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La naissance du christianisme

La naissance
du christianisme
Jérôme Prieur,
Écrivain, cinéaste

Animateur GREP
Présenter Jérôme Prieur est à la fois facile et difficile. Facile parce que c’est un homme
qui se consacre à des sujets très ciblés ; difficile parce qu’il y a beaucoup de choses à dire
pour le présenter. Pour faire très court : Jérôme Prieur, vous êtes écrivain et cinéaste ;
depuis votre premier livre paru en 1980, la quasi-totalité de vos textes et de vos documen-
taires vidéo sont consacrés à la littérature, les arts et l’histoire, et - m’avez-vous dit ce
matin - l’archéologie pour très bientôt.
Comme beaucoup de cinéastes de votre génération, vous avez commencé comme critique
à la Nouvelle Revue Française, la fameuse NRF, de 1976 à 1983. De 1980 à 1989, vous
êtes producteur à l’INA où vous avez dirigé une fort belle collection de portraits d’écri-
vains contemporains : « Les Hommes-livres ». Vous avez publié plusieurs livres, réalisé
des documentaires. Ce qui va nous intéresser ce soir, c’est le fruit de votre collaboration
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avec Gérard Mordillat. Collaboration très ciblée et très prolifique depuis 1998 : quelques
livres, Jésus avec Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus, Jésus Illustre et Inconnu,
qui tournent autour d’un personnage célèbre. Et très récemment – ce qui montre votre
sens de la provocation -, un ouvrage sorti en 2008, De la Crucifixion considérée comme
un accident du travail. Mais, parallèlement à ce travail, il y a eu vos séries télévisées, qui
ont toutes connu un remarquable succès (qui n’était pas forcément couru d’avance) : en
1998, Corpus Christi, plus d’un million de spectateurs sur ARTE ; en 2003, L’Origine du
christianisme, les années qui suivent la mort de Jésus ; et en 2008, L’Apocalypse, les 400

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premières années qui auront amené cette petite secte juive à devenir la religion d’État
du grand empire romain, et donc à formater grandement l’Europe actuelle. Et c’est de
ce sujet que nous allons discuter ce soir. Par rapport à cette série et aux kilomètres de
louanges que l’on peut trouver sur Internet, j’ai essayé de trouver quelques critiques.
Voici les reproches que j’ai pu trouver à propos de l’Apocalypse de 2008. On parle de la
petite voix off qui, mine de rien, semble orienter la réflexion du spectateur ; on parle de
chercheurs, tous certainement éminents, qui ne sont pas unanimes, d’un travail de mon-
tage dont certaines critiques mettent en cause la neutralité ; en corollaire, des intervenants
qui ne débattent jamais entre eux, et une attaque violente, je cite : […] avoir utilisé de
grosses ficelles en isolants des phrases de leur contexte pour en retourner le sens, dans
une volonté d’imposer une théorie, à savoir, expliquer aux catholiques français pourquoi
ils sont forcément liberticides et ontologiquement antisémites. Vous aurez sans doute,
pendant le débat, l’occasion de revenir sur cette accusation. Je vais tout de suite passer à
mes premières questions. Tout d’abord, sur la série télévisée : pas d’images, ou si peu, des
intervenants filmés sur un fond sombre et un extraordinaire travail de montage. Pourquoi
ces choix ?

Jérôme Prieur
Pourquoi ces choix ? Parce que faire un film c’est d’abord faire un certain nombre de
choix, et refuser surtout un certain nombre de choses. Je me souviens quand, avec Gé-
rard Mordillat, nous avons commencé à rêver de ce projet : c’est venu accidentellement,
nous ne pensions pas que nous passerions une douzaine d’années de notre vie dans les
textes chrétiens. Quand nous avons forgé le premier projet de ce qui allait devenir Corpus
Christi - après bien des vicissitudes, parce que c’était complètement inattendu, y compris
pour nous-mêmes - nous avons écrit un document de travail pour convaincre les décideurs
de la télévision, fussent-ils ceux d’ARTE. C’était un document énorme, où on racontait
qu’on irait voir les chercheurs dans les différents lieux où ils travaillaient, qu’on allait
filmer les lieux dans lesquels s’étaient passés les événements dont nous parlions, que
nous irions de bibliothèques en salles de lectures, d’une institution à l’autre, d’un pays
à l’autre. Et puis quand nous avons commencé à préparer le film, c’est-à-dire, à faire les
premières rencontres de chercheurs, très vite nous nous sommes rendu compte que les
différents chercheurs qui travaillaient sur la question du Nouveau Testament à travers
le monde, travaillaient dans des conditions très différentes les unes des autres : il y avait
les Dominicains qui travaillaient à l’École Biblique de Jérusalem, d’autres étaient dans
168 la cave du couvent St-Etienne ; il y avait les chercheurs de Harvard qui travaillaient avec
de tout autres moyens ; il y avait des chercheurs en Allemagne, en Suisse qui eux aussi
étaient dans un tout autre environnement. Petit à petit on s’est dit que c’était une erreur
fondamentale de vouloir les filmer dans leur décor parce que notre crainte était que le
spectateur soit sensible avant tout à la disparité qui existait entre ces différents cher-
cheurs : disparités de langue, de culture, de discipline mais aussi de condition de travail,
de condition sociale.
Peu à peu a émergé l’idée qu’il fallait, au contraire, créer une sorte de chambre noire – au
sens photographique, comme au sens de chambre d’étude - dans laquelle nous allions

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amener successivement les différents chercheurs que nous voulions interroger. Donc, le
tournage s’est fait dès la première série, Corpus Christi, comme pour les deux autres,
en studio, et les chercheurs étant invités à venir à Paris successivement, ne se sont pas
rencontrés. Il ne s’agissait pas d’un travail de type journalistique où on se retrouve face à
quelqu’un à qui on pose une batterie de questions. C’était un dispositif intellectuel et là,
tout était mûrement réfléchi, prémédité, préparé avec chacun des chercheurs qui savait
sur quel domaine de compétences on allait l’interroger et qui pouvait interagir sur le sujet.
Donc, un protocole de tournage défini avec chaque chercheur et un dispositif intellectuel.
Mais tourner en studio signifiait aussi un pari où les acteurs de cette histoire seraient
les chercheurs, ces grands lecteurs des textes anciens que sont les chercheurs, exégètes,
qu’ils soient chrétiens, non chrétiens, travaillant sur ces textes dans le monde entier. Ain-
si, à partir du moment où ces chercheurs allaient être particulièrement présents à l’image,
il fallait concevoir ces films comme une galerie de portraits : nous avions en tête, les
modèles de la peinture flamande ou les modèles cinématographiques (comme la Passion
de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer). Ce qui était vital pour nous était de faire en sorte que
chacun des acteurs, chacun des chercheurs, soit un personnage du film, et donc un grand
souci a été accordé, tout au long du tournage des trois séries, à la manière de filmer cha-
cun des participants, à la manière de lui proposer de s’installer à la table devant nous. Je
pense à Émile Puech qui avait naturellement la position qu’il a dans son bureau à Jéru-
salem ; la caméra représentant le public de ce soir, certains étaient face à nous, d’autres
bougeant ou ne bougeant pas ; certains avaient un discours très fluide, d’autres plutôt dans
l’hésitation, dans l’improvisation. J’insiste beaucoup sur l’idée de galerie de portraits.
Souvent, un peu ironiquement, on nous a reproché de faire de la radio filmée. On a propo-
sé à ceux qui nous faisaient ce reproche de retourner leur poste de télévision et de ne faire
qu’écouter la série ! On se rend alors compte qu’on perd 50 à 60 % du film. C’est-à-dire
que le film est fait de discours, mais aussi de langage, d’hésitations, du travail de la pen-
sée, de l’expression corporelle qui va avec ce discours. C’est en cela que les chercheurs
sont vraiment les personnages de ces films.
L’autre aspect très important de notre dispositif cinématographique a été de refuser le
recours à l’iconographie. L’iconographie est très largement postérieure au siècle dont il
est question. Elle résulte d’une époque où la tradition picturale est une interprétation des
textes. De la même manière, nous avons refusé d’aller tourner dans les lieux mêmes qui
sont postérieurs aux textes ou légendaires. Si on pose la question aux Pères Dominicains
de l’École Biblique et Archéologique de Jérusalem de ce qu’on peut filmer, ils répon-
dent « qu’il doit bien rester quelques pierres du mur du Temple, le Mont des Oliviers 169
n’a pas dû changer de place et il y a une source que Jésus Christ et ses disciples ont pu
connaître », sinon, l’ensemble des lieux de pèlerinage renvoie aussi à une tradition pos-
térieure aux événements eux-mêmes. Donc, on ne s’est pas engagé sur ce terrain et au
contraire, on a fait, avec des livres contemporains et des manuscrits les plus anciens, les
paysages de notre film, jusqu’à filmer, par exemple, ce qui sert d’ouverture à chacun des
épisodes de la première série, le Papyrus Bodmer (qui est conservé à la fondation Bod-
mer, - magnifique bibliothèque privée à côté de Genève - et qui est un exemplaire presque
complet de l’évangile de Jean) : c’est une copie, car il n’y a pas d’originaux de ces textes,

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mais cette copie, qui est la plus ancienne au monde, date de la fin du IIe siècle. C’est une
petite liasse de feuillets de papyrus écrits au calame avec une encre noire, et quand on l’a
en face de soi, c’est extrêmement émouvant. Donc avoir la chance de pouvoir montrer
ces manuscrits, mais aussi des manuscrits médiévaux, qui témoignent de la transmission,
la tradition de ces textes, c’était la meilleure manière de montrer que cette histoire, pour
nous, aujourd’hui, en dehors de nos convictions personnelles, de nos croyances ou non-
croyances, était une histoire littéraire : il est possible, à la fin du XXe siècle et au début
du XXIe siècle, de considérer le Nouveau Testament comme un livre, un livre sacré pour
les chrétiens, mais un livre qu’il faut essayer de lire le plus possible, lire entre les lignes
et mot à mot.

Animateur GREP - Justement, comment avez-vous choisi ces différents intervenants ?

Jérôme Prieur
Ces différents intervenants, il faut d’abord les rencontrer, ce qui signifie les lire, dans un
premier temps. Après ce travail accumulatif, on bénéficie de la formation qu’on se donne
au fur et à mesure du temps. Mais d’abord, nous sommes allés, fort de quelques hypo-
thèses hasardeuses censées expliquer tout sur le Nouveau Testament, rencontrer deux ou
trois chercheurs, dans les années 96 ou 97, au début de notre travail. Là, on a eu l’impres-
sion de s’engager dans un dialogue de sourds avec les chercheurs qui étaient en face de
nous : ils ne comprenaient pas ce qu’on leur soumettait, et nous ne comprenions ce qu’ils
nous disaient. Ca pouvait durer longtemps ; on s’est dit que soit on abandonnait, soit on
travaillait. Donc, on s’est mis à travailler, Gérard Mordillat et moi, et à lire beaucoup, en
se donnant des rendez-vous de travail, dans un petit bureau, l’un en face de l’autre, car
c’était lire et s’interpeller, échafauder des hypothèses, etc. C’était aussi se constituer une
bibliothèque : il n’y avait pas de « bible » nous permettant de savoir dans quelle direction
aller. Nous avons inventé, au fur et à mesure de notre marche, notre grille de lecture,
notre mode d’emploi, nos questions. Ainsi, au fil du temps, nous avons été moins limités
et nous avons commencé à sortir de notre tanière et à prendre rendez-vous avec les cher-
cheurs dont les travaux nous paraissaient intéressants. Ce fut une suite de rencontres : il
y a eu ceux avec qui la rencontre a marché, et ceux avec qui elle n’a pas fonctionné. Il
y a une espèce de casting, sans critère particulier, qui fait que petit à petit on « recrute »
un ensemble de chercheurs, l’essentiel étant aussi de respecter un certain équilibre entre
les différentes obédiences, en ne cachant pas que nous n’étions pas dans une perspective
170 religieuse puisque nous entreprenions de faire un film dont la démarche était laïque. À
partir du moment où les chercheurs étaient capables de jouer ce jeu avec nous, le dialogue
était possible. On a donc rempli notre carnet d’adresses, et comme souvent on a eu les
yeux plus gros que le ventre parce qu’on a trouvé tous ces gens passionnants : il arrive
un moment où il faut restreindre ses ambitions et ne pas vouloir filmer la terre entière.
Il y a une diversité dans ce domaine de recherche, comme dans tous domaines de re-
cherches. Il y a de notre part, une dimension subjective : ces films ne sont pas un palma-
rès. Si on devait refaire ces films aujourd’hui, on les ferait avec d’autres chercheurs, parce
que certains ont disparu, et que d’autres sont apparus : le film consigne un certain état

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de la recherche sur le Nouveau Testament ou sur les origines du christianisme. J’ajoute


une chose : il était très important pour nous d’avoir ce point de vue laïque, même si,
pour l’essentiel, les chercheurs en ce qui concerne la période du Nouveau Testament sont
par définition beaucoup de chercheurs catholiques ou protestants. En dehors d’eux, qui
n’étaient pas disqualifiés du fait qu’ils appartenaient à telle ou telle institution, il nous
paraissait primordial dès le début de faire intervenir d’autres regards et notamment des
lectures juives des origines du christianisme.

Animateur GREP - Merci pour ces premières réponses sur la forme du produit, et on
va maintenant entrer dans le fond, en rappelant que le sous-titre de la série l’Apocalypse
était la citation d’Alfred Loisy « Le Christ a annoncé le Royaume et c’est l’église qui est
venue ». Ce sous-titre un peu orienté m’amène à vous poser la question sur le fond : com-
ment cette petite secte juive a-t-elle pu devenir, en 400 ans, la religion de l’État le plus
puissant du monde ? Est-ce que cela ne relève pas du miracle ?

Jérôme Prieur
C’est une question qui a préoccupé beaucoup de chercheurs et d’historiens depuis long-
temps, une sorte de paradoxe qui était inscrit au départ de la première série Corpus Chris-
ti : comment Jésus, crucifié par les Romains, comme « roi des Juifs », se retrouve être
le fondateur, trois siècles plus tard, d’une religion qui s’est séparée radicalement du ju-
daïsme et qui est la religion de l’Empire romain. C’est ce retournement extraordinaire qui
n’a cessé de nous préoccuper ; c’est à cette question qu’on a cherché à répondre. La ré-
ponse n’est pas simple. Si on y a consacré trente heures de film et questionné une soixan-
taine de chercheurs dans le monde entier, c’est que cette question doit être prise de divers
points de vue, qu’il n’y a pas de réponse unique, qu’il y a tout un processus. Vous citez la
phrase d’Alfred Loisy qui a été un sésame dans cette aventure. Alfred Loisy était un prêtre
qui enseignait l’histoire religieuse à l’Institut Catholique de Paris, et qui a fini privé d’en-
seignement, puis excommunié, mais élu au Collège de France. En 1904, alors qu’il était
encore prêtre, il a écrit un petit livre rouge, qui a fait scandale dans les milieux chrétiens,
« l’Évangile et l’Église », qui n’a jamais été réédité jusqu’à ces dernières années : on nous
a aussi fait le reproche de méconnaître le sens profond de la pensée d’Alfred Loisy, mais
il se trouve que les seuls à avoir réédité Alfred Loisy, c’est nous, chez un petit éditeur en
2001 (les éditions Noésis/Agnès Viénot)…Ce livre tellement cité était devenu introuvable
en librairie depuis les années 20 ! Il faut dire que ce livre a fait scandale.
Alfred Loisy était un très fin lecteur des évangiles et de l’ensemble des textes du Nouveau 171
Testament, dans une langue admirable ; c’était quelqu’un qui cherchait par la seule force
de la lecture à comprendre comment les textes avaient été possibles, quelle était l’histoire
qui se cachait sous les textes. Donc, c’est une prose et une pensée très nouvelle au début
du XXe siècle. Et au milieu de ces pages, Alfred Loisy a eu une phase saisissante : « Jé-
sus… » (non pas le Christ mais le personnage historique) «… a annoncé le Royaume… »
(le Royaume de Dieu sur Terre, c’est-à-dire le royaume d’Israël) «…et c’est l’Église qui
est venue ». Cette petite phrase montrait, à ses yeux, la transformation de la perspective
du fondateur (fondateur malgré lui) et le fait qu’une institution s’était mise en place après

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sa mort : donc le christianisme reposait sur cet hiatus, pour ne pas dire ce renversement.
Mais je crois qu’en soulignant « l’attente du Royaume » et « l’Église qui est venue »,
Alfred Loisy met le doigt sur ce qui est crucial dans la naissance du christianisme, même
si pour lui cela a pu être aussi apologétique.
Vous parliez, tout à l’heure, de l’importance du temps, de la perspective du temps.
Mais cette perspective de la fin des temps pour Jésus et ses disciples, qui sont juifs (ne
l’oublions pas, même si après on en a fait des chrétiens), est essentielle. Ces juifs du
premier siècle de notre ère attendent la fin des temps, attendent l’Apocalypse (Rome
occupe la terre élue par Dieu, la terre sacrée : c’est incompréhensible, inadmissible, qui
suppose qu’il faille se laver des fautes qui ont pu amener Dieu à punir son peuple, où
qu’il faille se plonger dans la lecture scrupuleuse de la Tora, comme le revendiquent les
pharisiens, ou qu’il faille en passer par un baptême de purification, comme le veulent
les disciples de Jean-Baptiste). Les disciples de Jésus attendent la fin des temps comme
le grand miracle, le grand retournement qui va permettre de restaurer la souveraineté de
Dieu sur la terre qu’il a élue. Ce qu’on a tendance à oublier. Et c’est tellement puissant,
c’est une clé d’explication tellement forte, qu’elle fédère les premiers textes chrétiens
(dans l’Évangile de Jean, Jésus explique à Pilate que son Royaume n’est pas de ce
monde, mais je reviendrai là-dessus, sur le fait que les textes chrétiens ont dû aménager
les positions qui pouvaient paraître dangereuses) : elle est à l’œuvre dans les Épîtres de
Paul, premier texte chrétien écrit vers les années 50-51, dans les Évangiles synoptiques
(Marc, Matthieu et Luc), au cœur du texte que l’on connaît sous le nom de l’Apocalypse
de Jean. Mais plus encore, cette attente de la fin des temps est placée dans la bouche
de Jésus dans l’Évangile de Marc au moment même où déjà cette fin des temps est
reculée, ne se produit pas. Je vais vous lire cet extrait du chapitre XIII de l’Évangile de
Mars, premier des quatre Évangiles, écrit vers la fin des années 60 du premier siècle
de notre ère, où Jésus dit à ses disciples : « Vous aussi, lorsque vous verrez cela arriver
[l’Apocalypse], rendez compte qu’Il est proche, qu’il est aux portes. En vérité, je vous le
dis, cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive. » Mais quand ce texte
est écrit dans les années 60, il y a déjà une génération qui est passée ; et on laisse cette
phrase dans la bouche de Jésus ! C’est vous dire qu’il y a là quelque chose d’inquiétant
et de vital : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. Quant au jour
et à l’heure, nul ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne d’autre que
le Père. » Deux mille ans plus tard, je trouve cela étonnant. Vous avez dans ce bout de
texte, une sorte de boite noire, comme pour un accident d’avion : il y a une espérance
172 qui ne se réalise pas, mais on trouve la boite noire qui est ce texte que les chrétiens lisent
sous le nom de Nouveau Testament. On y lit Jésus dire à ces disciples que la génération
ne passera pas avant que la fin des temps ne se réalise, et cette génération est passée et
la prophétie ne s’est pas réalisée : mais c’est là, dans les textes, toujours. Comme le dit
la suite du texte, « nul ne connaît ni le jour, ni l’heure », et cette attente, cette angoisse,
cet espoir, on va les trouver encore dans un texte très tardif du Nouveau Testament - la
première épître de Pierre - qui est écrite plutôt au IIe siècle de notre ère, et où cette
théorie est formalisée pour expliquer que Dieu ne compte pas de la même manière que
les hommes. Je pense qu’au cœur du christianisme primitif, si Jésus est le Christ, c’est

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qu’il est le Messie au sens juif, celui qui annonce la venue du Royaume, la venue de la
fin des temps ; si on oublie cette dimension, on ne peut pas comprendre le foyer original
du christianisme.
Autre chose qu’il ne faut pas oublier, car c’est capital pour la suite des événements, c’est
le fait que cette croyance en la fin des temps est aussi celle de certains Juifs du Ier siècle
de notre ère, même si elle n’est pas celle de tous les Juifs de cette époque. C’est une
idée tolérée, acceptée, il n’y a aucun blasphème, contrairement à ce que peuvent dire les
évangiles, et Jean le Baptiste attend la fin des temps à sa manière. Ce qui rend les choses
problématiques, c’est que la première guerre juive contre Rome éclate vers l’an 67 de
notre ère, et que cette guerre amène les Romains à prendre Jérusalem et à détruire, acci-
dentellement, le Temple de Jérusalem. En détruisant le Temple de Jérusalem, les Romains
vont détruire le centre religieux du judaïsme. Le judaïsme est une religion qui repose sur
un certain nombre de pratiques, qui ne repose pas sur les dogmes ou les croyances : il y a
une grande diversité et les chercheurs préfèrent parler DES judaïsmes que DU judaïsme.
Et à partir de 70, on voit se mettre en place une orthodoxie, un corps de doctrine, qui est
celui des pharisiens. A l’intérieur des différents groupes juifs, les pharisiens prennent
une ascendance sur les différents courants, qui ne se passe pas sans violences, ni sans
coup de force. A tel point qu’on en retrouve des échos dans le Nouveau Testament avec
ces paroles si véhémentes de Jésus contre les pharisiens « race d’hypocrites, engeance
de vipères… », qui correspondent beaucoup plus à un débat a posteriori qu’à un débat
du temps de Jésus, au moment où les pharisiens sont en train de prendre le pouvoir à
l’intérieur du judaïsme. Et ce faisant, ils vont, petit à petit, marginaliser d’autres courants
du judaïsme comme les baptistes, que j’ai évoqués, ou comme les chrétiens. Et les textes
du Nouveau Testament sont aussi la boite noire de cette séparation entre les courants du
judaïsme qui se produit sur une trentaine d’années. Boite noire d’un conflit intérieur,
d’un conflit intestin, fratricide, entre différents courants du judaïsme. Les conflits internes
sont souvent les conflits les plus virulents, à tel point qu’aujourd’hui encore, on peut être
frappé par la violence qu’il y a contre certains groupes juifs, ou contre les Juifs, comme
le dit l’Évangile de Jean, alors qu’on assiste à une sorte de blanchiment de la responsa-
bilité romaine quant à la mort de Jésus. Il y a une espèce de retournement de situation
dans l’Évangile de Jean : Pilate, qui est celui qui, historiquement, envoie Jésus à la mort
parce que c’est un trouble-fête, (comme il en a envoyé d’autres à la croix : Jésus ne fait
pas exception à cette sauvagerie), devient, à la fin de l’Évangile de Jean, le juge mais
aussi l’avocat de Jésus, qui va essayer de le défendre face aux autorités romaines. Ce
retournement incroyable, nous montre bien que, à ce moment-là, vers la fin du Ier siècle, 173
certains courants chrétiens qui se sont peu à peu dissociés du judaïsme, qui sont de moins
en moins des juifs chrétiens, essayent de se faire reconnaître et bien voir des autorités de
l’Empire. Là encore, les textes portent le témoignage de cette volonté.
Il y a un autre aspect dans la question que vous posez. Il y a le rapport au judaïsme, qui
jouit d’une sorte de statut de religion tolérée dans l’Empire romain. L’Empire romain est
très tolérant, mais les chrétiens comme les juifs sont des gens particulièrement bizarres,
que l’on traite d’athées puisqu’ils ne croient pas AUX dieux de la cité ; ce sont des êtres
asociaux. Dans le cas des juifs, leur dieu est ancien, mais dans le cas des chrétiens, leur

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croyance est récente, et dans l’antiquité, la nouveauté n’est pas une qualité. Ainsi, les
intellectuels chrétiens vont avoir à faire un travail sur le terrain religieux, de manière à se
montrer comme étant de nouveaux juifs. Et au milieu du IIe siècle on a un événement in-
tellectuel très important, qui est le Dialogue avec Tryphon de Justin écrit par un apologète
chrétien, dans lequel émerge le concept de « Véritable Israël ». C’est-à-dire que les chré-
tiens se revendiquent comme étant les plus qualifiés pour lire la Bible et pour interpréter
la Bible à la lumière de la venue de Jésus-Christ, et donc pour disqualifier la lecture juive
qui n’a pas vu venir le Christ. Petit à petit, tous les efforts des intellectuels chrétiens, des
penseurs chrétiens, tendent à les faire reconnaître par Rome comme les nouveaux juifs.
Ca ne va pas sans débats, sans difficultés à l’intérieur de la communauté juive, d’une part,
et du monde païen, d’autre part. Donc, ce mouvement-là est lancé au IIe siècle. Et puis,
entre le IIe et IVe siècle, il y a une expansion du christianisme, difficile à chiffrer, mais
qui est plutôt faible : les chercheurs ont du mal à aller au-delà de 5 à 10 % de chrétiens
dans l’Empire romain au début du IVe siècle. Donc c’est une progression très lente, mais
qui, d’un point de vue philosophique, est de plus en plus présente dans la pensée païenne.
C’est une espèce de fascination pour un principe plus simple d’explication du monde,
vers l’hénothéisme (1), puis vers le monothéisme : on peut croire qu’il y a pluralité des
dieux, mais en même temps, la diversité des dieux, on n’y croit pas vraiment. Donc, il y
a ce mouvement vers une clé d’explication plus simple, d’un dieu unique ou d’un dieu
supérieur aux autres.
Mais par ailleurs, il y a un élément fondamental qui permet de comprendre pourquoi
Constantin fait le choix du christianisme au début du IVe siècle. En effet, les chrétiens
s’organisent petit à petit en églises, en communautés répandues à travers l’Empire (d’où
Alfred Loisy qui a dit : «…c’est l’Église qui est venue ») ; ils ont des livres, ils ont une
littérature. Ainsi, malgré les mouvements de rejet, et les campagnes contre les chrétiens
qui ont pu se produire sporadiquement (mais majorées a posteriori), peu à peu la minorité
chrétienne de l’Empire peut apparaître aux yeux d’un empereur comme Constantin, à la
recherche de sacralité et de légitimité, comme un appareil, une organisation sur laquelle il
peut s’appuyer. On peut voir, dans cette explication institutionnelle, une explication plus
satisfaisante que celle par la conversion générale de l’Empire au christianisme. Constan-
tin adopte la religion chrétienne, la favorise, la privilégie, sans en faire la religion obliga-
toire de l’Empire romain, mais le mouvement qu’il va lancer entre 312 et 337 (à sa mort),
avec ce moment où il se convertit au christianisme sur son lit de mort, aboutit à l’an 380,
moment où l’empereur Théodose fait du christianisme la religion officielle de l’État ro-
174 main. On peut voir là le résultat d’un long processus sur lequel je vais revenir sûrement
à travers vos questions.

(1) L’hénothéisme (grec ancien εἷς θεός [heis theos], « Un dieu ») est un concept introduit par Max Müller
pour désigner une forme particulière de polythéisme, où un dieu joue un rôle prédominant par rapport aux
autres, ce qui lui vaut un culte préférentiel. Contrairement à la monolâtrie, qui en est un cas particulier, l’hé-
nothéisme n’exclut pas nécessairement la vénération de ces autres dieux. (Wikipédia)

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Animateur GREP - Dans ces quatre siècles un événement a fortement frappé les chré-
tiens modernes, l’incendie de Rome, et les persécutions qui l’ont suivi. C’est un événe-
ment très connu par tous. Alors, qu’est-ce que fut cet incendie de Rome, quelle impor-
tance cela a-t-il eu ? Et quelle est la réalité des massacres de chrétiens ?
Jérôme Prieur - C’est très bizarre. L’incendie de Rome est aux environs de 64-65. C’est
le texte des Annales de Tacite qui nous donne le plus de détails, et surtout c’est le seul
qui fait le lien entre l’incendie et les châtiments dont les chrétiens auraient été victimes
comme étant les supposés coupables de l’incendie, tout en laissant entendre que, même
si les chrétiens appartiennent à une secte haïssable, (ennemie du genre humain, pour citer
de mémoire les paroles de Tacite), et que les disciples de ce personnage crucifié en Judée
sous Ponce Pilate méritaient le sort qui leur était fait, tout de même Néron n’avait pas
eu la main légère et avait déployé un raffinement d’horreurs et d’atrocités qui rejaillit
sur lui. Alors, il faut préciser deux choses. D’abord, Tacite écrit ce texte non pas « à
chaud », mais au IIe siècle de notre ère, au moment où les chrétiens commencent à être
identifiables dans l’Empire. Et il y a un autre texte de Pline le Jeune (l’historien que nous
connaissons est alors gouverneur de Bithynie, une province de la Turquie actuelle), qui
écrit à l’Empereur pour lui demander quelle conduite tenir face à ces gens bizarres que
sont les chrétiens. On a là deux textes de la même période, même si Tacite fait mine de
parler des chrétiens cinquante à soixante ans plus tôt. Deuxième élément, concernant ces
chrétiens auxquels fait référence Tacite, très surprenant : dans la tradition chrétienne des
Pères de l’Église, (avec Eusèbe de Césarée qui va écrire une Histoire ecclésiastique qui
permet de remonter très loin dans la naissance du mouvement chrétien - en mêlant histoire
véritable et légende - et en n’ignorant rien de ce qui s’est passé dans les premiers temps du
christianisme jusqu’à la veille de la conversion de Constantin), Eusèbe de Césarée ignore
complètement cet épisode, il n’en parle pas. Et c’est très étrange, parce qu’on aurait cru
avoir là l’acte fondateur du christianisme, à travers les rapports violents, conflictuels,
entre les Romains et les chrétiens : il n’en parle pas. Il faut attendre un historien du Ve
siècle, Sulpice Sévère, pour que le texte de Tacite soit cité et repris par la tradition litté-
raire chrétienne. Donc, il y a vraiment une obscurité, quelque chose qui doit inquiéter les
idées toutes faites, les légendes qu’on a pour les débuts du christianisme, comme si les
chrétiens avaient d’emblée été pourchassés par les Romains et punis des pires sévices.
Cette vision, cette construction, doit beaucoup à la tradition postérieure du christianisme ;
elle doit beaucoup aux récits de martyrs qui sont apparus au moment où le christianisme
était devenu religion de l’Empire, et donc avait besoin de légitimer ses débuts comme
ayant été violents, douloureux, conflictuels. Donc, ce sont ces éléments qui doivent nous 175
permettre de comprendre que notre regard est nécessairement faussé par l’histoire ulté-
rieure. Certes, il y a eu des massacres de chrétiens, certes, il y a eu des pogroms, mais les
campagnes systématiques de persécutions des chrétiens, en dehors des persécutions lo-
cales, ce sera au début du IVe siècle, juste avant Constantin, avec l’empereur Dioclétien,
où il y aura une persécution ciblée sur les chrétiens : sinon, même les textes chrétiens ne
font pas état de centaines et de centaines de milliers de morts. Il y a eu des persécutions,
il y a eu des victimes, il y a eu des morts, mais pas dans les proportions auxquelles on
croit aujourd’hui. Et j’ajouterai un petit détail troublant concernant le texte de Tacite, où

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l’on voit, au moment de l’incendie de Rome, l’Empereur Néron désigner à la vindicte


populaire les chrétiens, et les crucifier, les châtier de la manière la plus atroce possible,
comme si, vers les années 60 de notre ère, il était possible de distinguer les chrétiens de
la communauté juive, comme s’ils avaient un signe distinctif qui permettait de les iden-
tifier - on ne les imagine pas porter une croix autour du cou. Ce qui laisse penser qu’on a
là affaire à un texte postérieur, et en tout cas à un état des lieux postérieur à celui du récit
de l’incendie de Rome. Mais ça a focalisé notre attention comme si les chrétiens avaient
dû se battre pour se faire admettre, alors même qu’ils étaient les derniers des derniers
persécutés par les Romains. Je parlerai tout à l’heure du processus de retournement qu’il
y a dans les Évangiles eux-mêmes, c’est-à-dire entre les années 60 à 80, comment dans les
Évangiles on blanchit peu à peu le rôle des personnages romains, comment dans l’Évan-
gile de Marc, c’est un centurion qui est au pied de la croix et, alors que Jésus expire, dit :
« vraiment, cet homme était le fils de Dieu ». C’est-à-dire que ce ne sont pas les juifs qui
reconnaissent Jésus comme personnage sacré, mais ce sont les soldats romains ; ou c’est
Pilate qui reconnaît en Jésus un homme sage, un homme honnête qui ne méritait pas la
mort. Il y a un retournement de la réalité historique, alors même que si Jésus a été crucifié,
c’est bien la trace incontestable, gênante même pour les chrétiens, que leur maître a été
condamné à un supplice romain, et condamné comme criminel politique, quelle que soit
la réalité et l’ampleur de la menace que Jésus pouvait faire courir à l’ordre public en Ju-
dée… Ce retournement est essentiel pour comprendre comment les chrétiens ont essayé,
petit à petit, de se faire accepter par les Romains, sans que cette manière d’apprivoiser les
Romains ait donné lieu à des réactions sanglantes de la part de l’Empire. Bien sûr tout le
monde connaît le martyre de Blandine, et bien d’autres. Encore une fois, il y a eu des actes
de cruautés dont portent la trace les actes de procès de martyrs, mais ce qu’on peut dire
honnêtement, c’est qu’ils ont été bien moindres que ce qu’on a raconté plus tard.

Animateur GREP - Et dans cette transition du monde juif vers le monde romain, quel a
été le rôle de Paul ?
Jérôme Prieur - Paul, rappelons-le, est l’auteur auquel on attribue une théorie du chris-
tianisme, ce qu’on appelle les Épîtres de Paul. C’est le premier auteur chrétien. Je disais
tout à l’heure que la première épître aux Thessaloniciens, écrite vers l’année 51 de notre
ère, était le premier texte « chrétien » que nous connaissons, antérieur aux Évangiles : il
ne parle pas de Jésus, mais il évoque déjà la figure théologique, la figure du Christ, (et
ne nous renseigne pas sur Jésus lui-même). Ce que met en œuvre Paul, c’est ce qui va
176 devenir le processus de séparation entre juifs et chrétiens. Chez Paul, il y a l’idée que la
croyance en Jésus comme Christ, permet de passer outre les obligations rituelles, les obli-
gations de la Loi. On a là, une espèce de séparation à l’intérieur du judaïsme, avec un cou-
rant qui va radicalement s’en dissocier, avec un succès grandissant, non pas auprès des
juifs (auxquels pourtant la prédication de Jésus, puis celle de ses disciples était destinée),
mais auprès de cette catégorie de païens très particulière qu’on appelle les craignants-
Dieu. Ce sont ceux qui sont attirés par le judaïsme, par le monothéisme, mais qui ne fran-
chissent pas le pas : ce pas est compliqué, douloureux, avec la circoncision, l’ensemble
des obligations alimentaires, une façon de s’isoler de la société. Ainsi, le christianisme,

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La naissance du christianisme

grâce à la théorie paulinienne, va être une manière de proposer sur le marché religieux
une forme moderne de judaïsme, plus accessible à tout le monde. C’est ce qui va se pas-
ser : le christianisme, pour des raisons à la fois internes au judaïsme et indépendantes du
judaïsme, va avoir un succès de plus en plus important aux marges du paganisme, et non
à l’intérieur du judaïsme. Ainsi, le rôle de Paul ou de ses disciples va être essentiel dans
la christianisation de l’Empire romain : Paul et la pensée paulinienne vont, d’une certaine
façon, faire sortir le judaïsme de son noyau dur.

Débat
Un participant - Je voudrais revenir sur la construction de votre œuvre. Sur les trente
heures de film que vous avez été amené à faire, puis sur les six heures que vous avez fina-
lement produites, il y a forcément des choses qui sont contradictoires. Alors quelles sont
aujourd’hui vos relations avec les chercheurs, et quel est leur niveau d’adhésion à la thèse
qui apparaît dans le résultat final ? Est-ce que certains y sont complètement opposés ?
Jérôme Prieur - Une petite rectification de vos chiffres : ce n’est pas trente heures de
tournage pour six heures de film. La première série, c’est douze heures d’émission, la
deuxième est une série de dix heures parce qu’on était devenu un peu plus modestes…, et
la troisième est à nouveau une série de douze heures : c’est plus de trente heures de film
montées, et pour arriver à ce résultat il y a forcément une quantité plus importante de
temps de tournage. Mais ça, c’est la loi de tout film.
En ce qui concerne la réaction des chercheurs, certains sont devenus des amis, des par-
tenaires intellectuels, des gens avec qui on continue d’avoir des débats, des discussions
et qu’on voit en dehors de toute perspective documentaire. Il y a des chercheurs, sans
qu’on soit dans cette sympathie ou intimité, qu’on a filmés dans les trois séries, il y a
ceux qu’on a filmés dans Corpus Christi et qu’on a retrouvés dans L’Apocalypse, sans
177
qu’ils apparaissent dans L’Origine du christianisme. C’est vous dire très simplement que
si, entre eux et nous, il y avait un soupçon de manipulation, ces chercheurs, qui ne sont
pas des imbéciles, ne nous auraient pas fait confiance deux voire trois fois. Donc ce
reproche tombe de lui-même. Pour autant, ça ne veut pas dire que le point de vue ou les
hypothèses que nous défendons sous notre nom dans les trois films soient le point de vue
et la lecture que font les chercheurs ou l’ensemble des chercheurs. Je me souviens d’un
des premiers débats que nous avons eus. C’était à l’Université Catholique de Lyon, avec
Jean-Pierre Lemonon, participant de la première série, qui avait expliqué que les films
n’étaient pas l’addition des vingt-sept chercheurs filmés dans Corpus Christi, mais que

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grâce aux points de vue des vingt-sept chercheurs filmés, les films étaient le point de vue
des deux auteurs. Il a toujours été clair que c’était une œuvre, un film documentaire non
un reportage soi-disant transparent, impartial, neutre sur la pensée de tel ou tel. C’est pour
cela que la réalisation a été un travail si long, et qu’après nous être livrés à la préparation
dont je parlais tout à l’heure, nous avons décidé de trouver pour la première série un
dénominateur commun, qui était l’examen des versets du récit de la Passion dans l’Évan-
gile de Jean que nous soumettions à tous les chercheurs : tout un ensemble de règles qui
permettaient de faire en sorte que ces chercheurs, venus d’horizons très différents, ayant
des disciplines très différentes, des langues, des compétences très différentes, allaient être
amenés à nous communiquer leur savoir, en suivant la trilogie : un principe narratif, un
principe dramatique et un principe didactique. Didactique signifie ne pas supposer que
ce dont on parle est connu, et donc toujours avoir ce souci en tête. Un principe narratif
puisqu’il ne s’agit pas d’exposer des idées mais bien de raconter une histoire, et dès le
départ, celle de Jésus. Le troisième principe, dramatique, est plus un principe cinémato-
graphique, où à la fin de chaque épisode il y a une sorte de suspense intellectuel qui nous
amène à avoir envie de pousser une autre porte. On a souvent comparé notre travail à la
démarche de l’inspecteur Colombo c’est-à-dire qu’on part sur un sujet, par exemple la
crucifixion de Jésus, puis on fait un tour large, et dans un deuxième temps, on revient sur
un détail qu’on a laissé dans l’ombre et dans un troisième temps, on revient encore sur un
autre détail qu’on a aussi laissé dans l’ombre. C’est une manière concentrique d’avancer
parce que sinon l’ambition est exhaustive : se livrer à ce gigantesque travail, imposer à
une chaîne de télévision, non pas trois ou quatre heures de film, mais douze heures et fi-
nalement plus de trente heures. C’est un rêve d’exhaustivité, évidemment ! Mais si on a ce
rêve d’exhaustivité dans chaque épisode, dans chaque film, on peut être sûr que personne
n’y comprend rien, sauf les spécialistes, peut-être. Le grand public et nous-mêmes n’y
aurions rien compris. Donc, le principe de montage était une construction tuilée, c’est-
à-dire qu’à chaque intervention on se débrouille pour que celui qui répond au précédent,
répète ce qui s’est dit, mais avance une autre proposition, et ainsi de suite. On avance pas
à pas pour comprendre cette histoire si difficile.
Et il n’y a eu aucun participant qui se soit opposés à la diffusion, on n’a jamais reçu de
lettre recommandée nous interdisant cette présentation, jamais, jamais ! Il y a eu çà et
là des chercheurs qui on dit qu’ils n’étaient pas tout à fait d’accord avec nous et, notre
lecture des choses ; mais ça a été un peu monté en épingle dans la presse, particulièrement
la presse intégriste et traditionaliste. C’est arrivé trois ou quatre fois, mais ça n’a jamais
178 été virulent et conflictuel entre les chercheurs et nous, que ce soit en France ou dans le
reste du monde.

Un participant - Il paraît que les êtres humains sont en train de mettre à genoux leur
planète. Ils dérèglent le climat, ils génèrent un nombre de déchets incroyable, et consom-
ment une quantité de ressources bien au-delà de ce que la planète peut produire. Parmi
ces êtres humains, certains pensent qu’il va falloir se mettre à renoncer, parce que ce qui
fait fumer la planète c’est qu’on veut tous exercer la puissance. Je suppose qu’il y en a
qui sont même venus en voiture alors qu’il n’y a presque plus de pétrole, qui utilisent leur
téléphone portable alors que c’est très mauvais pour tout le monde. Donc, c’est de vouloir

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La naissance du christianisme

exercer notre puissance qui fait qu’on fait fumer la planète et la réponse qui paraît la plus
crédible, c’est le renoncement : on arrête d’en vouloir tant, on arrête de pomper tant sur
la planète. Or, le renoncement, c’est quelque chose qui est très intégré dans la chrétienté :
« Heureux les pauvres, le Royaumes des cieux est à vous, etc. » En tout cas, dans les
Évangiles. Il y a même actuellement, au moins un penseur, Jacques-Emile… (inaudible)
de l’Académie des Sciences, qui se dit non chrétien, mais qui pense que la seule solution
pour sortir de tout ce bazar, c’est de redonner plus de force à l’Église catholique et de
l’intégrer beaucoup plus profondément qu’elle ne l’est, autrement dit, de la réintégrer à la
politique. Je ne dis pas que je suis d’accord, seulement qu’un grand penseur dit que c’est
la seule voie pour s’en sortir. D’où ma question : est-ce que c’est parce que vous cherchez
les moyens de réintégrer plus profondément l’Église et la politique que vous faites ces
travaux, ou sinon, pourquoi ?
Jérôme Prieur - Là, vous vous situez sur un terrain spirituel, et je ne peux pas vous
répondre là-dessus. Bien sûr, vous parlez aussi du sort de la planète, mais je ne vois pas
en quoi, le christianisme serait le meilleur instrument pour sauver la planète sur le plan
écologique. Vous parliez aussi de l’Église et de la séparation entre l’Église et l’Évangile.
C’est indéniable. Mais il ne faut pas avoir une vision simplificatrice de l’Évangile et des
Évangiles : « Bienheureux les pauvres », c’est une position parmi d’autres à l’intérieur
des évangiles, même s’il est vrai que les évangiles n’ont pas un penchant très net pour les
richesses. Il y a d’autres textes dans le Nouveau Testament : vingt-sept livres dans ce petit
livre. Ce sont vingt-sept livres qui ne sont pas du tout d’accord entre eux, dans la plupart
des cas. Dans l’évangile de Matthieu, Jésus dit à ses disciples « Je ne suis venu que pour
les brebis perdues de la Maison d’Israël », entendons, pour les Juifs. Et à la fin de l’évan-
gile de Matthieu, toujours, Jésus ressuscité dit à ses disciples « Allez enseigner toutes les
Nations », c’est-à-dire, exactement le contraire de ce qu’il a dit avant. Il y a bien d’autres
positions comme ça. Les évangiles sont un conservatoire de positions différentes, de cou-
rants différents : méfiez-vous de réduire les évangiles à un évangile. Ça a été une tentative
dans l’histoire du christianisme. On a appelé ça d’un terme savant le Diatessaron ou les
quatre évangiles en un. Les gens qui ont fait du catéchisme le savent ; la peinture a fait ça
aussi : fédérer, coaguler les récits des évangiles pour en faire un Évangile unique. Mais
ça n’a pas prospéré dans l’Église et, en plus, si sur le plan des événements c’est difficile
à faire, sur le plan des idées c’est impossible à faire. Par ailleurs, ce qui rend les choses
encore plus impossibles, c’est que Paul dit autre chose que les évangiles - il a une position
très large par rapport au respect de la Tora -, que l’Apocalypse de Jean est anti-pauli-
nienne forcenée, etc. Et que les Actes des Apôtres, racontant la naissance du mouvement 179
chrétien après la naissance de Jésus, sont un texte qui va beaucoup plus dans la séduction
des élites de son temps, c’est-à-dire que les chrétiens riches sont le meilleur moyen de
pourvoir aux besoins des communautés. Donc, il ne faut pas se faire une représentation
des premiers chrétiens comme étant, à la manière de Jésus, des nomades errant sans toit
ni loi : ce serait réducteur. Ne simplifions pas cette vision sociologique.
Mais en ce qui concerne la différence entre l’Église et les évangiles, il y a un fossé gigan-
tesque, d’où la pertinence et l’actualité de la phrase d’Alfred Loisy avec « le Royaume at-
tendu par Jésus et c’est l’Église qui est venue ». Et cette Église est aussi un instrument de

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pouvoir, un instrument de richesse. Comment expliquer que l’Église, qui a été du côté des
persécutés, des opprimés, des démunis, se retrouve, après la christianisation de l’Empire
romain, du côté de la puissance impériale, du côté de la force et du pouvoir. Les premières
victimes de l’Empire romain ne sont ni les juifs, ni les païens, mais d’autres chrétiens,
c’est-à-dire qu’il y a un combat très violent contre d’autres chrétiens, accusés d’être des
hérétiques. Alors, la « religion d’amour » : soyons raisonnables et regardons comment les
choses se sont passées. On ne peut pas avoir une vision lénifiante de l’Église à travers
le temps ; je pense que certains courants de l’Église représentent, aujourd’hui, surtout un
ordre moral. Je ne veux pas rentrer non plus dans un discours style « café du commerce »
et je m’arrêterai là ; mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit,
ni avec cet académicien recruté pour la circonstance. Je ne suis pas sûr que l’Église, et
d’ailleurs n’importe quelle institution religieuse, soit capable de donner au monde son
sens et de dicter aux êtres humains leur mode de vie, leur conscience, de prendre la place
de leur conscience.

Le participant - Ma question était : pourquoi ce sujet vous motive ?


Jérôme Prieur -. Je pense qu’en faisant ce travail, en plongeant avec Gérard Mordillat
dans ce travail depuis une douzaine d’années - tout en faisant d’autres choses, Dieu mer-
ci-, on a toujours eu l’impression d’être au cœur de l’actualité, de comprendre quelque
chose au monde dans lequel nous vivons en nous intéressant à cette histoire qui s’est
produite il y a deux mille ans, et d’où est sorti un malheur épouvantable qui s’appelle
l’antisémitisme. Faire l’histoire de la naissance d’une religion, puis faire l’histoire de
l’antijudaïsme, puis de l’antisémitisme, ça permettait de dédramatiser beaucoup de ques-
tions, et, en même temps, de nous livrer à une critique du monde dans lequel nous vivons.
Mais avant, ce sont des raisons historiques et littéraires : l’envie de prendre ce texte - le
Nouveau Testament -, pas seulement comme texte sacré, mais comme un texte, comme un
livre, et lire ce livre en essayant de comprendre ce qui a pu en être fait ultérieurement. Ce
livre ne contenait pas en promesses tout ce qui a pu être fait au nom de ce livre.

Une participante - Merci pour votre travail pour cette émission passionnante. Alors,
maintenant que vous êtes forts de tout ce savoir et ces recherches, est-ce que vous ne se-
riez pas intéressé pour faire des émissions sur les textes gnostiques, notamment ceux qui
ont été retrouvés après guerre, ou l’évangile selon Marie-Madeleine, Philippe, etc. qui ont
une image de Jésus complètement différente des quatre évangiles instituées par l’Église,
180 et peut-être une vision plus humaine de Jésus Christ.
Jérôme Prieur - Pour ceux qui ne connaîtraient pas les textes apocryphes, il faut savoir
que les vingt-sept livres du Nouveau Testament ont fait l’objet d’un long processus de
canonisation, c’est-à-dire que les différentes Églises se sont, petit à petit, mises d’ac-
cord sur des textes de références, en faisant des concessions : on sait que l’Apocalypse
de Jean, par exemple, a mis du temps avant de rentrer dans le canon, dans la règle des
communautés chrétiennes, mais on pouvait s’accorder, comme dans des conférences in-
ternationales, pour dire « je vous laisse tel texte et vous me laissez tel autre ». Ce qui ne
veut pas dire pour autant que ces textes sont plus qualifiés pour régir la vie chrétienne.

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La naissance du christianisme

D’autres textes qui n’ont pas été reçus dans le canon chrétien, dits apocryphes, sont aus-
si intéressants pour l’historien, pour le curieux, pour le lecteur, que certains des textes
chrétiens. Ca dépend à quel moment ils ont été écrits. Il y a des textes plus anciens qui
nous disent des choses sur Jésus, mais surtout sur la philosophie, l’attitude des premiers
chrétiens, d’autres qui portent la trace d’un énorme travail légendaire : l’enfance de Jésus
est connue, reconnue, imaginée, fantasmée, fabriquée, essentiellement par les textes dits
apocryphes. C’est pour dire que même si les textes apocryphes sont hors du canon, ils
ont infusé, imprégné la pensée chrétienne, la pensée de l’Église. D’autre part, les textes
retrouvés à Nag Hammadi, en Égypte, en 1947, sont extrêmement importants parce que
ça a montré que, comme le judaïsme, on ne pouvait pas parler, à l’origine, d’un christia-
nisme : il y avait vraiment plusieurs christianismes. On le voit à l’œuvre à travers ce texte,
à travers ce petit livre, le Nouveau Testament, mais il porte peu la trace de ce courant
essentiel du christianisme qu’est le courant gnostique. Les chercheurs ont du mal à parler
de gnosticisme. Le gnosticisme, c’est la croyance que l’on peut avoir un accès direct au
divin par la Révélation. Pourquoi ces textes ont-ils peu trouvé leur place dans le Nouveau
Testament, donc dans l’Institution ? Parce que ce sont des textes anti-institutionnels. Ces
textes reposent sur le contact direct avec la Divinité, et éliminent la médiation de l’Institu-
tion ; donc ces textes sont nécessairement en proie à l’hostilité de l’Institution. Les Pères
de l’Église, au IIe ou au IVe siècle n’y vont pas de main morte contre les gnostiques, parce
que cela menace l’Institution, cela menace l’autorité de l’Église. Et puis, dans la mesure
où ces textes fonctionnent un peu en électrons libres (ce ne sont pas seulement des indivi-
dus : s’il y a des textes, il y a des communautés), ils n’ont pas pour eux la tradition, l’orga-
nisation, qui va leur permettre de se reproduire, se recopier, se transmettre. C’est pour ça
qu’une découverte comme celle de Nag Hammadi est un peu miraculeuse, car ces textes
non canoniques avaient peu de chance de nous être transmis parce qu’ils ne faisaient pas
parti du corpus officiel de l’Église chrétienne, et donc ce n’était pas la peine de les reco-
pier (ce n’était pas pour les cacher dans les caves du Vatican pour satisfaire l’imagination
des lecteurs de Dan Brown !) ; il n’y avait pas de groupes sociaux derrière ces textes, et
donc ils se sont perdus petit à petit, sauf, quand par chance on retrouve des citations - y
compris chez les Pères de l’Église qui réfutent les gnostiques - qui nous permettent de
savoir quelle est la pensée contre laquelle ils se dressent, ou quand il y a les découvertes
épigraphiques de Nag Hammadi qui, tout à coup, font découvrir d’autres textes qui mon-
trent qu’il y a une pensée chrétienne beaucoup moins monolithique qu’on ne l’imagine.
Alors, pourquoi s’y intéresser ? Est-ce qu’il ne serait pas temps de s’y intéresser ? Dans
Corpus Christi on y avait fait un peu référence, mais surtout dans la dernière série, l’Apo- 181
calypse, il y a tout un épisode consacré à la gnose, parce que c’était un courant de pensée
dangereux pour l’Église comme institution, et dont l’échec permet d’expliquer finalement
pourquoi le christianisme a prospéré. Si le christianisme était resté une religion ésoté-
rique, réservée à quelques initiés, il y a fort à parier que le christianisme aurait disparu, il
n’aurait sûrement pas le rôle, l’influence qu’il a acquis au cours des siècles.
Un participant - Quand on vous écoute, on voit que la construction de l’Église a été
relativement heurtée par rapport à son environnement, mais à l’intérieur de l’Église elle-
même, ça n’a pas été un long fleuve tranquille. Globalement on voit, si je me souviens

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bien de la série, que vers les IVe-Ve siècles, il y a de sacrés règlements de comptes, à
l’intérieur des gens qui constituent l’Église, pour la prise du pouvoir ou pour la vérité
théologique. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette période où les Pères de l’Église
s’entre-déchirent ?

Jérôme Prieur - Oui ! Et j’insiste la dessus : il ne faudrait avoir l’impression d’une pensée
monolithique. Ces divergences sont présentes dès le Nouveau Testament. L’intelligence
du Nouveau Testament a été de fédérer dans un livre unique des pensées et des positions
différentes voire antagonistes. Mais au-delà de ce texte, les oppositions ont été multiples :
sur les pratiques, sur les dogmes, sur les comportements dans la société. Prenons un
exemple. Quand le christianisme se met à se rapprocher de plus en plus avec l’Empire,
ou quand l’Empire, sous Constantin, se met à flirter activement avec le christianisme :
l’Empereur Constantin consacre des pouvoirs juridictionnels qu’il confie aux évêques ;
les églises peuvent recevoir des héritages, des legs. Tout un ensemble de mesures qui
favorisent économiquement le christianisme, sans que le christianisme devienne religion
officielle de l’Empire romain (ce qui va arriver plus tard). Mais il y a une manière de fa-
voriser, d’accorder des faveurs à cette institution. A ce moment-là, après la persécution de
Dioclétien, avant l’avènement de Constantin, il y a des courants du christianisme qui refu-
sent absolument cette allégeance au pouvoir, pour qui c’est contraire à l’enseignement de
Jésus. Donc, ces courants du christianisme sont nombreux et divers, ils sont très virulents
et vont donner lieu à des règlements de compte qui vont petit à petit asseoir la légitimité
de ce qu’on appelle la Grande Église. Par exemple, le mouvement monastique, avec ses
moines qui sont devenus des Saints-Pères, est très mal perçu par l’Église, parce que ce
sont des gens qui échappent à son contrôle : il y a des textes qui ridiculisent les moines. Le
travail de l’Institution va être de faire entrer dans l’Institution elle-même, de faire plier,
les courants hérétiques, déviants ou résistants à l’autorité de l’Église. Il y a ça en perma-
nence pendant les trois ou quatre siècles de montée vers la christianisation de l’Empire.

Un participant - J’ai vu que beaucoup d’entre nous avaient eu un vif intérêt pour vos
trois séries. Elles ont stimulées chez moi des tas de questions, et une en particulier que je
voudrais vous poser ce soir. Comme vous y avez insisté ce soir, le christianisme n’était
pas monolithique, et je pense qu’une des crises qui m’a posé question est celle-ci : la
première communauté était une communauté de disciples juifs, qui était une voie parmi
les voies de ce judaïsme très diversifié du Ier siècle, et puis il y a eu, pour des raisons pas
très claires, des gens de cette communauté-mère qui sont partis fonder ailleurs d’autres
182 communautés. Et, coup de théâtre, ils ont recruté des païens - vous avez raconté dans quel
contexte. Ils ont accordé à ces païens un privilège assez insolite, presque inadmissible
pour des juifs qui pensaient qu’il fallait rester juif pour suivre Jésus, ou se faire circoncire
pour devenir juif afin de suivre Jésus. Comment comprendre que des judéo-chrétiens qui
sont juifs, qui veulent rester juifs, peuvent accepter que des « pagano-chrétiens » – appe-
lons-les comme ça ! - puissent aussi bien être disciples de Jésus, sans être juif, sans être
circoncis ? Quelle clé peut-on avoir pour comprendre ce tournant essentiel, car sinon ça
aurait éclaté ?

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La naissance du christianisme

Jérôme Prieur - Oui, c’est un tournant capital. Et je dis « les premiers juifs-chrétiens »,
terme que je préfère à « judéo-chrétiens » car ils sont d’abord juifs ; ce n’est pas qu’ils ne
veuillent pas rester dans le judaïsme, mais ils sont tout simplement juifs, et Jésus aurait
été scandalisé qu’on ne puisse pas être juif, se réclamer de lui et ne pas être juif. Sans
doute que les chiffres sont très exagérés : dans le livres des Actes des Apôtres, chaque
fois qu’il y a des conversions, on parle de milliers de personnes, mais cela devait être des
chiffres bien plus modestes. Je reviens sur la destruction du Temple de Jérusalem en 70 :
cet événement a servi d’accélérateur ou de catalyseur au fait que les juifs-chrétiens se sont
retrouvés « le cul entre deux chaises » (pardonnez-moi l’expression), et petit à petit ex-
clus, mis « hors Synagogue » comme on peut le lire en grec dans l’évangile de Jean, et ça
dit bien les choses. Et donc, ceux qui se sont mis à avoir le plus grand rôle à l’intérieur de
cette communauté, ce sont ces fameux craignants-Dieu, ces païens attirés par le judaïsme
et ne voulant pas aller jusqu’au bout. Ainsi, le christianisme, les prêcheurs chrétiens,
apportaient une solution beaucoup plus facile. Mais, là aussi, méfions-nous des rétros
projections des textes, c’est-à-dire qu’on se fie beaucoup, pour raconter l’histoire des
premiers temps, aux Actes des Apôtres qui est une légende dorée des débuts du christia-
nisme, et comme toute légende dorée, cela dit entre les lignes, cela dit en creux les choses
telles qu’elles ont pu se passer, mais ce n’est pas à prendre au pied de la lettre. Surtout, il
ne faut pas oublier que les Actes des Apôtres est un texte assez tardif du Nouveau Testa-
ment : même s’il n’y a pas de certitude, c’est un texte des années 80 ou 90. On peut avoir
des illusions d’optique à cause de la présentation des Actes des Apôtres. Par exemple
le fameux « concile de Jérusalem » montre comment se résout le conflit entre Paul et
Pierre, à savoir quel sort réserver aux incirconcis : toute cette négociation est certainement
d’époque, mais aussi largement, le reflet d’une situation postérieure, d’un problème que
se posent des communautés de disciples de Jésus après coup dans les relations de plus en
plus importantes entre juifs et non juifs Dans les premiers temps, les disciples de Paul ont
dû être très minoritaires, ce qui fait qu’on met du temps à connaître les épîtres de Paul.
Je ne crois pas du tout à la thèse de la supercherie, de la falsification, mais je pense que
beaucoup de questions que posent les Actes des Apôtres pour reconstituer l’histoire du
mouvement chrétien, (et cette espèce de séparation, soit disant en bons termes, entre le
mouvement le plus juif du christianisme et le mouvement le plus païen du christianisme
a dû être beaucoup plus virulente), ont lieu à la fin du Ier siècle, et le texte légitime des
positions qui prennent acte du fait qu’il y a eu la destruction du Temple de Jérusalem, que
les chrétiens ont dû partir parce qu’il pouvait leur arriver le pire, et partir en essaimant à
travers la diaspora juive de la Méditerranée, qui attirait aussi les craignants-Dieu. C’est
comme ça qu’on peut expliquer les choses, même s’il y a une grande part de conjectures
183
et de reconstitutions. C’est évidemment le tournant capital, le tour de force et le génie
du christianisme que d’avoir su profiter d’une situation qui lui était d’abord hostile. Si
le christianisme était resté accroché à son espérance de la fin des temps, à son espérance
juive rien ne serait pareil aujourd’hui. Il y a encore des juifs pour Jésus : j’étais aux États-
Unis la semaine dernière, il y a une communauté juive qui pense que Jésus est le Messie ;
mais cela reste symbolique.

Un participant - Vous avez insisté plusieurs fois sur la diversité des textes fondateurs

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Jérôme PRIEUR

et vous avez cité un exemple où il y a une contradiction flagrante. Il n’en demeure pas
moins, à mon avis, qu’il y a un certain nombre de constantes, de lignes de force qui
donnent une certaine cohérence à ces textes fondateurs. Par exemple, par rapport à la
violence, les quatre évangiles sont carrément non-violents. Ceci est d’autant plus clair si
vous les comparez aux textes de la Bible juive où vous avez des psaumes où on étripe al-
lègrement l’ennemi. Ce que vous trouverez de plus violent dans les évangiles, c’est Jésus
qui va faire tomber les étals des marchands du Temple : ça reste raisonnable. Par rapport
à l’argent, il y a là aussi une constante me semble-t-il, c’est que l’argent est clairement
condamné comme quelque chose de mauvais. Par rapport au Pouvoir temporel, il y a là
aussi une distinction, avec l’épisode bien connu de la pièce, « rendez à César ce qui est
à César, à Dieu ce qui est à Dieu » : on ne mélange pas le Pouvoir temporel et le Pouvoir
religieux. Ce qui m’étonne, c’est qu’on arrive quelques siècles plus tard à une Église
qui, finalement, s’est accommodée de l’argent, s’est accommodée du Pouvoir temporel :
les évêques persécutés quelques siècles plus tôt se retrouvent avec l’empereur, dans son
palais, à goûter les joies impériales. Et cela pose question. Je vois plusieurs hypothèses.
J’aimerais connaître votre interprétation de ce paradoxe, entre ce que l’on voit au Ier siècle
avec les fondateurs, et ce que l’on retrouve quelques siècles plus tard.

Jérôme Prieur - Bien sûr qu’il y a des traits communs ; ce n’est pas un texte qui n’a ni
queue ni tête. Même sur la divinité de Jésus, il y a des conflits. Il y a des conflits dont les
échos peuvent se trouver ailleurs que dans les textes canoniques, mais les courants les
plus juifs du christianisme primitif, dont on n’a que peu d’échos (par les textes dits apo-
cryphes), montrent que c’est une question qui n’allait pas de soi. Le rapport à la violence
n’est pas aussi simple que celui que vous dites : « Je ne suis pas venu apporter la paix,
mais la guerre. », « Je suis venue porter le feu sur la Terre ». Ce sont des paroles de Jésus.
On les oublie parce qu’elles sont moins extraordinaires que les paroles d’amour et de non-
violence, et elles sont moins importantes ; mais elles existent, elles ne sont pas cachées,
elles sont bien dans les évangiles. Le rapport au pouvoir romain, c’est surtout le texte de
Jean qui a eu l’intelligence de le théoriser, de faire des chrétiens les sujets non-violents
de l’Empire. Des gens qui se revendiquaient d’un Messie qui était venu pour annoncer
un Royaume, mais qui n’ont de cesse de montrer aux autorités de l’Empire que l’Empire
qu’ils annoncent n’est pas un Royaume de ce monde et qu’il y a César d’un côté, et Dieu
de l’autre. Mais ce qui est totalement impensable dans la pensée juive originelle, c’est que
si Dieu a élu domicile sur la terre d’Israël, c’est qu’il en est le Seigneur dans tous les sens
du mot, terrestre et céleste. Il y a des divisions qui sont des divisions romaines. Donc,
184 le christianisme s’est intégré à des catégories de pensée romaines, gréco-romaines aussi,
pour faire son lit dans l’Empire. La question de la résurrection est tout à fait intéressante
parce que c’est sûrement un trait commun des évangiles du christianisme primitif. Ce
n’est peut-être pas une conviction unanime à l’intérieur du christianisme primitif, parce
que ça peut obéir à des schémas de pensée très différents : il y a résurrection corporelle,
il y a éternité de l’âme ; ces notions sont très différentes. Mais, tout à l’heure je parlais
de mon émotion devant certains textes chrétiens : devant la question de la résurrection, je
suis, là aussi, très ému, non pas comme personne, mais comme lecteur. Je suis très ému
parce qu’aucun texte chrétien ne fait de récit de la résurrection : pourtant, ce n’était pas

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La naissance du christianisme

difficile de dire que Jésus était ressuscité, qu’il était sorti du tombeau. Parmi vous, cer-
tains vont me dire que si, c’est écrit : je vous demande de me dire à quel endroit c’est écrit.
Seule la peinture a décrit cette scène de sortie du tombeau, dans les évangiles il n’y a que
des scènes d’apparitions. Seulement, ces scènes d’apparitions, contrairement aux récits de
la Passion qui sont cohérents d’un évangile à l’autre (même si l’évangile de Jean a eu plus
de succès que les autres, parce qu’il a dramatisé), sont complètement incohérentes d’un
évangile à l’autre, alors même que cette croyance en la survie, en la résurrection de Jésus
est la croyance fondatrice du christianisme. Mais ici, Jésus apparaît tantôt à un disciple,
tantôt à plusieurs, tantôt en Galilée, tantôt en Judée, tantôt à Jérusalem, et enfin, à chaque
fois on ne le reconnaît pas. Loin de moi l’idée de remettre en cause la conviction de ceux
qui ont écrit ces textes : je ne crois pas personnellement que Jésus soit ressuscité. Mais
ce qui est émouvant dans ces textes, c’est de voir que les auteurs de ces textes sont aussi,
eux-mêmes, très gênés par rapport à cette croyance, qu’ils veulent y croire en sachant que
c’est incroyable ; donc ils mettent en scène, sans arrêt, le quiproquo, l’équivoque : Jésus
apparaît et il est pareil à ce qu’il était de son vivant et pourtant Marie-Madeleine le prend
pour le jardinier, et pourtant les pèlerins d’Emmaüs ne l’identifient pas. Ce qui montre
bien, à mon avis, que ces textes ne sont pas des textes historiques, contrairement à ce que
nous pensons depuis deux milles ans ; ce sont des textes de propagande, au sens de la
propagation de la foi. Donc, ces textes s’adressent à nous, à nos aïeuls, à nos ancêtres, en
disant « Vous qui n’avez pas vu Jésus, vous pouvez le reconnaître, alors que vous ne le
connaissez pas ». Je pense que les disciples sont des écrans par rapport à ce point.
Et là, j’ouvre une digression, parce que je n’en reviens toujours pas depuis toute cette
époque : que vous soyez croyants ou pas, faites un petit exercice de lecture des évangiles,
et demandez vous comment les disciples sont portraiturés par les évangélistes. Alors là,
vous allez être effarés : les disciples, personnages historiques étant censés avoir reconnu
en Jésus un personnage saint, un personnage divin, sont dénigrés dans les évangiles, ils
ne comprennent rien, ils sont prêts à trahir (pas seulement Judas, mais Pierre, Thomas qui
ne veut pas croire que Jésus est ressuscité, etc.). Or, c’est le cercle des premiers compa-
gnons de Jésus. Les textes sont écrits d’une à trois générations après la mort de Jésus, et
peut-être du vivant de certains des disciples. Et pourtant, on leur règle leur compte, d’une
certaine façon. Au lieu d’en faire des héros, comme sur les vitraux des églises, comme
dans les livres de messe, on en fait souvent des imbéciles. Pourquoi ? Donc, cette dimen-
sion littéraire est extrêmement importante et montre que les textes sont les réceptacles de
courants très divers. Encore une fois, il n’y a pas UN christianisme, et donc, le christia-
nisme qui va l’emporter au IVe siècle est héritier d’un des courants du christianisme. Ce 185
qui n’exclut pas des courants violemment en rébellion avec cette conception d’une Église
alliée au pouvoir : les moines, ce qu’on appelle le schisme de Baptiste, etc. Et ça va per-
durer tout au long de l’histoire de l’Église.
Alors, pourquoi est-ce que des évêques ont accepté de s’allier au pouvoir impérial ? Là
on rentre dans la sociologie ou la psychologie. Parce qu’évidemment être évêque, c’est
avoir une position d’autorité sur une communauté ; donc pour conforter son autorité, on
peut vouloir passer par une alliance avec la puissance de l’Empire - d’autant plus si on
est un personnage éminent du IVe ou Ve siècle, ou un ancien gouverneur. C’est une place,

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Jérôme PRIEUR

c’est une position, ce n’est pas uniquement un sacerdoce. Ce qui ne veut pas dire que le
christianisme soit uniquement celui-là : il y a aussi le christianisme de Saint-François
d’Assise, par exemple.

Un participant - Pouvez-vous nous parler un peu de Marcion ?


Jérôme Prieur - C’est un personnage capital et méconnu du IIe siècle. Marcion est un
chrétien venu d’Asie Mineure, qui est à Rome vers 150, comme un certain nombre de
grands théologiens chrétiens. Certains vont devenir des Pères de l’Église, à partir du
moment où leur position, leur conviction vont l’emporter ; et d’autres, comme Marcion,
vont devenir des hérétiques parce que leur lecture théologique du christianisme va être
rejetée. Alors, Marcion est un personnage méconnu – un peu moins depuis la diffusion de
nos films, parce qu’on en a souvent parlé – et central. Central, parce que Marcion a une
théorie qui, d’une certaine façon l’a emporté, tout en étant jugée hérétique. Pour Marcion,
le dieu chrétien n’a aucun rapport avec le dieu juif : il y a un Dieu Créateur qui est le dieu
juif, et un Dieu d’Amour qui est le dieu chrétien ; donc les chrétiens ne peuvent pas croire
au même dieu que les juifs. Sans qu’il y ait d’animosité à l’égard des juifs, les juifs sont
perçus comme victimes d’un dieu inférieur, qui a créé le Monde, certes, mais qui ne peut
pas leur apporter le salut. Donc, ça a des conséquences très graves sur le plan théologique,
mais aussi sur le plan de la littérature chrétienne. C’est-à-dire que Marcion en tire les
conséquences que les chrétiens ont besoin d’un nouveau Testament. C’est le premier à
dire qu’il faut se séparer de la Bible hébraïque, qu’il faut couper les liens entre l’Ancien
et le Nouveau Testament, basé sur les Lettres de Paul, les Épîtres - c’est assez évident
puisque Paul permet de rompre avec le judaïsme - et il choisit un des quatre évangiles,
l’évangile de Luc, qui lui semble moins judaïsé, mais tout en le déjudaïsant, tout en lui
enlevant ce qui a été ajouté au texte pour le falsifier ou parce que les disciples n’ont pas
compris le vrai message de Jésus. Pour Marcion, Jésus est venu sur Terre et son message
a été mal compris par les disciples, et il a fallu que Paul intervienne pour restaurer la
vraie pensée, la vraie théologie du Christ. Le rôle de Marcion est fondamental puisqu’il
va provoquer, par contre coup, la création d’un Nouveau Testament chrétien, qui va être
beaucoup plus large que celui qu’il proposait, ce qui va entraîner la solidarité entre l’An-
cien et le Nouveau Testament. Si Marcion l’avait emporté, peut-être que le christianisme
aurait disparu parce que les chrétiens se seraient séparés de leurs racines, de leurs an-
cêtres, et n’auraient plus été reconnus dans l’Empire comme des juifs ou des héritiers des
juifs. C’était potentiellement dangereux, sans compter que tous les textes chrétiens sont
186 incompréhensibles si on ne fait pas le rapport au judaïsme, à la lecture de la Bible dont
ils sont les vecteurs. En même temps, Marcion, bien qu’ayant perdu, a gagné dans la tête
de bien des chrétiens qui ne peuvent pas, ou n’ont pas pu imaginer pendant longtemps,
que leur Dieu était le même que le Dieu juif, et donc ont fait de Jésus un personnage qui
émanait directement de Dieu sans être entaché par la malédiction juive.

Un participant - Vous avez soulevé l’hypothèse que le christianisme aurait pu ne pas


exister. En fait, qu’en est-il de l’islam qui est pour moi le rejeton, le bâtard, celui qui n’a
jamais été reconnu de ces deux religions ? La question de la légitimité de l’islam se pose

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La naissance du christianisme

en permanence. Et donc, vous avez déconstruit la légende du christianisme, dans un cli-


mat apaisé, ici, où vous n’avez pas eu de contradicteur : qu’en aurait-il été pour l’islam ?
Je signale que la légende de la naissance du Christ a été adoptée par les musulmans, qu’il
existe une naissance merveilleuse du Prophète Mohamed avec les anges, et qu’il y a une
grande parenté, pour celui qui a grandi avec le Coran, entre les trois religions. Finalement,
les musulmans ne sortent pas du récit chrétien et juif : il y est en permanence. Je veux
dire qu’on cherche la différence, alors qu’on ne reconnaît pas l’autre dans la proximité
quotidienne.
Jérôme Prieur - Vous illustrez très bien, finalement, le succès du marcionisme. L’un des
succès du marcionisme, c’est peut-être l’islam qui permet de le comprendre, parce qu’à
la différence du christianisme, l’islam n’a pas reconnu l’Ancien Testament, le Nouveau
Testament chrétien ou la Bible juive, mais a intégré un certain nombre de traditions à
son texte unique, au Coran. Ca, c’est une distinction fondamentale. C’est vraiment du
marcionisme. Un texte très disparate avec des choses contradictoires qui permettent à des
courants de l’islam très différents de se référer au Coran. On a beaucoup discuté de ça,
notamment avec un chercheur hébraïque de Jérusalem dont l’épouse est une islamologue.
Ce chercheur, qui est un historien des religions, dit que les chercheurs qui étudient les
racines de l’islam ont beaucoup de mal à travailler parce qu’ils ne connaissent pas l’hé-
breu, ils ne connaissent pas l’araméen, et ils risquent de ne pas être sensibles à tout ce
substrat judéo-chrétien qui est le substrat du Coran. Mais je crois qu’il y a un vrai travail
historique à faire sur la formation du Coran. Il faudrait alors envisager le Coran comme
un texte écrit et non pas comme un texte inspiré, comme un texte écrit par des hommes
sur un laps de temps assez long. Quels sont les chercheurs de tradition musulmane dans
le monde, capables de le faire aujourd’hui ? Je crois que c’est encore un peu prématuré…

Un participant - D’après vous, quelle est l’importance du Concile de Nicée au IVe siècle,
qui, d’après ce que j’ai compris, a clarifié, unifié, codifié toutes ces tendances chrétiennes
qui s’entre-déchiraient ?
Jérôme Prieur - Le Concile de Nicée, pour ceux qui l’ignorent, décrète le caractère
consubstantiel du Père et du Fils ; c’est-à-dire qu’à partir du moment où l’on dit que
Jésus est le fils de Dieu, se pose la question vertigineuse des rapports hiérarchiques entre
le Père et le Fils, entre Dieu et Jésus : est-ce que le Fils procède du Père ou est-ce que le
Fils est consubstantiel au Père ? C’est cela qui va être la définition du Concile de Nicée :
résister à la tentation polythéiste qui existe à l’intérieur du monothéisme chrétien du fait
du dédoublement entre Dieu le Père et le Fils Jésus. Mais, c’est une question que ne règle 187
pas définitivement dans les faits le Concile de Nicée. C’est une question qui a soulevé
beaucoup de querelles théologiques et entre différents chrétiens en Orient et en Occident.
C’est une question purement théologique aux conséquences innombrables et qui met en
cause l’unité de la sphère céleste, de la sphère divine. Ensuite, interviendra le troisième
personnage de La Trinité qui est l’Esprit Saint.

Un participant - Je vous remercie de vos éclairages, mais quand vous parlez d’Église,
au singulier, de quoi parlez-vous ? De l’Église de François d’Assise, de celle de Teilhard

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Jérôme PRIEUR

de Chardin, de celle qui est née après Vatican II, de l’Église française qui revendique
aujourd’hui la laïcité, de l’Église polonaise, irlandaise, d’il y a trente ans en Amérique
Latine qui revendiquait la théologie de la libération ?
Jérôme Prieur - Et bien, vous apportez la réponse par votre question même : peut-on
vraiment parler d’Église au singulier ?

Une participante - Je m’excuse de l’aspect un peu personnel de ma question ; mais je


crois qu’on est tous subjugué par la quantité d’informations que vous nous donnez, par
ces émissions qu’on a tous regardé avec passion. Alors quel est l’impact que tout ce tra-
vail a eu sur vos convictions personnelles ?

Jérôme Prieur - Sur ma foi, absolument aucune. J’ai reçu une éducation chrétienne, mais
je ne suis pas croyant du tout, et ce long travail n’a absolument rien changé à mes convic-
tions. Mais il y a des dialogues très passionnés dans des assemblées très diverses autour
de nos films, autour de nos livres, depuis une dizaine d’années et ils sont passionnants
quels que soient les interlocuteurs, à partir du moment où on est curieux, où on se res-
pecte, que ce soient des assemblées indifférentes à l’aspect spirituel ou que ce soient des
assemblées très sensibilisées parce que liées à des communautés chrétiennes, juives, etc.
Ce qui a changé, c’est de se rendre compte qu’on n’en finit jamais de lire, qu’on est
toujours à côté de sa lecture. Tout au long de la soirée, j’ai essayé de vous donner de
nombreux exemples montrant qu’on a toujours tendance à croire que ceci est écrit et pas
cela, alors que c’est souvent l’inverse. Si je me promène souvent dans ce texte, ce n’est
pas pour y chercher un sens à ma vie (mais ça pourrait être le cas), c’est parce que ce livre
est un grand livre et que comme tout grand livre on n’a jamais fini de le lire.

Le 28 novembre 2009

Bibliographie récente de Jérôme Prieur :


Dernier livre paru : Rendez-vous dans une autre vie, (Seuil, « La librairie du XXIe siècle,
188 2010).
Dernier film : Le Mur de l’Atlantique, monument de la collaboration, 70’-2010

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