui.
Le Soi (115)
Le terme de Soi, tel qu’il sera employé ici, ne réfère ni au Soi impersonnel, au
sentiment de l’acte pur d’exister auquel peut conduire un effort conforme au Yoga,
ni même le Soi tel qu’il est entendu dans le lexique des psychologues. Le mot ne
sera employé ici qu’au sens où l’ont entendu Ibn Arabi et tant d’autres théosophes
soufis, en répétant la sentence fameuse : Celui qui se connaît soi-même connaît
son seigneur. En se connaissant soi-même, connaître son Dieu : en connaissant son
seigneur, se connaître soi-même. Ce Seigneur, ce n’est ni le Soi impersonnel, ni
davantage le Dieu des définitions dogmatiques subsistant en soi, sans relation avec
moi, sans être éprouvé par moi. Il est celui qui se connaît soi-même par moi-
même, c'est-à-dire dans la connaissance même que j’ai de lui, parce qu’elle est la
connaissance qu’il a de moi ; c’est seul avec lui seul, dans cette unité syzygique,
qu’il est possible de dire toi. Et telle est la réciprocité dans laquelle éclôt cette
prière qu’Ibn Arabi nous enseigne à expérimenter simultanément comme prière de
Dieu et prière de l’homme.
Le piège de l’historicisme (117)
La passion de la chose matériellement arrivée va si loin que, se dépassant elle-
même, elle entraîne de nos jours jusqu’à la fiction de « reportages » qui auraient
semblé blasphématoires à un pieux lecteur gnostique des Actes de Jean, sachant,
lui, qu’au soir du vendredi saint, la Voix révéla au disciple attiré dans la grotte le
mystère de la Croix de Lumière. « Car la vraie croix n’est pas cette croix de bois
que tu verras lorsque tu redescendras d’ici. »
[A rapprocher de l’ironie de Kierkegaard face à l’insistance du pasteur proclamant
que les disciples ont « vu »]
Dieu est mort : mais quel dieu ? (117)
Pour que le cri Dieu est mort laissât les êtres en proie à l’abîme, il fallait que
depuis longtemps fût aboli le mystère de la Croix de Lumière. Ni l’indignation
pieuse ni la joie cynique n’y peuvent rien changer. Il n’est qu’une seule réponse,
celle-là même que Sophia, émergeant de la nuit, murmurait à l’oreille du pèlerin
pensif circumambulant autour de la Ka’ba : Serais-tu toi-même déjà mort ? Le
secret, auquel initient Ibn Arabi et les siens, achemine ceux que le cri a ébranlés
jusqu’au fond de leur être à reconnaître quel Dieu est mort, et qui sont les morts.
Le reconnaître, c’est comprendre le secret du tombeau vide. Mais il faut que
l’Ange ait descellé la pierre, et il faut avoir le courage de regarder jusqu’au fond
du tombeau pour savoir qu’il est bien vide, et que c’est ailleurs qu’il faut, Lui, Le
chercher. Le suprême malheur pour le sanctuaire est de devenir le tombeau scellé
devant lequel on monte la garde, et on ne le fait que parce qu’il y a là un cadavre.
C’est pourquoi le suprême courage est de proclamer qu’il est vide, courage des
renonciateurs aux évidences de raison et d’autorité, parce que la seule preuve
qu’ils détiennent est un secret de l’amour qui a vu.
Amour humain, amour divin : Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (121)
Nous ne faisons que nous conformer aux indications que nous donne le grand
mystique iranien Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (XII°s), dans son beau livre en persan
intitulé Le jasmin des Fidèles d’amour. Il distingue entre les pieux ascètes ou
soufis qui n’ont jamais rencontré sur leur voie l’expérience de l’amour humain, et
les Fidèles d’amour pour qui l’expérience d’un culte d’amour voué à un être de
beauté est l’initiation nécessaire à l’amour divin et en reste inséparable. Notons en
effet que cette initiation ne signifie pas qu’il y ait ensuite quelque chose comme
une conversion monastique à l’amour divin ; il s’agit d’une modalité propre qui
transfigure l’eros comme tel, l’amour humain pour une créature humaine.
[A distinguer, donc, de l’éros platonicien ?]
La prière de l’héliotrope (125)
Dans un traité sur « l’art hiératique des Grecs », Proclus écrit ceci : « Quelle autre
raison peut-on donner du fait que l’héliotrope suit par son mouvement le
mouvement du soleil, et le sélénotrope le mouvement de la Lune, faisant cortège
dans la mesure de leur pouvoir, aux flambeaux du monde ? Car, en vérité, toute
chose prie selon le rang qu’elle occupe dans la nature, et chante la louange du chef
de la série divine à laquelle elle appartient, louange spirituelle, ou louange
rationnelle ou physique ou sensible ; car l’héliotrope se meut selon qu’il est libre
de son mouvement, et dans le tour qu’il fait, si l’on pouvait entendre le son de l’air
battu par son mouvement, on se rendrait compte que c’est un hymne à son roi, tel
qu’une plante peut le chanter. »
« La sympathie attire comme le semblable agit sur le semblable… la similitude
crée un lien capable d’enchaîner les êtres l’un à l’autre. L’art hiératique se sert de
la filiation qui unit les êtres d’ici-bas à ceux d’en haut, pour obtenir que les dieux
descendent vers nous et nous illuminent, ou plutôt que nous nous rapprochions
d’eux de façon à les découvrir dans des théopties et des théophanies capables
d’unir notre pensée à la leur dans les hymnes silencieux de la méditation. »
[Commentaire de Ficin ?]
Action et passion dans la prière de l’héliotrope (126)
Perçu comme phénomènbe de sympathie, ce tropisme est chez la plante à la fois
action et passion : son action (c'est-à-dire son tropos, sa « conversion ») est perçue
comme étant l’action (c'est-à-dire l’attraction) de l’Ange ou Prince céleste dont
elle porte par là même le nom. Son héliotropisme (sa « conversion » vers son
Prince céleste) est donc en fait une héliopathie (la passion qu’elle en subit). Et
c’est cette passion, ce pathos qui se dévoile dans une prière, laquelle est l’acte de
cette passion par laquelle l’Ange invisible l’attire vers lui.
La sympathie de l’homme : saisir les choses comme symboles (127)
D’autre part, puisque la sympathie est également ici condition et mode de
perception, il faut aussi parler de la fonction noétique ou cognitive de la sympathie
chez un homme comme Proclus. Comme telle, elle ouvre une dimension nouvelle
desêtres la dimension de leur invisible. Il faut alors parler ici d’un pathos éprouvé
en commun avec la fleur, nécessaire pour percevoir la propre sympathie qui
l’émeut, et qui, en la percevant, investit la fleur d’une fonction hiérophanique.
Alors, avec cette notion de tropos qui dans l’héliotrope est une héliopathie, (en
tant que sympathie avec son Ange), et d’autre part avec l’idée que la perception en
présuppose chez l’observateur une sympathie accordée à celle de la fleur, une
sympathie qui en ouvre au regard la dimension hiérophanique (le mouvement de la
fleur étant perçu par lui comme une prière dont l’élan retombe dans un au-delà
qu’elle lui montre d’un geste qui parle sans le secours du langage), avec tout cela
nous disposons des éléments essentiels pour orienter notre recherche.
[…] S’il existe, et s’il faut une donnée expérimentale qui permette de parler d’un
pathos divin, d’une passion divine par et pour l’homme (une « anthropopathie »
divine), motivant la conversion de l’être divin vers l’homme (son
« anthropotropisme »), la seule donnée d’expérience ne peut être qu’un état
correspondant chez l’homme, un état qui est complémentaire et dans lequel se
révèle le pathos divin. Cet état, cette réponse de l’homme dépend donc de la
mesure dans laquelle l’homme « se rend capable de Dieu », car c’est cette capacité
qui définit et mesure la sympathie en tant que médiatrice nécessaire de toute
expérience religieuse. […] Il faut une divination, comme chez Proclus « écoutant »
prier la fleur, pour en percevoir le sens, et cette divination est en propre le
sentiment des virtualités non accomplies. Si l’on parle avec Max Scheler de la
fonction cognitive de la sympathie, c’est en effet comme d’une divination
dépassant le réel donné, parce qu’elle est le sens des existences virtuelles.
La différenciation des voies de la récollection (129)
« Chaque être connaît le mode de prière et de glorification qui lui est propre. »
(verset coranique, 24/41)
Théologie négative et dualité (132)
Les prémisses de la théologie négative sont si loin d’exclure de par ells-mêmes
toute situation dialogique, qu’elles importent au contraire pour en fonder
l’authenticité. Ainsi en va-t-il pour la Gnose en Islam, dont les prémisses ont maint
trait en commun avec celles de la Gnose en général, celles qui sont aussi les plus
irittantes pour toute dogmatique en souci de définir rationnellement. La structure
est constante : « il y a « Ce qui origine » ; au-delà de l’être « qui est », le « Dieu
qui n’est pas », c'est-à-dire le Theos agnostos, le Dieu inconnaissable et
imprédicable ; et il y a le Dieu révélé, son Nous qui pense et quii œuvre, qui
supporte les attributs divins et est capable de relation. Or ce n’est pas en cherchant
un compromis au profit de l’une ou l’autre notion, mais en maintenant fermement
la simultanéité de la vision, que l’on en arrive à parer d’un Dieu pathétique,
comme une progression interne effectuant expérimentalement le passage de
l’Abîme et du Silence suressentiels, à des Figures et des énoncés positivement
fondés.
Pour la théosophie ismaélienne, la divinité suprême ne peut ni être connue, ni
même être nommée comme « Dieu » ; Al-Lâh est un Nom qui en fait est donné à
l’Originé primordial, à l’Archange Très-Proche et sacrosaint, au Prôtoktistos ou
Archange-Logos. Ce Nom en exprime alors la tristesse, la nostalgie aspirant
éternellement à connaître le Principe qui lui donne éternellement origine :
nostalgie du Dieu révélé, c'est-à-dire révélé pour l’homme, aspirant à se retrouver
soi-même par delà son être révélé. Mystère intradivin inscrutable : seule une
référence allusive nous est possible. Cependant cette aspiration de l’Ange, étant
celle du Dieu révélé aspirant à connaître le Dieu qu’il révèle, notre méditation peut
la percevoir (puisque aussi bien cette révélation n’est jamais que pour nous et par
nous) comme étant dans sa première et suprême créature, la forme même par
laquelle et en laquelle se révèle la tristesse du Theos agnostos aspirant à être connu
par elle et en elle. Le mystère intradivin n’en reste pas moins inviolé ; nous n’en
pouvons savoir que ce qu’il révèle de lui-même en nous-mêmes.
J’ai aimé à me connaître (133)
Au point de départ, remémorons-nous le hadith inlassablement médité par tous nos
mystiques en islam, celui où la divinité révèle le secret de sa passion : « J’étais un
Trésor caché et j’ai aimé à être connu. Alors j’ai créé les créatures afin d’être
connu par elles. » Avec plus de fidélité encore envers la pensée d’Ibn Arabi,
traduisons : « afin de devenir en elles l’objet de ma connaissance. » C’est cette
passion divine, ce désir de se révéler et de se connaître soi-même dans les êtres en
étant connu par eux, qui est le ressort de toute une dramaturgie divine, d’une
cosmogonie éternelle. Cette cosmogonie n’est ni une Emanation au sens
néoplatonicien du mot, ni moins encore une création ex nihilo. C’est bien plutôt
une séquence de manifestations de l’être, par intensification d’une lumière
croissante, à l’intérieur du Dieu primitivement indifférencié, en propre une
succession de tajalliyât, de théophanies.
Les trois degrés des théophanies (303)
Il convient de distinguer un triple degré des théophanies. La première est une
théophanie dont il n’est possible de parler que par allusion ; c’est l’épiphanie de
l’Essence divine à soi-même, commemonade absolue en sa solitude. Dans le
mystère de son unitude (ahadîya) non différenciée, aucune description ni
qualification ne peut l’tteindre, puisqu’elle est l’être absolu pur et simple, et que
tout ce qui est autre que l’être est non-être pur et simple ; ce degré est aussi appelé
le degré de la Nuée (Kâshânî).
La seconde théophanie (tajallî thânî), c’est plus exactement l’ensemble des
théophanies dans lesquelles et par lesquelles l’Essence divine se révèle à elle-
même sous les formes des Nopms divins (asmâ’ ilâhîya), c'est-à-dire dans les
formes desêtres quant à leur existence dans le secret du mystère absolu (fî bâtin
al-ghayb al-motlaq).
La troisième est la théophanie dans les formes des individus concrets (tajallî
shohûdî), donnant existence concrète et manifestée aux Noms divins.
Les Noms divins (134)
De toute éternité existent en l’Essence divine les Noms qui sont cette essence
même, parce que les attributs qu’ils désignent, sans être identiques à l’Essence
divine comme telle, n’en sont pourtant pas différents ; ces Noms sont désignés
comme des Seigneurs (Arbâb), qui sans doute ne peuvent être rigoureusement
définis comme des hypostases, mais qui en ont souvent toute l’apparence.
Expérimentalement, nous ne les connaissons que par notre connaissance de nous-
mêmes (c’est la maxime fondamentale). Dieu se décrit lui-même à nous-mêmes [à
lui-même] par nous-mêmes. Ce qui veut dire que les Noms divins sont
essentiellement relatifs à des êtres qui les nomment, tels que ces êtres les
découvrent et les éprouvent dans leur propre mode d’être.
C’est pourquoi ces Noms sont aussi désignés comme des Présences (hadarât),
c'est-à-dire comme les états dans lesquels la divinité se révèle à son fidèle sous la
forme de tel ou tel de ses Noms infinis. Les Noms divins n’ont donc de sens et de
réalité plénière que par et pour des êtres qui en sont les formes épiphaniques
(mazâhir), c'est-à-dire les formes en qui ils sont manifestés. [Ce qui les différencie
d’hypostases procédant par émanation]
De toute éternité également, ces Formes, supports des Noms divins, ont existé en
l’Essence divine : ce sont nos propres existences latentes, nos propres
individualités existant à l’état de conditions éternelles et archétypitiques dans
l’Essence divine (A’yân thâbita). Et ce sont ces individualités latentes qui de toute
éternité aspirent à l’être concret en acte. Leur aspiration n’est elle-même rien
d’autre que la Nostalgie des Noms divins aspirant à être révélés. Et cette Nostalgie
des Noms divins n’est rien d’autre que la Tristesse du Dieu non révélé
s’angoissant dans son inconnaissance, dans son occultation.
Le Soupir de Compatissance (134)
C’est alors cette tristesse qui appelle depuis les profondeurs inscrutables de la
Déité, un « Soupir de Compassion », je voudrais dire avec plus de force un
« Soupir de Compatissance » (Nafas Rahmânî). Ce Soupir marque la détente de la
Tristesse divine compatissant avec l’angoisse et la tristesse de ses Noms demeurés
inconnus, et le Souffle en exhale, en suscite à l’être en acte, dans cette détente
même, la multitude des existences individuelles concrètes par lesquelles et pour
lesquelles ces Noms divins sont enfin manifestés en acte. Chaque existant est ainsi
dans son être caché un Souffle de la Compatissance divine existentiatrice, et le
Nom divin « Al-Lâh » est mis en équivalence pure et simple avec « al-Rahmân »,
le Compatissant.
C’est donc à partir du Theos agnostos de la théologie négative que la gnose
mystique s’ouvre ici la voie du Dieu pathétique, et c’est ce qui nous importe.
D’une part, le Soupir de Compatissance divine exprime ici le pathos divin, délivre
les Noms divins, c'est-à-dire émancipe les êtres de cette virtualité où ils étaient
retenus, s’angoissant de l’énergie existentiatrice latente en eux, et d’autre part eux-
mêmes réciproquement délivrent le Dieu dont ils sont les Noms, de sa solitude
d’inconnaissance.
Ce Souffle de Compatissance comme phénomène de l’Amour primordial est à la
fois puissance active, créatrice et émancipatrice des êtres, et potentia passiva,
c'est-à-dire qu’il est la substance même, la « matière immatérielle » dont sont
constitués les êtres en leur totalité, depuis les Esprits angéliques jusqu’aux êtres de
la Nature supra-élémentaire et ceux de la Nature sublunaire.
Cette double dimension se retrouve à tous les degrés de l’être, de même que les
Noms divins sont à la fois actifs comme déterminant l’attribut qu’ils investissent
dans leur forme concrète à laquelle ils aspirent, et passifs en tant que déterminés
dans et par cette forme qui les manifeste selon l’exigence de sa condition éternelle.
Note (304) : On touche ici à une conception centrale de la métaphysique d’Ibn
Arabi. De même que le souffle exhalé par l’homme subit l’action informatrice des
syllabes et des mors articulés, de même le Souffle du Compatissant (Nafas al-
Rahmân), en exhalant ces Paroles ou Verbes (Kalimât) que sont les êtres, subit
aussi la forme qu’exige leur essence prééternelle. Ce qui les façonne (actif) est
également ce qui est façonné (passif) en eux. « Dieu s’est décrit lui-même par le
Spupir compassionné. Or tout ce qui est qualifié par une qualité comporte
nécessairement tout ce qu’entraîne cette qualité… C’est pourquoi le Soupir divin a
reçu toutes les formes du monde. Il est pour elles comme la substance immatérielle
(jawhar hayûlânî) ; ce n’est rien d’autre que la Nature même (Fosûs I, 143-144).
« Que celui qui veut connaître le Soupir divin, connaisse donc le monde, car
quiconque se connaît soi-même, connaît son Seigneur qui se manifeste en lui. » (I,
p. 145)
Le comprendre comme sympathie (135)
C’est cette structure qui également pose et réalise les conditions d’un Comprendre
qui soit non pas une inspection théorique, mais une passion vécue et partagée avec
l’objet compris, une com-passion, une sympathie.
[Cf. Kierkegaard : aimer, c’est comprendre ; in Gusdorf]
Car les Noms divins ne sont pas des attributs conférés par l’intellect théorique à
l’Essence divine en soi ; ce sont essentiellement les vestiges de leur action en
nous, action par laquelle ils réalisent leur être par notre être, et qui en nous revêt
alors l’aspect de ce qu’il convient d’appeler selon la vieille terminologie
médiévale : leur significatio passiva. Autrement dit, nous ne les découvrons que
tels qu’ils se passent et sont faits en nous, selon ce qu’ils font de nous, tels qu’ils
sont notre passion. Nous disions tout à l’heure : Dieu se décrit à nous-mêmes par
nous-mêmes.
Différenciation des Noms, unité de la référence (308)
Tout en embrassant la totalité des Noms, la Compassion diffère par rapport à
chacun des Noms divins multiples, lesquels sont les attributs dont sont qualifiés
les existants, les Ideae (ma’âni) qui s’épiphanisent en eux. Le sens que prend la
Manifestation (zohûr) de la Compatissance dans les formes des Noms divins, c’est
l’épiphanie même de ces Noms dans les formes des êtres , proportionnellement à
l’aptitude et à la réceptivité de ces formes, chaque Nom divin étant une forme
épiphanique de l’être total, c'est-à-dire de la Compassion divine universelle. De
même que chaque Nom réfère à une essence distincte, de même chaque Nom divin
est une essence distincte en soi des essences des autres Noms et réfère à un statut
différent, bien que tous aient également une référence unique : l’Essence divine
nommée par eux.
C’est ce que signifiait Abû’l-Qâsim ibn Qasyî al-Andalûsî en disant que chaque
Nom divin pris à part est nommé avec la totalité des Noms ; c’est en ce sens que
nous-même ici net ailleurs employons le terme de kathénothéisme.
La prière (136)
« Ceux à qui Dieu reste voilé, dit Ibn Arabi, prient le Dieu qui dans leur croyance
est leur Seigneur, d’avoir compassion d’eux. Mais les théosophes mystiques (Ahl
al-Kashf) demandent que la Compassion divine se réalise (advienne, existe) par
eux. » Ce qui veut dire : la prière du gnostique ne tend pas à provoquer une
innovation dans un être extérieur à lui-même, qui, alors et ensuite, le prendrait en
compassion. Non, cette prière tend à actualiser cet Être divin tel qu’il aspire à être
par et pour celui qui prie, et qui, dans sa prière même, est l’organe de sa passion.
La prière du gnostique veut dire : Fais de nous, puissions-nous être, nous, des
Compatissants, c'est-à-dire « deviens par nous ce qu’éternellement ton Désir a été
d’être. » Car le mystique a pris conscience que la substance même de son être est
un souffle de cette Compatissance infinie ; il est lui-même la forme épiphanique
d’un Nom divin. C’est pourquoi sa prière consiste non pas dans une demande
(cette prière-là, les soufis l’ont toujours eue en horreur) mais dans son mode d’être
même (comme la prière de l’héliotrope se tournant vers son Seigneur céleste). Elle
vaut comme explicitant le degré d’aptitude spirituelle qu’il a atteint, c'est-à-dire la
mesure dans laquelle il s’est rendu « capable de Dieu ». Or cette mesure elle-
même est déterminée par sa propre condition éternelle, son individualité-
archétype. « Tel tu fus dans la prééternité, c'est-à-dire dans ta virtualité éternelle,
tel tu fus manifesté dans ta condition actuelle. Tout ce qui est dans l’être manifesté
est la forme de ce qui fut dans son état de virtualité éternelle. »
N’y voyons pas la source d’un déterminisme causal de conception courante ; il
faudrait plutôt concevoir quelque chose comme une « harmonie préétablie » au
sens de Leibniz.
[Dans ce cas il faudrait éviter le vocable de la détermination, et les connotations
temporelles de la pré-éternité. Mais si le mal dans le monde, ou du moins son
imperfection, n’est plus explicabll par la soumission de l’Entendement divin à un
principe de compossibilité — ce qui semble faire basculer la rationalité divine
dans celle de l’entendement — comment expliquer les imperfections de la
Création ?]
Note (308) : La prière authentique énonce les virtualités d’être du sujet qui prie,
c'est-à-dire ce qu’exige la nature même de son être ; autrement dit encore, elle a
pour sens que par lui se réalise, qu’en lui s’investisse le Nom divin dont il a à être
la forme. Prendre conscience de cette virtualité, c’est faire que celle-ci devienne
elle-même prière. Le cas limite est celui où le mystique obtient la connaissance de
sa propre « individualité éternelle » avec la succession infinie de ses états ; il se
connaît alors tel que Dieu le connaît, ou plutôt sa connaissance de soi s’identifie à
celle que Dieu a de lui [une connaissance de soi sub specie aeternatis ?].
Le Dieu des croyances (137)
L’expression « Dieu créé dans les croyances » revient plus d’une fois sous la
plume d’Ibn Arabi. En un sens (péjoratif) elle désigne ce Dieu que crée l’homme
qui reste voilé à Dieu, et à qui réciproquement Dieu reste voilé, et qui érige avec
d’autant plus d’exclusive intransigeance le Dieu de sa croyance, en Dieu unique et
absolu. Cependant, il faut bien se demander : ce « Dieu créé dans les croyances »,
n’est-il pas une conséquence de la virtualité éternelle de l’être qui le crée ainsi ?
N’est-il pas au moins l’ébauche d’une théophanie ? Et la Compassion divine en
embrassant l’infinité des Noms divins, n’embrasse-t-elle pas aussi les virtualités
des êtres qui leur furent donnés comme formes de leur manifestation ? Certes, il
faut aller jusqu’au bout des conséquences. Ibn Arabi le déclare : « La compassion
divine embrasse aussi le Dieu créé dans les croyances. »
Devenir soi-même un Compatissant, c’est être soi-même à l’image du
Compatissant éprouvant une tristesse infinie pour les virtualités non écloses ; c’est
embrasser dans une sympathie religieuse totale les théophanies de ces Noms
divins dans toutes les croyances. Mais justement cette sympathie, c’est ne point
consentir à leurs limites ; c’est en s’ouvrant soi-même à elles, les ouvrir elles-
mêmes à l’expansion qu’en exige la sympathie divine primordiale ; c’est en porter
l’éclat théophanique au maximum ; c’est les « émanciper » de la virtualité et de
l’ignorance qui les tiennent encore écloses dans leur limitation et en leur
intransigeance. C’est parce qu’elle les prend ainsi en charge que la sympathie
religieuse permet d’échapper à l’impasse, c'est-à-dire au péché d’idolâtrie
métaphysique.
Il y a bien des formes au refus des Noms divins [mais ce refus n’est-il pas encore
lui-même l’expression d’un Nom divin ? Y aurait-il alors des « Nons » divins ?] :
depuis l’athéisme pur et simple jusqu’au fanatisme avec toutes ses variantes. [Mais
dans ce cas, comment justifier — car il doit être justifié — la présence de
l’athéisme sans faire de Dieu un expérimentateur à la Nietzsche, qui tente toutes
les perspectives possibles ? Les Noms divins épuisent-ils tous les points de vue sur
la divinité ? ] Toutes proviennent de la même ignorance de l’infinie Tristesse
divine aspirant à trouver pour ses Noms inconnus un serviteur compassionné [mais
comment pourrait-elle ne pas les trouver si tout ce qui existe est existencié par le
souffle compatissant ? Quel est le statut ontologique des êtres qui ne sont pas
l’instanciation épiphanique de la divinité ?]
L’apprentissage du gnostique, c’est de savoir pratiquer la fidélité à son seigneur
propre, c'est-à-dire au Nom divin dont il est investi en son être essentiel, mais en
même temps d’entendre le précepte d’Ibn Arabi : « Sois donc en ton âme comme
une matière pour toutes les formes de croyances. »
Sur qui agrée comme sur qui refuse, pèse la même instance : le Dieu en fonction
duquel tu vis, est celui pour lequel tu témoignes, et ton témoignage est aussi le
jugement que tu prononces toi-même sur toi. [Mais alors si le jugement est négatif,
comment éviter de reconduire cette prédication en Dieu lui-même ?]
Note : Fosûs II, p. 128, référence au hadith : « Au jour de la Résurrection, Dieu
s’épiphanisera aux créatures sus une forme qu’elles auront niée ; alors il leur dira :
Je suis vitre Seigneur. Mais elles diront : Nous prenons refuge en Dieu contre toi !
Alors il se montrera à elles sous la forme correspondant à leur croyance respective
et elles l’adoreront. » Que tout serviteur adore Dieu sous la forme de sa croyance
propre, c’est la loi de sa propre théophanie (sinon, comment l’imagination active
donnerait-elle jamais la vision intérieure déterminée et concrète de l’Aimé ?) Mais
qu’il le nie sous la forme des autres croyances (jette sur celles-ci l’anathème, le
takfir) c’est là le Voile.
[Mais comment pourrait-il en être autrement s’il en va de la morale ?]
Le goût et l’intuition mystiques perçoivent que Dieu est manifesté dans les formes
de toutes les croyances, et que ces limitations sont nécessaires, car la connaissance
totale n’est jamais en acte. Mais c’est en étant le serviteur de son Nom divin en
propre que le mystique est en dévotion sympathique avec tous les Noms.
[Mais alors comment ne pas échouer dans un perspectivisme qui dissout tout
absolu, ou qui le rejette dans un espace au sein duquel la différenciation Bien /
Mal n’a plus lieu ? C’est le problème que rencontre Jung pour l’inconscient
collectif (mais cela ne pose pas « problème » en ce qui concerne l’inconscient
collectif ; c’est aussi celui de Nietzsche, même s’il n’y a pas équi-valence des
perspectives. Mais peut-on placer sur un même plan la Vie nietzschéenne et le
Souffle d’Ibn Arabi ?
Toute apocatastase pose le problème d’une théodicée.]
« Dieu » désigne le Dieu tel qu’il est représenté par une croyance (Dieu n’est pas
saisissable en dehors de ses interprétations) (143)
Ibn Arabi dira : « Dieu est une désignation pour celui qui comprend l’allusion. »
(Fosûs).
Note : « C'est-à-dire un mot que chaque homme comprend selon son aptitude, sa
connaissance de soi et du monde qui l’entoure, ou bien c’est un symbole pour la
forme de sa croyance personnelle. En ce sens Dieu est une expression (‘ihâra)
pour le Dieu créé dans la croyance, non pas Dieu tel qu’il est en soi. »
Tout serviteur professe une croyance propre en son Seigneur auquel il demande
assistance, selon la connaissance qu’il a de soi-même. Ainsi diffèrent les croyances
dans les Seigneurs, de même que diffèrent les Seigneurs, bien que toutes les
croyances soient des formes d’une croyance unique, de même que tous les
Seigneurs sont des formes dans le miroir du Seigneur des Seigneurs.
D’où encore, si le lâhût est en chaque créature et la gouverne, comme dimension
divine proportionnée à la dimension de cette créature, il ne s’ensuit pas que le
Divin s’abaisse avec docilité identiquement en tout être déterminé. Il n’est pas
limité à la manière dont il s’épiphanise pour toi et se rend adéquat à ta dimension.
C’est pourquoi les autres créatures n’ont aucune obligation d’obéir à ce Dieu qui
demande ton adoration, parce que les théophanies correspondent pour elles à
d’autres formes.
Le contexte de la pensée est ici que Dieu en soi transcende (monazzah) toute
forme intelligible, imaginable ou sensible, tandis que considéré dans ses Noms et
Attributs, c'est-à-dire ses théophanies, il est au contraire par définition inséparable
de ces formes, c'est-à-dire d’une certaine figure, d’un situs dans le lieu et le temps.
C’est cela qui serait le tasbîh légitime au sens d’Ibn Arabi, sens d’où dérive alors
pour les concepts de tasbîh et de tanzîh une acception quelque peu différente de
celle où les entendent les théologiens et philosophes de l’islam en général. Tanzih
pour Ibn Arabi est l’indétermination pure (itlâq), tasbîh est la délimitation
nécessaire par ces formes selon lesquelles chacun, dans la mesure où il s’est rendu
« capable de Dieu » se représente Dieu.
Le sujet qui se montre et le sujet qui montre : le cas du Prophète (138)
Ce que la prière agit, c'est-à-dire met en acte, c’est la réponse, la passion active
dans l’une des deux composantes de l’être total de celui qui prie, à savoir la
dimension de son être manifesté. Quant à ce qui agit [dans] cette prière, c’est son
être invisible (bâtin), c'est-à-dire sa dimension en au-delà, la contrepartie céleste
de son être qui est on individualité éternelle, donc en son essence le souffle même
de cette Compatissance divine qui appela en elle, à l’être en acte, un des Noms
divins.
Telles sont en effet les deux existences constitutives de l’existence totale d’un être,
celles qu’Ibn Arabi désigne encore comme lâhût et nâsût, nature ou condition
divine et condition humaine ou créaturelle. C’est ce qu’on oublie trop facilement
lorsqu’on se hâte de parler de monisme existentiel à propos d’Ibn Arabi, comme si
lahût et nâsût étaient deux vêtements à revêtir à tour de rôle et au choix par le
mystique.
Pour aller au fond des choses ici (et l’enjeu du problème est d’une gravité décisive
pour toute une spiritualité), il nous faut entrevoir ceci : si l’expérience du Prophète
a été méditée et revécue comme prototype de l’expérience mystique, c’est en
raison de l’exemplarité de la conjonction de lahût et nâsût en sa personne. Or cette
conjonction est pensée non point du tout comme une union hypostatique des deux
natures (à la façon de la Christologie des Conciles), mais comme une union
théophanique, c'est-à-dire celle d’un Nom divin et de la forme sensible,
l’apparence en laquelle ce Nom transparaît.
[Intérêt de Baqr al-Sadr : ambivalence du chiisme. D’un côté, sécularisation du
Verbe dans la construction d’une économie islamique, d’une islamisation de la
réalité au lieu d’une perspective islamique sur le réel qui en elle révèle la présence
de Dieu, accède à sa manifestation. Mais d’un autre côté, désir de garder la tension
entre l’énoncé littéral de la Loi et son interprétation, primat du sens sur la Lettre,
et caractère inépuisable (et incertain, ou plus encore pluriel) de l’herméneutique.
Le Prophète comme beau modèle. Mais l’aboutissement de l’esprit peut-il être une
action technique sur le monde, ou ne peut-il être que prière devant le monde ?]
Causalités horizontale et verticale (138)
L’idée fondamentale est celle-ci : c’est que jamais les états visibles, apparents,
extérieurs, les phénomènes, ne peuvent être causes pour d’autres phénomènes. Ce
qui agit, c’est l’invisible, l’immatériel.
[Point de convergence entre création perpétuelle chez Descartes et création
récurrente chez Ibn Arabi ?]
Note (309) : jamais les zawâhir (les choses manifestées) ne peuvent être causes
pour d’autres zawâhir ; il faut une cause immatérielle (ghayr maddîya). A
comparer avec Soravardi : ce qui est soi-même ténèbre pure ne saurait être cause
d’autre chose.
[Ce qui est logique si l’on ne veut pas substantifier, autonomiser la « création » ;
c’était déjà ce qui conduisait à la création perpétuelle chez Descartes.]
Théophanie et symbole jungien (à propos de lâhût et nâsût) (310)
Le lâhût peut également être assimilé à Gabriel l’Ange [à condition de le
concevoir comme « Gabriel de ton être »] comme Esprit Saint. Mais quand Ibn
Arabi déclare que lorsqu’un mystique visionnaire contemple une Forme qui
projette en lui les connaissances qu’il n’avait pas auparavant, « c’est à l’arbre de
son âme (nafs, Soi) qu’il cueille un fruit de la connaissance », il importe de ne
point s’égarer en l’interprétant comme une identité qui abolirait purement et
simplement les dimensions de lâhût et de nâsût. L’identité repose sur cette totalité
duelle. Toute l’expérience de « l’Ange » ici est en cause, aussi bien lorsque Ibn
Arabi compare sa propre expérience avec celle du Prophète vivant familièrement
la présence de l’Ange Gabriel, que lorsqu’il compare celle-ci à l’évocation
mentale de l’Aimé par l’Amant et leur dialogue réel.
Ici les recherches de la psychologie analytique peuvent nous préserver de fausses
exigences tendant à conclure au leurre et à l’illusion. L’archétype n’est visible que
par un de ses symboles ; celui-ci n’est pas arbitraire ; chacun de nous l’apporte
avec son propre être ; il est à son usage personnel comme loi et fait a priori
[partie] de son être (son ‘ayn thâbita). Chacun apporte avec lui l’Image de son
propre Seigneur, et c’est pourquoi il se reconnaît en lui ; il ne peut connaître Dieu
que par ce seigneur, ce Nom divin qu’il sert en propre. C’est là simplement
constater l’impression de l’archétype dans un être ; interroger sur la cause, c’est
vouloir passer du symbole vivant à la cristallisation dogmatique. La forme de
l’Ange, « l’arbre de son âme auquel il cueille le fruit de la connaissance », est ce
Soi (nafs), sa transconscience, sa contrepartie divine ou céleste, dont son moi
conscient n’est qu’une partie émergeant dans le monde visible. Le lâhût, le Nom
divin, crée mon être, et réciproquement mon être le pose dans l’acte où lui-même
me pose ; c’est cela notre passion commune et réciproque, notre compassion, et
c’est elle seule que je puis saisir comme ma détermination éternelle.
Vouloir en savoir plus, remonter de ce vestige individualisé à la cause, c’est
demander l’impossible ; ce serait vouloir connaître les relations spécifiques des
individualités-archétypes éternelles avec l’Essence divine.
[On peut se demander si, chez Jung, le symbole désigne un archétype, ou plus
encore si l’archétype désigne quelque chose qui « existerait » indépendamment de
lui « dans » l’inconscient collectif. Il semble que non. L’archétype n’a pas de
réalité « en soi » en dehors du symbole qui le manifeste, il n’y a pas de
« contenu » de cette « image » qu’est l’archétype. Ou alors cette relation, et le
statut ontologique de ce « contenu » sont indécidables.
C’est probablement ce qui différencie radicalement Jung de Freud. Freud reste
piégé par un idéal expérimental qui maintient la dissociation du sujet et de l’objet,
du discours et de l’objet du discours. Il y a un réel que le discours « découvre »,
« retrouve », etc. C’est déjà ce que détruit Viederman.]
Abolir le manifestant, c’est abolir le manifesté : le « Toi » (140)
Un propos de Sahl Tostarî rapporté par Ibn Arabi : « La suzeraineté divine a un
secret, et c’est toi — ce toi qui est l’être à qui l’on parle ; si ce toi venait à
disparaître, cette suzeraineté serait également abolie. » Nous trouvons dans un
pareil propos une référence implicite au phénomène d’Amour primordial évoqué
dans le hadith : « J’étais un Trésor caché, j’ai aimé à être connu », — puisque son
être-connu dépend de toi (ce qui veut dire que lorsqu’il est connu par toi, il se
connaît en toi) — et nous trouvons par là même l’énoncé d’une situation
dialogique essentielle, qu’aucune imputation de monisme ne peut altérer.
[…] « La divinité recherche (désire, aspire à) un être dont elle soit le seigneur (le
marbûb) ; sinon, l’une et l’autre sont privées de réalité aussi bien virtuelle
qu’actuelle. »
[…] Il y a par exemple, entre beaucoup d’autres, ce vers d’un poème d’Ibn Arabi :
« en le connaissant, je lui donne l’être ».
[Idem note 52, p. 314 : « C’est à cette fin qu’il m’existencie : qu’en le connaissant,
alors je lui donne l’être. »]
[p. 148] « S’il nous a donné la vie et l’existence par son être, je lui donne aussi la
vie, moi, en le connaissant dans mon cœur. »
« Donner la vie à Dieu dans son cœur, c’est y faire exister pour lui une forme
d’entre les formes des croyances. »
 cf. Angelus Silesius : « Dieu ne vit pas sans moi, je sais que sans moi Dieu ne
peut vivre un clin d’œil. Si je deviens néant, il faut qu’il rende l’âme. » ; « je l’aide
à maintenuir son être, et lui le lien. » ; « Toi et moi, rien de plus ; si nous ne
sommes deux, Dieu ne sera plus Dieu, le Ciel s’écroulera. » ; « Dieu est vraiment
néant, et s’il est quelque chose, Il ne l’est qu’en moi seul, quand Il m’élit pour
Lui » ; Sixain de Czepko : « Dieu n’est pas Diu pour soi, il est ce qu’il est ; seule
la créature l’a élu Dieu. »
Note : « Ainsi son but se réalise en moi. Glorification et adoration alternent entre
Dieu (Haqq) et la créature (khalq). Dieu glorifie la créature et l’adore en répandant
l’être sur elle ; la créature glorifie Dieu et l’adore en manifestant ses perfections. »
Dieu se montre dans la forme aimée par celui auquel il se montre (143)
Le vers revient à dire : Je connais Dieu en proportion des Noms et attributs divins
qui s’épiphanisent à moi et par moi dans les formes des êtres, car Dieu
s’épiphanise à chacun de nous dans la forme de ce qu’il aime ; la forme de ton
amour est la forme même de la foi que tu professes.
Note : le Seigneur s’épiphanise pour son serf d’amour dans l’objet même de sa
Quête (son matlûb), afin qu’il le reconnaisse et l’agrée, puisque sous une autre
forme, étrangère au souci qui s’accorde à l’objet de sa quête, il ne le reconnaîtrait
pas. C’est ainsi que Moïse, cherchant le feu, Dieu lui apparut sous la forme du feu,
le Buisson ardent, parce que le feu est le symbole sensible de la domination de
l’Aimé (qahr) et de l’amour de l’amant (mahabba).
Le secret de a suzeraineté et le secret du secret (143)
Lorsqu’il est parlé du « Dieu créé », il faut demander : qui est en réalité le sujet
actif qui crée ? Il et vrai de dire, certes, que sans le Divin qui est la cause de notre
être, et sans nous qui sommes la caus de sa Manifestation, l’ordre des choses ne
serait pas ce qu’il est, et Dieu ne serait ni Dieu ni le Seigneur. Mais d’autre part, si
c’est toi, le vassal de ce Seigneur, qui détient le « secret de la suzeraineté » parce
qu’elle se réalise par toi, cependant du fait que ton action qui le pose soit sa
passion en toi, ta passion de lui, le sujet actif en réalité n’est pas toi dans une
autonomie fictive. En réalité, tu es le sujet d’un verbe au passif (tu es l’ego d’un
Cogitor). Et c’est cela que veulent dire nos mystiques en déclarant que ce « secret
de la suzeraineté divine » a lui-même un secret (sirr sirr al-robûbîya, le secret du
secret de la suzeraineté.)
La contemplation : les Chérubins (315)
Selon Kashani, les extasiés d’amour (al-mohayyamûn), ce sont les Anges
submergés dans la contemplation de la Beauté divine ; si intense et si totale est
leur absorption dans cette contemplation, qu’ils ignorent que Dieu a créé Adam.
Ce sont les anges suprêmes à qui ne s’adressait point l’ordre de se prosterner
devant Adam, à cause de leur occultation (ghayba) à tout ce qui n’est point le
divin, et à cause de la stupeur nostalgique (walah) où les fixe la splendeur de la
beauté. Ce sont eux les Chérubins.
Preuve théorique et preuve expérimentale : la connaissance comme passion (145)
Le philosophe Avicenne et le théologien Ghâzâli ont tous deux cru qu’il était
possible à l’intellect pur de démontrer l’existence d’un Être nécessaire hors du
temps, de l’espace et de la figure, bref de prouver un Dieu qui n’aurait pas, ou pas
encore, de relation avec celui dont il est le Dieu. Or cela ne peut satisfaire nos
théosophes mystiques (al-ilâhîyûn), lesquels trouvent leur Dieu non point en
construisant les preuves de son existence abstraite, mais dans ce qu’ils éprouvent
et subissent (ou pâtissent) de lui, c'est-à-dire dans leur théopathie. Connaître Dieu
et ses attributs, c’est expliciter cette théopathie, c’est vérifier expérimentalement la
maxime : « celui qui se connaît soi-même, connaît son seigneur ».
[A relativiser pour la preuve téléologique : laquelle n’a de sens que si je fais
l’expérience de la beauté du monde. De même qu’il ne saurait y avoir de
connaissance possible sans le plaisir initial (Kant), il ne peut y avoir de
connaissance de Dieu si je ne fais pas l’expérience interne de l’harmonie du
monde, c'est-à-dire d’un Dieu qui se donne pour moi.]
[…] C’est là-dessus que s’exerce une méditation qui, au lieu d’argumenter de
l’effet à la cause, perçoit dans les données le Donateur de ces données, c'est-à-dire
perçoit le sujet qui est actif dans sa propre théopathie.
Le jugement que l’on prononce sur soi (316)
« Dans cette double connaissance mystique simultanée, aucun jugement n’est
prononcé sur nous sinon par nous-mêmes. Non, certes, c’est nous-mêmes qui
prononçons le jugement sur nous par nous, mais en Lui. »
[Si tout ce qui est est théophanie, il ne saurait y avoir de mal au sein de la création.
Le seul jugement qui peut être porté concerne la qualité de la théophanie, sa
capacité à Dieu, sa luminescence interne qui fait d’elle un dévoilement plus ou
moins opaque ou transparent, resplendissant ou étroit. Mais le lieu où s’énonce ce
jugement, s’il est bien en Dieu (et non pas dans une autonomie fictive, rendue
possible par un péché originel), n’est que la réflexivité de la théophanie elle-
même. La conscience morale est le rêve d’un rêve…
Dieu ne porte pas de jugement sur nous, il se montre à lui-même à travers nous,
nous témoignons pour lui ; mais ce jugement ne saurait être judiciaire, puisque
notre incapacité à saisir (et à témoigner de) la splendeur de Dieu n’est que la
mesure de notre incapacité envers lui.
Reste la question : pourquoi Dieu trouve-t-il à se manifester dans des témoins… à
charge ? En quoi le fanatisme ou l’athéisme participent-ils à sa Gloire ?]
Ibn Arabi versus Maître Eckhart : la couleur du vase (148)
Il faut toujours rester au plan de la vision théophanique, dont Jonayd, Jâmî et
beaucoup d’autres affectionnaient ce symbole fréquemment invoqué : il en est
comme de la couleur de l’eau qui prend la coloration du vase qui la contient.
[C’est toute l’opposition avec la mystique flamande qui apparaît : alors que, dans
un cas, il faut se faire sans couleur pour que la pure lumière de Dieu puisse se
refléter (renoncement total aux caractéristiques individuelles de la créature, le Soi
comme néant au sein duquel le Christ vient à naître), dans l’autre chaque vase est
voué à connaître son dieu par sa couleur, et c’est ce reflet est celui par lequel il
connaît Dieu et Dieu, le connaissant, se connaît à travers lui.]
Nourrir l’ange : l’iconographie orientale (Andreï Roublev) (149)
C’est alors que va prendre sa signification exemplaire le geste accompli par
Abraham, que son surnom, « l’intime de Dieu », marque et prédestine pour ce rôle
mystique. Il s’agit du repas d’hospitalité offert aux mystérieux étrangers, l’épisode
que notre histoire sacrée désigne comme la philoxénie d’Abraham. Le Coran
(11/72) le mentionne à son tour en termes dont le juste docétisme préserve, comme
il convient, le caractère théophanique. L’épisode est particulièrement goûté dans
l’iconographie du christianisme oriental qui en a multiplié les images ; le chef
d’œuvre d’un Andreï Roublev (XV° siècle) occupe parmi elles un rang insigne. Et
voici que de façon inattendue, l’imagination symbolique d’Ibn Arabi nous invite à
le méditer et à le percevoir d’une manière nouvelle. Ce que son iconographie
mentale lui représente dans la personne d’Abraham qui pourvoit au service des
trois Anges, c’est le ministère qui incombe par excellence au fidèle d’amour. C’est
nourrir Dieu, ou nourrir son Ange, de ses créatures, et c’est aussi bien nourrir
celles-ci de ce Dieu.
Epiphanie et perspectivisme : retourne à ton Seigneur (150)
Loin d’être abolissable, la singularité de ce lin [qui relie le fidèle au Nom] est si
précieuse, que le verset coranique par excellence de l’eschatologie individuelle y
réfère : « Ô âme pacifiée, retourne à ton Seigneur, agréante et agréée » (89/27). Le
Seigneur auquel il est enjoint à l’âme de retourner, c’est le Seigneur sien, celui
dont elle porta le Nom et qu’elle invoqua, l’ayant distingué dans l’ensemble, parce
qu’elle se reconnut dans l’Image qu’elle portait de lui, comme lui-même se connut
en elle. Comme l’observent nos textes, ordre lui est donné de retourner non point à
Dieu en général, Al-Lâh qui est le Tout, mais à son Seigneur propre, manifesté en
elle, celui auquel elle répondit : Labbayka, me voici ! « Entre en mon paradis »
(89/29), ce Paradis qui n’est autre que Toi, c'est-à-dire la forme divine cachée dans
ton être.
Dès lors, il ne peut y avoir de contradiction entre ta fidélité à ton propre seigneur
et la vocation du mystique qui est de tendre à l’archétype de l’Homme parfait.
C’est par et en ton seigneur que tu peux atteindre le seigneur des seigneurs qui se
montre en chaque seigneur, c'est-à-dire que c’est par ta fidélité à ton Seigneur
propre c’est dans son Nom divin que tu sers en propre, que te devient présente la
totalité des Noms. […] Et c’est bien là le paradoxe le plus fécond de la religion
des Fidèles d’amour, laquelle dans chaque Aimé reconnaît l’unique Aimé, dans
chaque Nom divin la totalité des Noms, parce qu’entre les Noms divins il y a une
unio sympathetica.
Note : Fosûs II, 87-88, n. 4, ad I, 91. “Chaque être est agréé auprès de son
Seigneur”, c'est-à-dire que chaque être, en tant qu’il est le mazhar d’un des Noms
divins, est agréé auprès de ce Seigneur, puisqu’il est le « secret de sa suzeraineté ».
Bien entendu, il importe de distinguer entre le fait que le serviteur soit agréé
auprès de son Seigneur, et le fait qu’il le soit au regard de la Loi ou des mœurs.
Pour le premier cas, il suffit que le serviteur soit le mazhar de l’action de son
Seigneur. Pour le second, il faut qu’il soit conforme aux normes religieuses,
positives ou morales, du moment. Mais le rebelle, le non-conformiste, peut être
agréé auprès de son Seigneur et non pas par ces dernières, ou encore auprès de son
Seigneur propre et non auprès d’un autre, parce que dans l’ensemble des Noms
chaque être prend ou reçoit ce qui correspond à sa nature et à sa capacité. Les
Noms divins n’apparaissent dans les Êtres que proportionnellement à ce
qu’exigent leurs virtualités éternelles.
Le doute et l’épreuve (161)
En renversant et reournant sans ménagement la question d’Ibn Arabi, « Sophia »
rappelle son fidèle à la vérité de son état mystique. Il vient de céder un moment au
doute des philosophes [il semblerait plutôt qu’il cède à la complaisance des
poètes] ; il a posé des questions auxquelles il eût fallu en réponse trouver des
preuves rationnelles comme celles concernant les objets extérieurs. Il a un moment
oublié que pour le mystique, la réalité des théophanies, le statut existentiel des
« Contemplées suprêmes » (individuations de la sagesse divin, Hikmat) dépend
non pas de la fidélité aux lois de la logique, mais de la fidélité au service d’amour.
Ce n’est pas d’elles s’il faut demander si elles ont péri ; mais c’est de toi qu’il faut
savoir si tu as péri ou si tu es encore vivant, si tu peux encore « répondre pour »
elles, leur permettre d’investir ton être. Et voilà toute la différence : ce qui pour le
philosophe s’appelle doute, impossibilité de démontrer, pour le fidèle d’amour
s’appelle absence et épreuve. Car il peut arriver que l’Aimé mystique préfère
l’absence et la séparation, alors que le fidèle désire l’union, et pourtant ne doit-il
pas aimer ce qu’aime l’Aimé ?
[cf. Mechtilde de Magdebourg, éloignance. L’Aimé peut se connaître aussi dans
l’épreuve de l’attente, de l’aspiration ; le devoir mystique est de ne se reconnaître
objet du désir que dans la mesure même où je ne suis pas le sujet de ce désir.]
Beauté, féminin et compatissance (162)
C’est cette rencontre de la Sophia mystique qui déjà nous annonce le terme auquel
nous conduit la dialectique d’amour : l’idée de l’être féminin (dont Sophia est
l’archétype) comme étant la théophanie par excellence, mais qui n’est perceptible
que dans la sympathie du céleste et du terrestre. Et c’est la conjonction de la
beauté et de la compatissance qui est le secret de la Création, — puisque si la
sympathie divine est créatrice, c’est parce que l’Etre divin désire révéler sa beauté,
et si la beauté est rédemptrice, c’est qu’elle manifeste cette compassion créatrice.
C’est donc l’être qui est investi de cette fonction théophanique de la Beauté, qui
présentera l’image la plus parfaite de la Divinité.
Le Dieu de la théologie négative ne peut pas être aimé (163)
« J’en atteste Dieu, si nous étions restés aux seuls arguments rationnels de la
philosophie, lesquels, s’ils nous font connaître l’Essence divine, ne le font que
d’une manière négative, il est sûr qu’aucune créature n’eût jamais éprouvé
d’amour pour Dieu. La religion positive nous apprend qu’il est ceci et cela ; ce
sont des attributs dont les apparences exotériques sont absurdes pour la raison
philosophique, et cependant c’est à cause de ces attributs positifs que nous
l’aimons. »
Il est celui qui se manifeste dans l’aimé à l’amant (163)
Dieu ne peut être connu que dans ce que nous éprouvons de lui, de sorte que
« nous puissions le typifier et le prendre pour objet de notre contemplation, aussi
bien dans l’intime de nos cœurs que devant nos yeux et notre imagination, comme
si nous le voyions, ou mieux dit, de telle sorte que nous le voyions réellement… Il
est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant. De
même que nul autre que lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans
se représenter en lui la divinité. Ainsi en va-t-il pour l’amour : un être n’aime en
réalité personne d’autre que son créateur. »

Le pressentiment de l’objet de l’amour (329)
« Un des phénomènes les plus subtils de l’amour est ce que j’expérimentai moi-
même. Tu éprouves un amour véhément, une sympathie, un ardent désir, une
agitation émotive allant jusqu’à provoquer faiblesse physique, insomnie totale,
dégoût de toute nourriture, et cependant tu ne sais ni pour, ni par qui. Tu ne peux
déterminer l’objet de ton amour (mahbûb). C’est le plus subtil de ce que j’ai
observé dans l’amour par expérience personnelle. Et puis voici que, par hasard, se
montre à toi une théophanie (tajallî) dans une vision intérieure. Alors cet amour se
suspend (à cette théophanie mentale). Ou bien tu rencontres certaine personne ; à
sa vue, l’émotion antérieurement éprouvée s’attache à elle (comme à son objet) ;
tu reconnais que c’était elle l’objet de ton amour, alors que tu n’en avais pas
conscience. Ou bien tu entends parler d’une certaine personne, et voici que tu
éprouves une inclination pour elle déterminée par cet ardent désir qui était en toi
intérieurement ; tu reconnais que cette personne est ton compagnon.
C’est un des plus secrets et subtils pressentiments que les âmes ont des choses, les
devinant à travers les voiles du Mystère, tout en ignorant leur mode d’être, sans
même savoir de qui elles sont éprises, en qui doit se reposer leur amour, ni même
ce qu’est en réalité l’amour qu’elles éprouvent. C’est cela aussi qui est éprouvé
parfois dans l’angoisse de la tristesse ou dans l’expansion de l’allégresse, alors que
la cause en reste inconsciente… Cela est dû au pré-sentiment que les âmes ont des
choses avant même qu’elles ne se réalisent dans la sphère des sens externes ; ce
sont les prémisses de leur réalisation.
[La fin semble se refermer sur le plan de l’immanence, et de l’historicité ; la
théophanie devient pronostic…]
Petit résumé (164)
Ce que l’on appelle « amour divin » (hibb ilâhî) a un double aspect : sous un
aspect, c’est le Désir (shawq) de Dieu pour la créature, le Soupir passionné (hanîn)
de la divinité en son essence (le « Trésor caché ») aspirant à se manifester dans les
êtres, afin d’être révélée pour eux et par eux. Sous un autre aspect, c’est le Désir
de la créature pour Dieu, et c’est en fait le soupir de Dieu lui-même épiphanisé
dans les êtres, et aspirant à revenir à soi-même. En réalité, l’être qui soupire de
nostalgie (al-moshtâq) est en même temps l’être vers qui sa nostalgie soupire (al-
moshtâq ilayhi). Ce ne sont pas deux êtres différents hétérogènes, mais un être se
rencontrant avec soi-même, à la fois un et deux. C’est le même ardent Désir qui
est cause de la Manifestation (zohûr) et qui est cause du retour (‘awda).
Si le Désir de Dieu est plus intense, c’est que Dieu éprouve ce Désir sous ces deux
aspects, tandis qu’être-une-créature, c’est ne l’éprouver que sous le second aspect.
Car c’est Dieu lui-même qui, déterminé dans la forme du fidèle, soupire vers soi-
même, puisqu’il est la Source et l’Origine qui aspira justement à cette forme
déterminée, à sa propre anthropomorphose.
[Dieu est par nature celui qui aime à être aimé. Déchoir, c’est briser le cercle en
« convertissant » le désir vers soi (s’éprendre de sa propre Lumière) : devenir soi-
même le sujet de ce désir. Se connaître soi-même (en tant que créature), c’est
revenir à notre être, et donc réorienter notre Désir vers Dieu.
Nous ne sommes ni le sujet, ni l’objet du désir ; de même que nous ne sommes ni
l’auteur, ni la signification des mots que nous lisons. L’auteur occupe une place
divine : en lisant ses mots, nous sommes la conscience qui donne l’être à sa gloire
en contemplant sa beauté.]
Dieu s’aime lui-même (165)
Puisque sous tous ses aspects, l’amour dont le moteur est la Beauté, a pour objet,
qu’il en ait conscience ou non, uniquement Dieu, — puisque « Dieu est un être
beau qui aime la beauté », et qui en se révélant à soi-même a produit le monde
comme miroir dans lequel il contemple sa propre Image, sa propre beauté, —
puisqu’enfin s’il est écrit : « Dieu vous aimera » (Coran 3/29) c’est parce qu’en
réalité il s’aime lui-même en vous, — il semblerait que tout amour comportât ipso
facto le qualificatif de « divin ». Virtuellement, sans doute ; mais en supposer
l’actualité effective, ce serait supposer une humanité idéale composée uniquement
de « fidèles d’amour », c'est-à-dire de soufis.
Note : « Et si tu aimes un être pour sa beauté, tu n’aimes nul autre que Dieu, car il
est l’être-beau. Ainsi, sous tous ses aspects, l’objet de l’amour est uniquement
Dieu. En outre, comme Dieu se connaît soi-même et que c’est en se connaissant
soi-même qu’il a connu le monde, il l’a produit ad extra à son image. Ainsi le
monde est-il pour lui un miroir dans lequel il voit sa propre image, et c’est
pourquoi Dieu n’aime que soi-même, de sorte que s’il déclare : Dieu vous aimera
(3/29), — en réalité il est soi-même celui qu’il aime. »
[Dans une optique rationaliste, ce serait du Malebranche !]
Les trois types d’amour (166)
Aussi convient-il de distinguer avec Ibn Arabi trois sortes d’amour qui sont trois
modes d’être :
a) il y a un amour divin (hibb ilâhî) qui est, d’une part, l’amour du
Créateur pour l créature en laquelle il se crée, c'est-à-dire qui suscite la forme où il
se révèle ; et, d’autre part, l’amour de cette créature pour son Créateur, qui alors
n’est rien d’autre que le désir du Dieu révélé dans la créature, aspirant à revenir à
soi-même, après avoir aspiré, comme Dieu caché, à être connu dans la créature.
[Ni éros, ni agapê : c’est un désir qui à la fois descend (agapê), mais pour revenir
vers soi (éros)]
b) il y a un amour spirituel (hibb rûhânî), dont le siège est en la créature
toujours à la quête de l’être dont elle découvre en elle l’image, ou dont elle se
découvre comme étant l’Image ; c’est, dans la créature, l’amour qui n’a d’autre
souci, but et volonté, que de satisfaire à l’Aimé, à ce que celui-ci veut faire de et
par son fidèle ;
c) et il y a l’amour naturel (hibb tabî’î), celui qui veut posséder et qui
recherche la satisfaction de ses propres désirs, sans se soucier de l’agrément de
l’Aimé.
Note : La vocation du mystique est de reconnaître que l’amour qu’il éprouve est
celui-là même dont Dieu s’aime en lui ; que par conséquent il est cette passion
divine ; que son amour est en propre une théopathie et qu’il doit en assumer la
douleur et la splendeur, parce qu’elle est en lui cette com-passion de Dieu avec et
pour soi-même, appelant par elle à l’existence les propres êtres de son être. D’où,
il faut arracher l’amour au dérisoire égoïsme où la créature oublie ce qui vit en
elle, oublie que sa passion et com-passion et se rend coupable d’une catastrophe
divine lorsqu’elle s’érige en propre fin de son amour.
[Mais justement : cette « catastrophe » est-elle le fruit d’une liberté humaine
(optique chrétienne), où est-elle intégrable dans le plan totalisant de la théophanie
divine ? Le Père ne se révèle-t-il pas dans sa gloire dans le fils qui le rejette ou
qu’il renie ? N’y aurait-il pas une grandeur dans le geste d’une œuvre d’art qui,
manifestation de la gloire des hommes, déciderait désormais qu’elle veut être
aimée pour elle-même ? Ou est-ce un spectacle de bouffonnerie ? Même remarque
pour le public qui exigerait d’être contemplé comme une œuvre d’art.]
Savoir reconnaître l’Ange par delà l’apparition physique (330)
« Sache que lorsque l’Esprit assume une forme physique dans les corps
d’apparition (ajsâd motakhayyala), corps épiphaniques, corps perceptibles par la
vision imaginative non point dans les corps sensibles qui s’offrent à la
connaissance habituelle, ces corps d’apparition peuvent être cependant eux aussi,
l’objet d’une perception normale. Cependant ceux qui els voient ne distinguent pas
tous uniformément entre ces corps d’apparition et les corps qui, selon eux, sont les
corps réels proprement dits. C’est pourquoi les Compagnons du Prophète ne
reconnaissaient pas Gabriel l’Ange quand il descendait sous la forme d’un
adolescent arabe. […] De même en fut-il pour Maryam lorsque l’Ange se typifia
pour elle sous la forme d’un bel adolescent. C’est qu’il n’y avait pas encore pour
elle le signe qui distingue les Esprits lorsqu’ils se corporalisent.
Cf. la paraphrase mystique de l’Annonciation chez Jalâl Rûmî : c’est lorsque
Maryam reconnaît l’Ange comme son soi-même, qu’ele conçoit en elle-même
l’enfant divin.
Reconnaître que Dieu est à la fois l’Aimé et l’Amant (168)
L’âme prend conscience qu’elle « voit » Dieu non par elle-même, mais par lui-
même ; elle n’aime que par lui, non pas par elle-même ; elle contemple Dieu en
tout être non pas par ses propres yeux, mais parce qu’elle est le regard même dont
Dieu les voit. La vision que l’âme a de son Seigneur divin est la vision qu’il a
d’elle. […] Il est celui qui cherche et celui qui est cherché, il est l’Amant et il est
l’Aimé.
Note : « Alors elle prend conscience qu’elle voit Dieu, mais par lui, non par elle-
même ; elle n’aime que lui, non pas par elle-même, mais de elle sorte que c’est lui
qui s’aime soi-même, ce n’est pas elle qui l’aime ; elle contemple Dieu en tout
être, mais par ce regard qui est le regard divin même. Elle prend conscience qu’il
n’aime point d’autre que lui-même : il est l’Amant et l’Aimé, celui qui cherche et
celui qui est cherché. »
[Devenir Dieu en Dieu ; mais ici il ne s’agit pas d’une naissance de Dieu dans
l’âme au sens eckhartien. L’âme donne bien l’être à Dieu, mais il ne s’agit pas
d’une réduction de l’âme à zéro, se perdant dans une vision unitive qui l’abolit ren
tant qu’individualité. Il y a bien abolition du sujet, mais il ne s’agit pas d’une
abolition de la conscience conduisant à une âme désubjectivée ; il y faut au
contraire la conscience du fait que l’âme est sans sujet, ou plutôt que son véritable
sujet n’est pas elle-même (elle est l’ego d’un Cogitor). Cette conscience reste par
ailleurs identifiée par le fait qu’elle ne s’abolit pas dans une contemplation
« objective », pure transparence ; l’âme ne connaît Dieu qu’en connaissant le
Seigneur qui est le sien, et qui est la teinte du vase en lequel vient se refléter la
divinité. S’il n’y a plus de sujet, il subsiste donc bien à la fois la conscience et
l’individuation — ce qui laisse subsister la dualité.]
Amour de Dieu et amour pour Dieu (169)
C’est avec soi-même que l’Être divin compatissait en compatissant avec la
Tristesse de ses Noms, avec celle de nos propres existences latentes aspirant à les
manifester, et c’est l’origine primordiale de son amour pour nous, quii sommes
« ses propres êtres ». Réciproquement, l’amour que ces êtres éprouvent pour lui,
avant même de le savoir, n’est autre que la mise en vibration de son être en leur
propre être par son seul amour, lorsqu’il les émancipa de leur attente en mettant
leur être à l’impératif (KN, Esto !).
Amour et musique (169)
C’est là même qu’Ibn Arabi décèle la cause de l’émotion qui nous ébranle lors
d’une audition musicale, car il y a sympathie entre la réponse de notre virtualité
éternelle à l’Impératif qui l’éveilla à l’être, et notre pressentiment des virtualités
que l’incantation sonore nous semble évoquer et délivrer.
L’amour comme désir d’actualisation des virtualités divines de / dans la
manifestation concrète de l’Aimé (170-171)
Il faut que le Spirituel, que l’Esprit, se manifeste sous une forme physique, cette
Forme pouvant être une figure sensible que transmue l’Imagination active en
figure théophanique, ou bien une « figure d’apparition » perceptible à
l’Imagination seule, sans la médiation du sensible dans l’instant de la
contemplation.
L’Aimé réel, c’est ce qui se manifeste dans cette figure théophanique et ne peut
précisément se manifester que dans cette figure qui à la fois le révèle et le voile,
mais sans laquelle il serait privé de toute existence concrète, de toute mise en
relation. L’Aimé réel et invisible est donc nécessairement typifié (momath-thal) en
une figure concrète par l’Imagination active ; il atteint par elle un mode
d’existence perceptible pour le regard de cette faculté privilégiée. C’est en ce sens
que la figure concrète vers qui se dirige l’acte volitif de l’amour, est appelé
l’Aimé, et elle l’est en ce sens que ce qui est réellement aimé en elle, c’est quelque
chose qu’elle montre comme en étant l’Image, mais quelque chose qui en elle
n’est pas une donnée existant en acte, nonobstant l’illusion contraire du simple
amour naturel qui, ne s’intéressant qu’à lui-même, ne tend qu’à posséder ce qu’il
croit être donné comme objet.
Ce non-exisant (ma’dûm), certes, n’est pas un néant pur et simple ; on ne saurait
concevoir qu’un néant exerce une influence quelconque, à plus forte raison soit
investi d’une fonction théophanique. C’est quelque chose de non encore existant
dans la forme de l’Aimé, quelque chose qui n’est pas encore arrivé, et que
cependant l’amant, de toute son énergie, veut faire exister ou faire arriver. C’est
précisément là que s’origine la plus haute fonction de l’amour humain, celle-là
même qui assure la coalescence de ce que l’on a désigné historiquement comme
amour courtois et amour mystique. Car l’amour tend à la transfiguration de la
figure aimée terrestre, en l’adossant à une lumière qui en fasse éclore toutes les
virtualités surhumaines, jusqu’à l’investir de la fonction théophanique de l’Ange ;
ainsi en a-t-il été des Figures féminines célébrées par les Fideli d’amore,
compagnons de Dante ; ainsi en a-t-il été de celle qui apparut à Ibn Arabi à la
Mecque, comme figure de la Sophia divine.
L’analyse d’Ibn Arabi ne cesse de gagner en profondeur : que l’amant tende à
contempler l’être aimé, à s’unir à lui, à en perpétuer la présence, son amour tend
toujours à faire exister quelque chose qui n’est pas encore existant dans l’Aimé.
[…] Le verbe de l’amour ne cesse d’anticiper quelque chose d’encore absent.
[…] Ainsi donc c’est l’imagination active qui réalise la mise en sympathie de
l’invisible et du visible, du spirituel et du physique. C’est par elle qu’il est
possible, déclare notre shaykh, « d’aimer un être du monde sensible dans leuel on
aime la manifestation de l’Aimé divin ; car alors nous spiritualisons cet être en
l’élevant (de sa forme sensible) jusqu’à son Image incorruptible (c'est-à-dire au
rang d’une image théophanique), en le revêtant d’une beauté supérieure à celle qui
était la sienne, et en l’investissant d’une présence telle qu’il ne peut la perdre ni
s’en absenter, et qu’ainsi le mystique ne cesse jamais d’être uni avec l’Aimé. »
Note : « Il est certain que l’objet aimé est quelque chose qui n’existe pas encore, et
que l’amour d’un objet d’ores et déjà existant ne se peut en aucune manière. Ce
qui uniquement se peut, c’est l’attachement de l’amant à un être réel, dans lequel
vienne à se manifester la réalisation de l’objet aimé qui n’existe pas encore. »
« Il se produit à propos de l’amour beaucoup de sophismes. Le premier de tous est
celui que nous avons déjà mentionné : c’est que les amants s’imaginent que l’objet
aimé est une donnée réelle, alors que c’est une chose irréelle. Ce à quoi s’attache
l’amour, c’est à voir réalisée cette chose dans une personne réelle, et quand il la
voit réalisée, l’amour s’attache alors à la perpétuation de cet état dont il avait
d’abord attendu la réalisation dans la personne réelle. Ainsi l’aimé réel ne cesse
jamais d’être irréel. »
L’amour est créateur car l’objet de l’amour est aussi sa source (333)
Comment est-il possible que l’amant doive aimer ce qu’aime l’aimé ? Ibn Arabi
dénonce encore le sophisme en rappelant que la volonté sur laquelle se règle le
fidèle d’amour est celle de l’Aimé invisible (irréel pour l’évidence sensible) que
lui manifeste, et que peut seule lui manifester, la figure concrète et visible. Sinon,
pour que l’amant puisse faire exister concrètement, substantiellement, l’objet réel
de son amour dans l’être réel qui le lui manifeste (voire à son insu), il lui faudrait
une aide surnaturelle [les phénomènes ne causent pas les phénomènes : les images
dans un miroir ne sont pas la cause de leur déplacement réciproque]. Mais parce
que l’énergie de l’amour le force à donner l’existence à son aimé, vient à son aide
la toute puissance imaginatrice.
[Celui qui veut se détourner de l’objet réel du désir se retrouve nécessairement
impuissant ; il y a un lien d’équivalence entre égoïsme et impuissance. L’amour
détourné de Dieu est nécessairement contradictoire, car il ne peut jamais résoudre
le conflit entre l’amour de l’autre et l’amour de soi : il est condamné à aimer
l’autre pour lui-même. Ce n’est qu’en acceptant de s’immerger dans la compassion
divine, en reconnaissant qu’il n’est jamais le sujet de l’amour (et qu’il ne saurait
donc en être l’objet) que l’amour humain peut disposer de la force seule
substantielle de la compatissance divine.)
Un homme qui veut s’aimer lui-même est comme l’image d’un miroir qui voudrait
se refléter elle-même ; si le miroir pouvait se courber, il deviendrait sans doute
conscient de soi : mais ce ne serait que pour refléter le néant.]
La typification comme spiritualisation du sensible et sensibilisation du spirituel
(173)
Ce double mouvement qui fait descendre le divin et en emême temps opère
l’assomption du sensible, correspond à ce qu’Ibn Arabi désigne ailleurs
étymologiquement comme la « con-descendance » (monâzala) et l’Imagination est
elle-même le lieu de la rencontre où « descendent ensemble » dans une même
« demeure » le divin suprasensible et le sensible.
La jouissance de l’amour imaginal est supérieure à celle de l’amour sensiblement
réalisé (333)
L’amant « obéit alors à l’illusion de croire que la jouissance qu’il expérimente
dans la rencontre sensible de son aimé sera plus grande que celle qu’il
expérimente en l’imaginant. Et cela vient de ce que cet amant se trouve subjugué
par la densité de la nature matérielle, et est inconscient de la jouissance qui
accompagne la représentation imaginative en état de songe. (S’il y avait prêté
attention), il saurait que la jouissance par imagination est plus grande que celle de
l’objet sensible extérieur. »
« Sur ce point, nous (les mystiques) formons deux groupes. Il y en a qui
contemplent dans leur imagination active, l’Image de cet être réel dans lequel se
manifeste leur Aimé ; ils contemplent ainsi de leurs propres yeux son existence
réelle, et c’est là l’union avec l’Aimé en imagination active ; alors ils le
contemplent en étant unis avec lui d’une union dont la délicatesse et la suavité
surpassent toute union matérielle, concrète et objective. C’est cette union
imaginative qui absorbait l’esprit de Qays al-Majnûn, le détournant de son aimée
Laylà au moment où elle se présentait à lui réellement et objectivement, si bien
quil en arrivait à dire : « Eloigne-toi de moi », de peur que la densité de la
présence matérielle ne le privât de l’autre, la délicate et subtile contemplation
imaginative, parce que Laylà qui était présente à son imagination active était plus
suave et plus belle que la Laylà réelle et physique. »
[Avantage de l’aristotélisme : il arrime la forme à la matière. Ici, l’amour se fait
platonicien : l’amour des belles choses sensibles nous conduit à l’amour des belles
formes dont elles n’ont été que le signe et qui peuvent subsister sans leur secours.
Que devient ici la spiritualisation du sensible ? Que devient la « con-spiration »
lorsque l’image conduit au rejet de ce en quoi précisément elle a pu se
manifester ? On tombe dans un gnosticisme platonicien aboutissant à la
déconsidération du monde ; mais n’est-ce pas le mystique mort qui est devenu
incapable de voir l’image théophanique dans la transparence colorée du sensible ?
Aurais-tu donc péri ?]
L’image théophanique et le Soi (173) :
Le fidèle d’amour doit avoir pris conscience que cette Image ne lui est pas
extérieure, mais qu’elle est intérieure à son être ; mieux dit, qu’elle est son être
même, la forme du Nom divin qu’il apporta avec lui-même, en propre, en naissant
à l’être.
[Mais pourquoi le fait que ce que montre l’aimé sensible nous soit intérieur
permet-il de court-circuiter la présence de cet autre ? Pourquoi ce retour à
l’introspection, qui tend à évacuer la dimension dialogique ? La théophanie peut-
elle se réduire à l’espace étroit d’une conscience de soi ?]
Et le cercle de la dialectique d’Amour se referme sur cette expérience
fondamentale : « L’Aimé est plus proche de l’Amant que sa veine jugulaire. »
[cf. pour ce qui suit : ce que nous montrent les choses, c’est toujours notre regard
sur les choses — c’est nous-mêmes : Nietzsche. Si je suis une perspective, alors ce
que je saisis est toujours manifestation, non des choses, mais de moi-même.]
Proximité si excessive qu’elle commence par être un voile. C’est pourquoi le
novice encore sans expérience spirituelle, dominé par l’Image qui investit tout son
être intérieur, s’en va pourtant la chercher au dehors de lui-même, en une quête
désespérée de forme en forme du monde sensible, jusqu’à ce qu’il revienne au
sanctuaire de son âme, — s’aperçoive que l’Aimé réel est tellement intérieur à son
être qu’il ne cherche l’Aimé que par l’Aimé. Dans cette quête comme dans ce
retour, le sujet actif en lui demeure cette image intérieure de la Beauté irréelle,
vestige de la contrepartie transcendante ou céleste de son être ; c’est elle qui lui
fait reconnaître toute figure concrète à sa ressemblance, parce que c’est elle qui
d’ores et déjà, avant même qu’il en soit conscient, l’a investie de sa fonction
théophanique.
Contemplation et identification (175)
Si la divinité doit être contemplée dans une forme concrète de vision mentale, il
faut que cette forme présente l’Image même de son être. Et il ne peut s’agir que
d’une vision efficace, c'est-à-dire dont l’efficacité soit de conformer l’être du
contemplateur à cette Image même de l’être divin. Car c’est une fois son être
modelé à cette Image, c'est-à-dire après être passé par une seconde naissance, que
le mystique pourra être investi fidèlement et efficacement du secret sur lequel
repose a divinité de son Seigneur.
[Voir, c’est contempler, contempler, c’est se contempler, se contempler c’est se
connaître, ce connaître c’est devenir soi]
Le Féminin créateur (176) : l’image de la femme comme miroir à l’aide duquel le
mystique, prenant conscience de lui-même, donne à Dieu la connaissance de soi.
Telle est l’intuition qui commande les énoncés du chapitre final des Fosûs,
desquels il résulte que c’est en contemplant l’image de l’être féminin que le
mystique peut obtenir la plus haute vision théophanique, parce que c’est dans
l’Image du Féminin-créateur que la contemplation peut saisir la suprême
manifestation de Dieu, c'est-à-dire la divinité créatrice.
Là donc où l’affirmation de la double structure active-passive nous aurait fait
attendre quelque récurrence du mythe de l’androgyne, c’est à l’apparition d’un
Eternellement-Féminin comme être de la divinité, qu’est reconduite
ésotériquement en Islam même la spiritualité de nos mystiques, — parce qu’elle y
contemple le secret de la divinité compatissante, dont l’acte créateur est
émancipation des êtres. L’anamnesis, le ressouvenir de la Sophia aeterna, va
procéder ici d’une intuition parfaitement explicitée chez nos auteurs, à savoir que
le Féminin ne s’oppose pas au masculin comme le patiens à l’agens, mais comme
contenant et réunissant en soi les deux aspects, réceptif et actif, tandis que le
masculin ne possède qu’un seul des deux.
Cette intuition s’exprime en toute clarté dans un distique de Jalâloddin Rûmî tel
que celui-ci :
La femme est le rayon de la Lumière divine.
Ce n’est point l’être que le désir des sens prend pour objet.
Elle est Créateur, faudrait-il dire.
Ce n’est pas une Créature.
Aussi bien cette intuition sophianique est-elle en parfaite consonance avec celle
des chiites extrêmes, Ismaéliens et Nosayris, lorsqu’ils perçoivent en la personne
de Fâtima, comme « Vierge-Mère » donnant origine à la lignée des Saints Imâms,
une théophanie de la Sophia aeterna, la même médiatrice de la Création que
célèbrent les livres sapientiaux, — et qu’ils adjoignent à son nom la qualification
démiurgique au masculin (Fatima fâtir) : Fâtima-Créateur.
Cette intuition du Féminin-Créateur, et consécutivement de l’être-féminin comme
image de la divinité créatrice procède d’une origine « expérientielle » qui se peut
découvrir dans la méditation de la sentence si célèbre du soufisme : « Celui qui se
connaît soi-même, connaît son Seigneur ». Ce Seigneir sien que le fidèle atteint
par la connaissance de soi (connaissance de sa propre nafs qui est à la fois soi et
anima), ce Seigneur n’est évidemment pas la divinité en son essence, moins
encore en sa suressence, mais le Dieu manifesté en propre en « son âme » (son
Soi), puisque chaque être concret s’origine au Nom divin particulier qui manifeste
en lui son vestige et qui est son Seigneur propre. C’est cette origine et ce Seigneur
qu’il atteint et connaît dans la connaissance de soi — ou qu’inversement il
manque, par l’ignorance et par l’inconscience de soi.
Or lorsque dans la prééternité l’Être divin aspirait à être connu, c'est-à-dire aspirait
à la révélation et à la connaissance de soi, c’est à la révélation de ses Noms
claustrés encore dans l’inconnaissance, qu’il aspirait. De même aussi, lorsque le
fidèle atteint à la connaissance de soi, c’est qu’il atteint à la connaissance du Nom
divin qui est son Seigneur propre — si bien que le monde des Noms divins
représente de part et d’autre ce monde du Soi auquel aspire la nostalgie de l’Être
divin désirant être connu, et auquel lui-même encore aspire, comme par désir de
revenir à soi-même, dans la nostalgie de la créature en quête du Nom divin qu’elle
révèle, — cela par un Désir infini et éternellement inassouvi.
Et c’est là qu’avec notre shaykh nous découvrons pourquoi dans la mesure même
où cette connaissance de soi est pour le fidèle une connaissance expérimentale de
son Seigneur, c’est cette connaissance qui lui révèle la vérité du Féminin-Créateur.
En effet, si le mystique perçoit le Soupir de la Compatissance divine qui fut à la
fois la créatrice, l’émancipatrice et la substance des êtres, c’est en tant que lui-
même, en aspirant à revenir à son Seigneur, c'est-à-dire à avoir la révélation de
soi-même, se médite en la personne d’Adam. La nostalgie et la tristesse d’Adam
furent détendues également par la projection de sa propre Image qui, se détachent
de lui, indépendante de lui, comme le miroir où se montre l’Image, le révéla enfin
à lui-même. C’est pourquoi, estime notre shaykh, l’on peut dire que Dieu a aimé
Adam du même amour qu’Adam a aimé Eve ; en aimant Eve, Adam imite le
modèle divin, Adam est une exemplification divine ; c’est pourquoi encore dans
son amour spirituel pour la femme, l’homme aime en réalité son Seigneur. De
même qu’Adam est le miroir où Dieu contemple sa propre image, la forme capable
de révéler tous ses Noms, les Noms du « Trésor caché » dans le Soi divin non
révélé, de même aussi la femme est le mazhar dans lequel l’homme contemple sa
propre image, celle qui était son être caché, ce Soi dont il devait atteindre la
connaissance pour connaître son propre Seigneur.
Il y a donc homologie parfaite entre, d’une part, la détente de la tristesse divine
que représente la Compatissance existentiatrice et émancipatrice des êtres, et
d’autre part Eve comme la nostalgie d’Adam, le reconduisant à soi-même, à son
Seigneur qu’elle lui révèle.
Note : commentaire du Mathnawî (le Coran persan de Rumî) par Walî Mohammad
Akbarâbâdî (XVIII° s), que Nicholson commente ainsi : : « La femme est le plus
haut type de la beauté terrestre, mais la beauté terrestre n’est rien sinon en tant
qu’elle est une lanifestation et un reflet des attributs divins. » « Mettant de côté le
voile de la Forme, le poète contemple dans la Femme la beauté éternelle qui est
l’inspiratrice et l’objet de tout amour, et il la regarde, dans sa nature essentielle,
comme étant par excellence le medium par lequel cette Beauté incréée se révèle et
exerce son activité créatrice. De ce point de vue, elle est le focus des théophanies
et, donatrice de vie, peut être identifiée avec la puissance de leurs irradiations.
Comme le dit Walî Mohammad, affirmant avec Ibn Arabi la précellence de la
femme (parce que son être conjoint le double mode d’actio et de passio) : Sache
que Dieu ne peut être contemplé indépendamment d’un être concret, et qu’il est vu
plus parfaitement dans un être humain que dans tout autre, et plus parfaitement
dans la femme que dans l’homme. »
Bien entendu, cette créativité attribuée à la femme (comportant ainsi une pluralité
créatrice que nos auteurs justifient par des références coraniques : 23/14, 29/16) ne
concerne pas les fonctions physiques de la femme, mais les qualités spirituelles et
essentiellement divines en elle, qui « créent » l’amour dans l’homme et lui font
chercher l’union avec l’Aimé divin.
Ce qu’il faut chercher, c’est « l’être humain-féminin » (cf. chez Rilke, der
weibliche Mensch), le Féminin-créateur. C’est cet être-féminin-créateur qui
s’exemplifie dans l’homme spirituel parvenu au degré où il peut donner naissance
en lui-même à l’Enfant de son âme (walad-e ma’nawî), l’enfant de son lahût (sa
dimension divine, l’Ange Gabriel de son Annonciation).
[Cf. Maître Eckhart : devenir semblable à Marie pour faire naître le Christ en
nous ; être fécondé par Dieu pour mieux l’engendrer. Si l’on projette là-dessus (ce
qui ne va pas de soi) l’idée boehmienne selon laquelle le but de la Création est la
manifestation de la gloire de Dieu, de permettre à Dieu de se manifester, on a
l’équation d’Ibn Arabi.]
[…] (180) C’est d’une véritable puissance spirituelle qu’est investie l’image
humaine dont la Beauté manifeste sous forme sensible cette Beauté qui est
l’attribut divin par excellence, et parce que son pouvoir est un pouvoir spirituel,
c’est une puissance créatrice. C’est elle qui crée l’amour dans l’homme, éveille en
lui la nostalgie qui l’entraîne au-delà de sa propre apparence sensible, et qui en
sollicitant son Imagination active à produire pour elle ce que nos troubadours
appelaient « amour célestiel » (l’amour spirituel d’Ibn Arabi) le conduit à la
connaissance de soi, c'est-à-dire à la connaissance de son Seigneur divin. C’est
pourquoi l’être-féminin est créateur de ce qu’il peut y avoir de plus parfait, car
c’est ce par quoi s’achève le propos de la Création : l’investissement d’un Nom
divin dans un être humain qui en devient le support, le répondant, le « fidèle
d’amour ».
Note : le Feu sans clarté dont la volonté de puissance érigeait le Masculin en agent
absolu, s’apaise et fait place à la claire et douce lumière qui était son être caché,
cf. Fosûs I, 216, et II, 328). A comparer avec Jacob Boehme, l’état de l’homme
séparé de la Sophia céleste.
Eve, créatrice de l’être de qui elle a été créée (179)
Pour atteindre à la contemplation de sa totalité qui est action et passion, il doit la
contempler dans un être dont l’actualité même, en posant cet être comme créé,
pose également cet être comme créateur. Or tel est l’être féminin, Eve qui est à
l’image de la Compatissance divine, créatrice de l’être dont elle est elle-même
créée, — et c’est pourquoi l’être féminin est l’être par excellence en qui l’amour
mystique s’attache à une image théophanique.
Cf. (185) Telle est aussi l’intuition fondamentale qui s’exprime dans un vers
célèbre attribué à Hallâj : « Ma mère a enfanté son Père, en voilà bien une
merveille ! » Ce que veut suggérer le paradoxe, c’est que l’Essence du féminin est
d’être créatrice de l’être dont elle est elle-même créée, comme elle n’est créée que
de l’être dont elle est elle-même créatrice.
Cf. (186) Sohravardi : « Tu es mon père spirituel (al rûhânî) et tu es mon enfant
mental (walad ma’nawî). »
La quaternité : Adam / Maryam, Eve / Jésus (179)
De même qu’il y avait eu un Féminin existentié d’un Masculin sans l médiation
d’une mère, à savoir Eve créée d’Adam et en situation passive par rapport à Adam,
— de même il fallait qu’il y eût un Masculin enfanté d’un Féminin sans la
médiation d’un Père ; ainsi Jésus fut enfanté de Maryam. En la personne de
Maryam, le Féminin est investi de la fonction créatrice active, à l’Image de la
Sophia divine. Le rapport de Maryam envers Jésus forme donc l’antitype du
rapport d’Eve envers Adam. Ainsi, dit Ibn Arabi, Jésus et Eve sont « frère et
sœur », tandis que Maryam et Adam sont les parents. Ce qui s’exprime dans cette
quaternité est ainsi le symbole et le « chiffre » de la sophiologie que nous avons à
analyser ici.
La question sans réponse (181)
Que le drame de notre aventure humaine représente les vicissitudes et obstacles
éprouvés par cette volonté théophanique, il n’est point à la mesure de l’homme de
« l’expliquer », c'est-à-dire d’expliquer pourquoi les humains, en masse, préfèrent
l’anonymat de leur non-être, autrement dit pourquoi les humains, en masse
refusent le Nom divin qui aspirait à trouver en eux un réceptacle, un organe
compassionné.
[Mais c’est ennuyeux ! Chez Nietzsche, on pouvait trouver pourquoi les êtres
n’assument pas, en majorité, leur statut d’expériences, en légitimant une économie
du gaspillage dont on trouve trace dès l’époque de la NT. Mais Peut-on projeter
une telle économie sur l’agencement de la Création, même sans faire de Dieu un
économe malebranchien ?]
La réalité comme féminin (183)
Cette précellence du Féminin-créateur comme épiphanie de la Beauté divine va
s’exprimer en paradoxes admirables : elle sera perçue au plan métaphysique de la
naissance éternelle des êtres, comme au plan de la seconde naissance, celle qui en
modelant l’être du mystique selon cette Image précellente, fait éclore en lui le
suprême secret de sa vie spirituelle.
Ibn Arabi observe, par exemple, que dans un hadith rapporté du Prophète, le
conformisme grammatical subit une grave atteinte : contrairement à une règle
d’accord fondamentale, le féminin, dans la phrase, l’emporte sur le masculin. Cela
devient le point de départ de remarques qui seront encore amplifiées par les
commentateurs. Ibn Arabi remarque qu’en arabe tous les termes qui marquent
l’origine ou la cause sont du féminin. On peut donc admettre que, si la phrase, telle
quelle est attribuée au Prophète, est grammaticalement incorrecte, c’est qu’en
revanche le Prophète a voulu suggérer que le féminin est l’origine de toutes
choses. Aussi bien tout ce qui est origine et source d’une chose, en arabe, est-il
désigné en arabe par le nom de Omm, « mère ». C’est là, par excellence, un cas où
un fait de lexique dévoile une réalité métaphysique supérieure.
C’est un sentiment qui s’impose, en effet, si l’on s’arrête à méditer sur le terme
féminin haqîqa qui désigne la réalité qui est vraie, la vérité qui est réelle, la
Réalité essentielle, bref ce qui est l’essence même de l’être, origine des origines,
ce au-delà de quoi plus rien n’est pensable.
‘Abd al-Razzâq Kâshânî, une des grandes figures de l’écoled’Ibn Arabi, consacre
à la notion que connote le terme une page très dense. On peut dire que comme
« agent absolu », cette haqîqa est « le père de toutes choses » ; mais il ne convient
pas moins, il convient mieux encore, de dire qu’elle en est la Mère, parce que,
selon la connotation de son nom qui est féminin, elle réunit en elle action et
passion, c'est-à-dire aussi qu’elle comporte harmonie et équilibre entre
Manifestation et Occultation. En tant qu’elle est le Caché (bâtin) en chaque forme,
et qu’elle est le déterminant qui se détermine en chaque déterminé dont elle est
l’origine, elle est agens ; en tant qu’elle est le Manifesté et l’Apparent (zâhir), et
par conséquent le déterminé dans cette forme épiphanique (mazhar) qui
simultanément la manifeste et la voile, elle est le patiens.
Ce que visent ces considérations, Ibn Arabi le condense ainsi : « Quelle que soit la
doctrine philosophique à laquelle on adhère, on constate, dès que l’on spécule sur
l’origine et la cause, l’antériorité et la préséance du Féminin. Le Masculin est
placé entre deux Féminins : Adam est placé entre l’Essence divine (dhât al-Haqq)
dont il procède, et Eve qui procède de lui. »
[Amusant : l’arabe rencontre le français sur ce point :
La cause, l’origine, la source : ‘illa
L’essence : dhât
L’âme : nafs]
La puissance qui manifeste l’être : qobra
Le dialogue de l’Ange avec Maryam (186)
Devant ma Forme visible tu fuis dans l’invisible…
En vérité mon foyer et ma demeure à moi, sont dans cet invisible…
Ô Maryam ! regarde bien, car je suis une Forme difficile à percevoir.
Je suis nouvelle lune et je suis Image dans le cœur
Quand une Image vient dans ton cœur et s’y établit,
En vain fuirais-tu, cette Image restera en toi,
A moins qu’elle ne soit Image vaine et sans substance,
S’enfonçant et disparaissant comme une aurore mensongère.
Mais je suis pareil à la véritable aurore, je suis la lumière de ton Seigneur,
Car aucune nuit ne rôde autour de mon jour…
Tu prends refuge contre moi en Dieu,
Je suis de toute éternité l’image du seul refuge
Je suis le Refuge qui fut souvent ta délivrance,
Tu prends refuge contre moi, et c’est moi qui suis le Refuge.
Note (341) ; commentaire de Nicholson (Mathnawî) : « Pour l’œil extérieur,
Gabriel l’Ange a l’apparence de la beauté d’une nouvelle lune, mais c’est
seulement son corps d’apparition ; sa forme réelle, ce sont les Attributs divins
manifestés par lui, et qui se réfléchissent comme une image dans le cœur du
mystique. »
Percevoir notre propre parole en notre cœur (187)
Comme le dit encore Jalâloddîn Rûmî, chacune de nos individualités éternelles est
une Parole, un Verbe divin, émis par le Soufgfle de la Compatissance divine.
Lorsque ce verbe pénètre dans le cœur du mystique (comme en Maryam par le
Souffle de l’Ange), c'est-à-dire lorsque éclôt à sa conscience « le secret de son
Seigneur », lorsque l’inspiration divine investit son cœur et son âme, « sa nature
est telle qu’alors est produit en lui un Enfant spirituel (walad ma’nawî) ayant le
Souffle de Christ qui ressuscite les morts. »
Tu es la conscience divine (341)
Mathnawi I, 1934 : « L’Appel de Dieu, qu’il soit voilé ou non voilé, confère ce
qu’il conféra à Maryam. Ô vous qui êtes corrompus par la mort au-dedans de votre
oeau, A la voix de l’Aimé revenez du non-être. Absolue, cette voix provient du Roi
d’Amour, bien que proférée par la gorge de son vassal. Il lui a dit : je suis ta gorge
et ton œil ; je suis tes sens, je suis ton contentement et ton courroux. Va, car tu es
celui dont il est dit : c’est par moi qu’il entend, c’est par moi qu’il voit. Tu es la
conscience divine : à quoi bon dire que tu as cette conscience ? »
Le rôle de la souffrance dans la naissance du Christ dans l’âme (342)
Tant que Maryam ne ressentit point les douleurs de l’enfantement, elle n’alla pas
sous le palmier (Coran 19/23-6). Ce corps est comme Maryam, et chacun de nous
a un Christ en lui ; si la douleur d’amour se lève en nous, le Christ naîtra. »
Chant final du Livre des Théophanies (189)
Ecoute, ô bien-aimé !
Je suis la réalité du monde, le centre et la circonférence,
J’en suis les parties et le tout.
J’en suis la volonté établie entre le Ciel et la Terre,
Je n’ai créé en toi la perception que pour être l’objet de ma perception.
Si donc tu me perçois, tu te perçois toi-même.
Mais tu ne saurais me percevoir à travers toi.
C’est par mon regard que tu me vois et que tu te vois,
Ce n’est pas par ton regard que tu peux m’apercevoir.
Bien-Aimé !
Tant de fois t’ai-je appelé, et tu ne m’as pas entendu.
Tant de fois me suis-je montré, et tu ne m’as pas vu.
Tant de fois me suis-je fait douce effluve, et tu ne m’as pas senti,
Nourriture savoureuse, et tu n’as pas goûté.
Pourquoi ne peux-tu m’atteindre, à travers les objets que tu palpes,
Ou me respirer à travers les senteurs ?
Pourquoi ne me vois-tu pas ? Pourquoi ne m’entends-tu pas ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Théophanie et coincidentia oppositorum (203)
Ibn Arabi reconnaît à l’imagination une fonction qu’elle seule assume :
coincidentia oppositorum (jam’bayna’l-naqîdayn). Ce terme fait allusion à la
réponse donnée à un soufi célèbre, Abû Sa’îd al-Kharrâz : « Par quoi connais-tu
ton Dieu ? — par cela qu’il est coincidentia oppositorum. » Car l’univers des
mondes tout entier est à la fois lui et non lui (howa lâ howa)
Dieu et l’ombre lumineuse (205)
« Ombre » ne doit pas s’entendre ici d’une dimension de ténèbres sataniques,
co,tre-puissance ahrimanienne ; « ombre » s’entend essentiellement d’un reflet,
projection d’une silhouette ou d’un visage dans un miroir. On parlera même
« d’ombre lumineuse » (en tant que la couleur est ombre dans la lumière absolue :
Zill al-nûr par opposition à Zill al-zolma, ombre ténébreuse). C’est en ce sens qu’il
faut entendre cette thèse : « Tout ce que l’on dit autre que Dieu, ce que l’on
appelle l’univers, se rapporte à l’Être divin comme l’ombre à la personne (ou
comme son reflet dans un miroir). Le monde est l’ombre de Dieu. » (Fosus).
La sagesse comme conscience du monde comme représentation (de Dieu) (206)
« Le monde est donc représentation pure (motawahham), il n’a pas d’existence
substantielle ; c’est cela le sens de l’Imagination. Cpmprends alors qui tu es,
comprends ce qui es ton ipséité, quel est ton rapport avec l’Être divin ; prends
conscience par quoi tu es Lui, et par quoi tu es autre que Lui, le monde, ou quel
que soit le mot que tu préfères. Car c’est en proportion de cette conscience que se
décident les degrés de précellence respective entre les Sages ».
Unité du Dénommé, multiplicité des Noms (207)
Tous les Noms divins réfèrent au même Dénommé. Cependant chacun réfère à une
détermination essentielle, différente de l’autre ; c’est par cette individualisation
que chaque Nom réfère au Dieu qui se montre à et par l’Imagination théophanique.
L’homme peut se rendre incapable ou indigne de Dieu (208)
Serait impertinente toute critique purement négative de l’Imagination, puisqu’elle
tendrait à abolir cette révélation de Dieu à soi-même, à le faire rentrer dans sa
solitude d’inconnaissance, à refuser à ses Noms l’aide qu’ils attendent de nous, dès
la prééternité. Aussi bien cela n’est-il pas au pouvoir de l’homme. Ce qu’il peut,
c’est refuser cette révélation, c'est-à-dire s’en rendre incapable ou indigne.
[Mais comment si, en tant que chose du monde, il n’est pas substantiel ? Et
pourquoi, s’il est la simple émanation d’une eccéité ?]
Est-ce l’eau qui prend la couleur du vase, ou le vase qui prend la couleur de l’eau ?
(211)
De nombreux soufis professent que l’Être divin s’épiphanise au cœur de chaque
fidèle selon l’aptitude de ce cœur, c'est-à-dire qu’il prend chaque fois la Forme qui
correspond à l’exigence et à la réceptivité que mesure cette aptitude. Il semble
que, pour Ibn Arabi, une explication inverse de ce « kathénothéisme mystique »
vaille de préférence quand il s’agit du gnostique (‘ârif). Ce n’est pas le cœur qui
donne sa « couleur » à la forme qu’il reçoit, mais inversement le cœur du
gnostique « se colore » à chaque instant de la couleur, c'est-à-dire de la modalité
de la Forme sous laquelle l’Être divin s’épiphanise à lui. Il est alors comme une
pure « matière spirituelle » qu’informent ces croyances, ou comme un miroir
recevant les formes et couleurs qui s’y reflètent, mais se dilatant et se resserrant à
leur mesure. C’est lui alors qui révèle son cœur à l’Être divin sous la forme même
où celui-ci se montre à lui.
[Il n’y a pas transparence pure à la pure lumière, vase sans couleur (Eckhart) ;
mais la couleur dont il s’agit est celle qui se décline du prisme du Nom, et non
celle d’un ego individuel. La couleur du vase est l’egoïté du Nom ; le gnostique se
fait donc reflet pur d’une lumière déjà colorée.
Il faut d’ailleurs ajouter que le gnostique est susceptible d’accueillir les autres
couleurs (sans pour autant être capable de voir la lumière pure).]
Le gnostique comme méta-relativiste (212)
Pour le gnostique, ce sont toutes les croyances qui deviennent alors autant de
visions théophaniques dans lesquelles il contemple l’Être divin ; le gnostique,
selon le cœur d’Ibn Arabi, possède la vraie « science des religions ».
[Le gnostique sait que Dieu se montre à travers toute représentation ; et il est
suffisamment wittgensteinien pour ne pas chercher à réduire ce qui se montre à la
somme des caractéristiques (même structurales) communes à toutes les
représentations. Il n’y a pas de critères de Dieu ; ou plutôt, il n’y a que des critères
qui, chacun, définissent un système de croyances. Mais chacun de ces critères
n’est qu’un symptôme de Dieu.]
[C’est une sorte d’absolutisme relativiste : c’est justement parce que toute
représentation est représentation d’un même universel qu’il serait vain de vouloir
trouver une « représentation universelle », ou de nier l’absoluité du représenté.
Opposition à la mystique rhénane : il s’agit bien ici de conserver la représentation,
et donc la distinction ; il ne s’agit pas d’une fusion en laquelle la divinisation de
l’homme aboutit à l’absence de saisie par l’homme de la divinité. La fusion
unitive est plus radicale, mais on y perd toute possibilité de représentation. Ce
n’est pas que l’âme ne puisse plus « dire » ce qu’elle a vu ; c’est qu’à bon droit,
elle ne voit plus rien. Rien de plus aveugle qu’un miroir.]
L’achèvement de la connaissance gnostique : la contemplation de l’heccéité (213)
Le gnostique dénoue tous les nœuds de toutes les croyances particulières, et
pourtant il a, lui aussi, la vision théophanique de son Seigneur. C’est que cette
vision ne lui est plus donnée sous la forme de telle ou telle croyance prescrite ou
imposée par telle ou telle collectivité religieuse ou sociale. Ce qui se montre au
gnostique, c’est la forme sous laquelle lui-même est connu de Celui qui évoqué
son être, c'est-à-dire son héccéité éternelle, celle qui Le connaît sous la forme où
Lui-même la connaît.
Toute représentation de Dieu est compassion de Dieu (213)
Le jour où est surmonté ce que Schelling devait appeler le « monothéisme
unilatéral », c’est le jour où le gnostique perçoit que le « Dieu créé dans les
croyances » est chaque fois, lui aussi, compris dans la Compassion divine
existentiatrice, qu’il est une des formes de l’Imagination de la divinité se révélant
à elle-même et donnant à ses Noms la manifestation à laquelle ils aspirent.
Comprendre le dogme comme un mazhar, un symbole, c’est en dénouer le
dogmatisme, et la Résurrection, l’autre monde, c’est cela, ou plutôt cela l’est déjà.
Et c’est pourquoi Ibn Arabi déclare : La connaissance de Dieu n’a pas de limite à
laquelle ferait halte le gnostique. Et comment aurait-elle une limite, puisqu’elle
s’alimente aux formes théophaniques de l’être qui sont en perpétuelle
métamorphose, et alors que la récurrence de la Création, laquelle signifie ces
métamorphoses de théophanies, est la règle même de l’être ? »
( …) (223) Connaître son heccéité éternelle, sa propre essence archétypique, c’est
pour un être terrestre connaître son « Ange », c'est-à-dire son individualité
éternelle telle quelle résulte de la révélation de l’Être divin s’y révélant à lui-
même. « Retourner à son Seigneur », c’est réaliser ce couple éternel du fidèle et de
son Seigneur, lequel n’est pas l’Essence divine dans sa généralité, mais dans son
individualisation dans tel ou tel de ses Noms. Aussi bien, supprimer cette
individuation advenue dans le monde du Mystère, c’est abolir pour l’être terrestre
sa dimension achétypique ou théophanique propre, son « Ange ». N’étant plus à
même de recourir à leur Seigneur, les êtres se trouvent livrés à une même
Omnipotence indifférenciée, tous équidistants et confondus dans la collectivité
religieuse ou sociale. Alors il leur est loisible de confondre leur Seigneur qu’ils ne
connaissent plus tel qu’il est, avec l’Être divin en soi, et de prétendre l’imposer à
tous. (…) Ayant perdu son lien avec son Seigneur-archétype propre (c'est-à-dire
ayant perdu conscience de soi), chaque moi est livré à une hypertrophie dégénéra,t
facilement en impérialisme spirituel ; la tâche n’est plus de faire que chacun
s’unisse à son propre Seigneur, il ne s’agit que d’imposer à tous le « même
Seigneur ».
[cf. inflation du moi chez Jung]
[Dissolution de la vérité dans la réalité ; il n’y a pas de représentation fausse, car
toute représentation de Dieu est une représentation de Dieu ; en ce sens, Dieu ne
saurait se montrer à lui-même (à nous-mêmes) sous une forme qui ne lui
appartient pas.
Et l’on ne dispose ni du subterfuge leibnizien (explication du mal par la
soumission de Dieu au principe de compossibilité), ni de la théodicée chrétienne
selon laquelle il faut que le mal existe pour que sa gloire puisse se manifester. On
ne peut pas même dire que le mal viendrait de la nécessaire clôture de toute
représentation, puisque chaque représentation est monadique et éclaire à sa
manière tous les Noms.
On ne dispose pas non plus du stratagème nietzschéen, qui supprime toute pré-
connaissance de Dieu par lui-même (même sous une forme encore immanente).
Pour Nietzsche, la Vie a besoin d’une masse d’esclaves ignorants pour faire naître
le génie qui, seul, constitue véritablement une nouvelle expérience. Le Dieu
nietzschéen se découvre réellement à travers l’actualisation des possibles, et il est
anti-malebranchien en ce qu’il n’est pas asservi à une logique de l’économie. Le
gaspillage est indifférent. Mais comment appliquer ce principe à Ibn Arabi ?
On peut certes garder, avec Ibn Arabi, une hiérarchie des représentations : seule la
représentation du gnostique se donne pour ce qu’elle est, se connaît elle-même en
tant que représentation (et c’est d’ailleurs en cela qu’elle dépasse toutes les autres,
qu’elle se dé-cloisonne.) La meilleure représentation est celle qui se connaît elle-
même comme représentation ; ce faisant, elle donne accès à la fois à une
représentation plus fidèle (à la fois plus fidèle et plus globale, plus « ouverte »), et
à une réelle connaissance de soi (héccéité). C’est parce que le gnostique sait ce
qu’il est que sa connaissance de Dieu est meilleure, ce qui lui ouvre la voie à la
connaissance de qui il est. Inversement, le fanatique se trompe dans le regard qu’il
porte sur sa représentation ; ce faisant, cette représentation se cloisonne et il
échoue à s connaître lui-même, etc.
Mais c’est qu’alors cette limitation de la vision, cette inconnaissance est, elle
aussi, une expression d’une héccéité. La question est alors : comment Dieu peut-il
se manifester lui-même à travers une conscience qui s’ignore elle-même ? Celui
qui n’a pas conscience de ce qu’il est réellement peut-il être un support pour la
conscience que Dieu prend de lui-même ? Le fanatique a une représentation étroite
de Dieu, et son fanatisme vient justement du fait qu’il ignore l’étroitesse de cette
représentation, étroitesse qui fonde le caractère fanatique de sa croyance, etc. On
comprend bien ici comment l’ignorance de soi-même et l’ignorance de Dieu vont
de pair. Mais justement pourquoi cette ignorance ? Et si le gnostique peut prendre
en charge l’expression et la conscientisation des Noms, pourquoi n’y a-t-il pas que
des gnostiques ?
Toujours le même problème : si la beauté est la manifestation la plus parfaite,
pourquoi la laideur, etc.
La seule issue semble être qu’il n’existe de mal que relativement à un système de
critères solidairement liés à une croyance particulière ; et qu’en réalité il n’existe
pas de valeurs absolues. En ce sens, on ne peut pas hiérarchiser les valeurs en les
corrélant à la valeur de celui auquel elles se rattachent (les valeurs du gnostique se
trouvant en haut). Car précisément, le point culminant étant l’accès à la relativité
des perspectives, et celles de l’égale dignité de tous les Noms, il n’y a pas, il ne
peut pas y avoir à proprement parler de « valeurs » du gnostique. Le gnostique ne
peut pas être un moraliste ; c’est même en cela qu’il est nécessairement objet de
scandale. Si l’on suit Ibn Arabi, le gnostique est celui qui, devant le fanatisme,
s’émerveille en discernant ce qui, dans ce fanatisme, est l’expression, la révélation
d’un Dieu (qui n’est, certes, aucunement celui que se représente le fanatique.)
L’erreur de Pangloss n’est, dans cette optique, pas celle de voir la manifestation de
Dieu partout ; c’est de réduire les Noms à un seul : le rationnel. L’erreur est de voir
partout témoignage du Dieu tel que lui se le représente, et non tel qu’il échappe à
toute représentation. En ce sens, le gnostique s’émerveillera moins de ce que le
monde est que de ce que sont les représentations existantes de la divinité.
Il est comme un anthropologue qui s’émerveillerait du spectacle de la nature
humaine telle que la diversité des naturalismes (et des culturalismes) en constitue
l’expression. Le bastion imprenable de l’anthropologue moderne, c’est de définir
l’homme comme l’être qui produit des définitions de l’homme. En ce sens, chaque
définition de l’homme (y compris celles qui le définissent comme un être qui ne
peut se définir) sont des confirmations ou plutôt, des illustrations de l’hypothèse
de départ. Toute définition éclaire et manifeste la nature de l’homme, elle en est
l’expression directe ; mais justement pour cette raison, aucune n’est « vraie », et
l’anthropologue accède à cette connaissance de lui-même, d’être en lequel la
nature humaine se connaît elle-même sans pour autant venir se limiter à une
somme de prédicats déterminés.
Les deux questions sont encore liées ; cela implique-t-il que toutes les définitions
soient également valables ? Et si ce n’est pas le cas, comment expliquer, dès qu’un
principe téléologique entre en jeu, que des mauvaises représentations adviennent ?
Car soit elles sont des supports actifs pour l’émergence de bonnes représentations
(manifestation de la gloire, apparition du génie, etc.), soit… il devient difficile
d’expliquer leur présence. ]
Le monde comme création perpétuelle (215)
Nous n’avons pas conscience qu’à chaque instant il y ait existentiation et
disparition, parce qu’à l’instant même de la disparition, est existentié le semblable
de ce qui vient de disparaître. Nous croyons que l’existence, la nôtre par exemple,
est continue dans le passé et dans l’avenir, et cependant à chaque instant le monde
revêt une création nouvelle, revêtement qui jette aussi bien un voile sur notre
conscience, puisque nous ne nous apercevons pas de ce renouvellement incessant.
[Une création perpétuelle qui rencontre toutes les objections qu’elle soulève chez
Descartes, mais qui de plus n’est plus régie par des lois de la mécanique assurant
la stabilité du système : quantité de mouvement constante, etc. Il semble préférable
de la concevoir encore sous la forme du rêve : le rêve est une création perpétuelle.]
Le fondement positif de ces métamorphoses, c’est la perpétuelle activation des
Noms divins requérant l’existentiation concrète des héccéités qui manifestent ce
qu’ils sont, mais qui en elles-mêmes sont de purs possibles, ne requérant pas
l’existence concrète de par elle-même.
[En un sens, l’existence est et n’est pas un prédicat ; elle n’en est pas un, car elle
ne fait pas partie des « possibles » qu’il s’agirait d’actualiser. Mais elle en est un
dans la mesure où le fait d’exister rend perceptible par nous ces héccéités qui
deviennent ainsi sensibles à Dieu. L’existence concrète affecte le statut
ontologique des êtres, car Dieu lui-même « existe » davantage lorsqu’il est réfléchi
par des êtres existants ; peut-être l’un des moyens de saisir cette idée est-elle que,
en existant, l’homme devient conscient de lui-même (contrairement aux êtres qui
peuplent nos rêves).
On rejoint ici l’idée selon laquelle un phénomène ne peut pas être la cause d’un
autre phénomène.]
Résurrection et naissance spirituelle (219)
« Lorsque l’Être divin s’épiphanise au fidèle sous la forme de sa croyance, elle est
vraie. Il professe cette croyance en ce monde. Mais alors le nœud (‘aqd), c'est-à-
dire son dogme (‘aqîda) qui le lie à cette détermination, se dénoue lors de la levée
du voile dans l’autre monde ; le dogme cesse et devient connaissance directe
(moshâhada). Cela, c’est le seuil du mouvement ascensionnel après la mort, pour
celui qui fut de croyance authentique et capable de vision mentale. » Eschatologie,
certes. Mais nous avons vu qu’il convenait d’entendre chez Ibn Arabi la
Résurrection (Qiyâmat) également au sens initiatique de la nouvelle naissance
spirituelle dès ce monde. A ces « ressuscités » vient alors de Dieu ce qu’ils
n’avaient pas encore imaginé dans l’Ipséité divine avant le lever du voile de
l’inconscience ; il leur vient une capacité d’assentiment croissante à la mesure de
formes toujours nouvelles.
Ce mouvement ascensionnel n’entraîne pas seulement l’homme ; tout être est en
état d’ascension perpétuelle, puisque sa création est en état de perpétuelle
récurrence. Cette création renouvelée, c’est chaque fois une Manifestation (izhâr)
de l’Être divin manifestant les héccéités possibles à l’infini, en lesquelles il
essentialise son être. Tout être est en ascension avec l’instant, pour autant qu’il
accueille les théophanies, et chaque théophanie augmente sa capacité, son aptitude
à en recevoir une nouvelle.
[Mais l’homme n’est-il pas l’être par lequel cette apocatastase tendancielle
s’effectue, lui qui « reconduit » chaque chose à ce qu’elle symbolise ? N’est-ce pas
par l’homme qui perçoit la danse de l’héliotrope comme prière que celle-ci permet
à Dieu de se manifester à lui-même ?]
Le monde comme un rêve à interpréter (222)
La sentence attribuée au Prophète : « Les humains dorment, à leur mort ils se
réveillent », donne à comprendre que tout ce que les humains voient dans leur vie
terrestre est du même ordre que les visions contemplées en songe. La supériorité
du rêve sur les données positives de la veille est même là : permettre, ou plutôt
requérir une interprétation qui dépasse les données, parce que ces données
signifient autre chose que ce qui se montre. Elles manifestent (et tout le sens des
fonctions théophaniques est là). On n’interprète pas ce qui n’a rien à vous
apprendre, ne signifie rien de plus que ce qu’il est. C’est parce que le monde est
Imagination théophanique, qu’il est constitué d’apparitions demandant à être
interprétées et dépassées. Mais alors aussi c’est par la seule Imagination active que
la conscience, éveillée à la vraie nature du monde comme « apparition », peut en
dépasser les données, et par là se rendre apte à de nouvelles théophanies.
Fanâ’ et discrimination (225)

L’état de fanâ’, comme abolition de la distinction, est l’épreuve initiale, parce que
la discrimination authentique ne peut venir qu’au terme d’une longue pédagogie
spirituelle. En effet, lorsque le fidèle discrimine entre divinité et humnité sans
avoir expérimenté ce fanâ’(comme le font toutes les croyances dogmatiques
posant la divinité comme objet), c’est par inconscience de son unité essentielle
avec l’Être divin, c'est-à-dire de la conjonction sans fêlure entre lâhût et nâsût.
Mais quand il discrimine postérieurement à son expérience du fanâ’, c’est par
cette conscience vraie de ce que sont Haqq et khalq, le Seigneur et son vassal,
lâhût et nâzût : bien qu’il y ait entre les deux une unité essentielle, la créature se
discrimine du Créateur comme la forme se discrimine du Créateur comme la
forme se discrimine de la substance dont elle est la forme. Si « être un Coran »
correspond à l’état de fanâ’, forqân correspond à l’état de baqâ’ (surexistence) :
discrimination après unification. Et c’est peut-être l’aspect que connotent chez Ibn
Arabi les termes de fanâ’ et baqâ’ : revenir à soi après évanouissement,
persistance après abolition.

[cf. Ruzbehan : dissolution et discrimination.]