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Bertheleu Hélène. À propos de l'étude des relations inter-ethniques et du racisme en France. In: Revue européenne de
migrations internationales. Vol. 13 N°2. pp. 117-139.
doi : 10.3406/remi.1997.1553
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remi_0765-0752_1997_num_13_2_1553
Abstract
The Study of Interethnic Relations and Racism in France
Hélène BERTHELEU
French scientists who are studying migrations and interethnic relations, have noticed the lack of link
between their works and those focused on racism. There are, in fact, two academic traditions which
have lead to develop their own theories and problematic. These two fields have not the same state of
full maturation.
The sociology of interethnic relation uses to often definitions coming from common knowledge and
ideology whereas studies on racism present many theoretical essays. Therefore, it seems very
important to remind the specificity's of these two fields.
We can notice that sociology of racism and sociology of interethnic relation have the same theoretical
background, both deal with the same categorisation process and both reject essentialism. However, it is
important to maintain a distinction between interethnic relations and racial relations.
The processes involved in the social construction of race and the social construction of ethnicity are
distinct. A lack of differentiation between them could lead to a dangerous "banalization" of racism and a
misunderstanding of the complexity of ethnicity.
Resumen
El estudio de las relaciones inter-étnicas y del racismo en Francia
Hélène BERTHELEU
Los investigadores franceses que estudian las migraciones y las relaciones inter-étnicas pueden
verificar la escasa articulación de sus trabajos con los realizados en torno al tema del racismo. He ahí
dos objetos, dos tradiciones disciplinarias que, con sus referencias teóricas y sus problemáticas
diferentes, se han desarrollado por separado. Esos dos campos de investigación no han adquirido la
misma madurez : mientras que los trabajos sobre el racismo dan pie a numerosos ensayos teóricos, la
sociología de las relaciones inter-étnicas sigue, demasiado a menudo, prisionera de una definición
espontánea e ideológica. Por fin, es importante recordar lo que constituye la perspectiva y el objeto
propio de este tema. Se observa entonces que la sociología del racismo y la de las relaciones inter-
étnicas tienen un importante parentezco teórico (las dos aluden al mismo proceso de categorización y,
por otra parte, se defienden contra el mismo esencialismo) aunque sea conveniente mantener una
distinción entre relaciones inter-étnicas y relaciones raciales. Los procesos que obran en la
construcción social de la raza y en la de la etnicidad no son los mismos y deben distinguirse so pena de
una imprudente "trivialización" del racismo y de un desconocimiento de los resortes complejos de la
etnicidad.
Résumé
L'étude des relations inter-ethniques et du racisme en France
Hélène BERTHELEU
Les chercheurs français qui étudient les migrations et les relations inter-ethniques, peuvent constater le
peu d'articulation de leurs travaux avec ceux réalisés autour du thème du racisme. On a là deux objets,
deux traditions disciplinaires qui, avec leurs références théoriques et leurs problématiques différentes
se sont développés séparément. Ces deux champs de recherche n'ont pas acquis la même maturité :
tandis que les travaux sur le racisme donnent lieu à de nombreux essais théoriques, la sociologie des
relations inter-ethniques reste trop souvent prisonnière d'une définition spontanée et idéologique. Aussi
est-il important de rappeler ce qui constitue la perspective et l'objet propre de ce domaine. On s'aperçoit
alors que la sociologie du racisme et celle des relations inter-ethniques ont une importante parenté
théorique (les deux renvoient à un même processus de catégorisation et, par ailleurs, se défendent du
même essentialisme) même s'il convient de maintenir une distinction entre relations inter-ethniques et
relations raciales. Les processus à l'oeuvre dans la construction sociale de la race et dans celle de
l'ethnicité ne sont pas les mêmes et doivent être distingués sous peine d'une imprudente banalisation
du racisme et d'une méconnaissance des ressorts complexes de l'ethnicité.
Va
Revue Européenne des Migrations Internationales, 1 997 ( 1 3) 2 pp. 1 1 7- 1 39 117
Hélène BERTHELEU
* Maître de Conférences en sociologie à 1' Université de Tours, 3 rue des Tanneurs 37 000 Tours.
CERIEM, Université de Haute Bretagne, Rennes II.
1 (Poliakov, 1955 à 1977 ; Guillaumin, 1972 ; Taguieff, 1988 ; Balibar et Wallerstein, 1989 ;
Todorov, 1989)
1 18 Hélène BERTHELEU
Nous voudrions contribuer, dans cet article, à repenser conjointement ces deux
axes de recherche. Pour y parvenir, on rappellera la marginalisation dont a souffert le
champ des relations inter-ethniques pendant des décennies en France, alors même qu'il
se développait considérablement ailleurs. On mesurera ensuite, les conséquences de ce
retrait : les carences théoriques ont laissé le champ libre à une sociologie peu distancée
du discours dominant sur « l'étranger » puis « l'immigré », loin des efforts théoriques
qui auraient pu faire émerger des passerelles vers la question du racisme. Aussi sera-t-il
nécessaire, dans un second temps, de revenir sur le regard singulier que propose la
perspective des relations inter-ethniques et montrer le type d'analyse qu'elle permet.
Nous aurons alors les éléments qui permettent d'envisager la parenté théorique entre
l'étude des relations raciales et celle des relations inter-ethniques : le corpus de
concepts qu'elles ont en commun en témoigne. On réfléchira cependant, au terme de
notre propos, à la nécessité de maintenir une distinction entre relations raciales et
relations ethniques. Les processus à l'oeuvre dans la construction sociale de la race et
de l'ethnicité ne sont pas les mêmes et doivent être distingués sous peine d'une
imprudente banalisation du racisme et d'une méconnaissance des ressorts complexes de
l'ethnicité.
2 Seuls les récents travaux de Michel Wieviorka et, plus largement, de l'équipe du CADIS,
nuancent ce constat. Dans la sociologie des mouvements sociaux, racisme et ethnicité sont
appréhendés conjointement. Cela n'invalide pas, toutefois, ce constat qui pèse encore
lourdement sur les travaux en cours de part et d'autre.
quelque sorte de considérer leur pays pour ce qu'il était : un des plus importants pays
d'immigration. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que les sciences humaines
commencent à rendre compte des conditions de vie des immigrés. Il s'agissait alors,
selon une problématique macro-sociale, de montrer les inégalités sociales produites et
entretenues par le système, la société française et ses institutions. Il y a là, certes, un
pas important dans la prise de conscience, par le groupe majoritaire, de l'existence de
minorités en France. Ces travaux s'intéressent cependant assez peu aux immigrés eux-
mêmes : ils y apparaissent comme les plus démunis des démunis, et sont trop souvent
assignés au rôle passif de victimes du système. Les problématiques en termes de
rapports de classe et d'inégalités y sont centrales et donnent l'apparence d'épuiser le
sujet. Au cours des années 1980, cependant, les sujets d'étude se déplacent
progressivement et l'attention se porte davantage sur les individus, leurs pratiques et
leurs représentations en tant que migrants, avec notamment un vif intérêt pour les
interprétations en termes culturels et identitaires. Cette nouvelle tendance remplace la
précédente sans véritable accumulation ni tentative d'articulation, et les observateurs
continuent de constater le peu de consistance théorique de l'ensemble de ces
recherches (De Rudder, 1990 ; Dubet, 1989). Seuls quelques rares travaux introduisent
explicitement au domaine des relations inter-ethniques, notamment à travers l'étude du
rapport entre colonialisme et racisme (Simon, 1972 ; Gallissot, 1985).
Toujours plus nombreux au cours des années 1980 et 1990, les travaux
consacrés aux populations issues de l'immigration continuent néanmoins d'accuser
d'importantes lacunes théoriques. On a l'impression, en passant en revue cet
éparpillement d'études dites de terrain, qu'une bonne partie émane plus ou moins
directement de demandes de l'Etat ou de municipalités, de gestionnaires et
d'administrateurs locaux confrontés à des situations particulières difficiles et soucieux
d'en connaître les rouages pour mieux les maîtriser. Combien d'études, en effet, trop
rapidement réalisées sans doute, reprennent à leur compte les problèmes sociaux tels
que la société les définit, s' intéressant aux « immigrés » et aux « banlieues »
précisément parce que les préoccupations d'ordre public vont dans ce sens. A la
remorque des notions et représentations véhiculées dans les appels d'offre, beaucoup
trop de ces travaux confortent les décideurs du bien-fondé de leurs problématiques en
termes combinés de différences culturelles, d'exclusion sociale et de concentration
spatiale. Ce faisant, ils contribuent à la dispersion et à la faiblesse théorique du champ.
dans son sillage, sans distinction, l'objet dominé et ceux qui s'en préoccupent, faisant
de la sociologie de l'immigration et des relations inter-ethniques, un domaine peu
valorisé et peu valorisant.4 Le retrait conceptuel et la timidité théorique que l'on
constate toujours aujourd'hui malgré le développement numérique des travaux ne sont-
ils pas les symptômes d'un champ de recherche dont l'objet (questions et concepts
propres) reste insuffisamment connu ou reconnu ? Aussi réaffirmera-t-on, dans la
seconde partie, les fondements théoriques de la sociologie des relations inter-ethniques
trop souvent ignorés.
4 Ce contexte ne va pas sans inciter les apprentis sociologues les plus prometteurs pour la
profession, les plus « stratèges » pourrait-on dire, à orienter leurs recherches vers des
questions plus « nobles » et donc plus rémunératrices symboliquement et matériellement.
5 II ne s'agit pas de nier, ici, les progrès réalisés ces dernières années en matière de
reconnaissance et d'institutionnalisation du champ et des chercheurs en relations inter
ethniques. Le GDR « Migrations Internationales et relations inter-ethniques », reconnu par le
CNRS en 1995, rassemble une bonne partie des équipes françaises qui travaillent dans ce
domaine.
6 Ainsi, paradoxalement, aussi marqués soient-ils par la ségrégation et la discrimination
ethnique et raciale, les Etats-Unis n'en sont pas moins l'une des sociétés les moins aveugles
sur ses propres clivages. L'idée, par exemple, d'inégalités raciales entretenues par le système
— la notion de discrimination systémique notamment — y fait son chemin, ce qui, là encore,
peut être interprété comme une reconnaissance, par le groupe majoritaire, de son implication
dans les rapports sociaux ethniques et raciaux existants. On peut cependant se demander si
cette lucidité n'échoue pas à profondément transformer le rapport de force. Elle ressemblerait
alors davantage à une soupape de sécurité qui entretiendrait finalement le statu quo, laissant
l'illusion aux minoritaires que, puisque l'oppression peut être dite et dénoncée (notamment par
des chercheurs issus eux-mêmes de groupes minoritaires), elle sera bientôt combattue et
vaincue.
7 Sur l'obsession du comptage en matière d'immigration, on peut lire l'article de Véronique de
Rudder (1992, p. 26).
On ne sacrifie pas, ici, à une simple querelle de mots. Les mots, les notions
qu'on utilise et leur définition ne sont pas innocents : ils renseignent implicitement sur
les enjeux et les rapports de pouvoir. Or, il apparaît nettement que la sociologie de
« l'immigration », en tant que telle, est prisonnière de ces représentations et définitions
communément admises au sein du groupe majoritaire français (notamment chez ses
porte-parole du monde politique et médiatique). On retrouve ce même biais dans les
travaux qui se réclament d'une sociologie de « l'intégration » ou de « l'assimilation » :
ils ne traitent que des questions qui, finalement, intéressent (voire consolident) la
société (la nation) française. Sous couvert de concepts pseudo-scientifiques, le
sociologue contribue ici à véhiculer, à utiliser et à légitimer des notions qui nourrissent
et consolident implicitement un processus d'inclusion-exclusion.
8 On ne remet pas en cause, ici, l'intérêt et l'utilité de l'étude des flux migratoires notamment
lorsqu'elle décrit et tente d'expliquer les nouveaux mouvements migratoires qui se dessinent
actuellement ; mais elle ne constitue qu'une facette d'une question beaucoup plus large.
9 Voir notamment, le bilan réalisé par Bruno Ramirez, à propos des études ethniques
canadiennes (1991).
10 Le concept de « communauté » culturelle présente à cet égard de sérieux inconvénients. En
évoquant l'idée d'un regroupement cohésif et de relations d'interdépendance et de solidarité,
ce concept est propice à une naturalisation du groupe dont on imagine facilement la clôture,
les frontières infranchissables sans procédures strictes, comme c'est le cas dans une
communauté religieuse ou familiale. Cette idée d'un regroupement « naturel » — chère à
F. Tonnies qui 1' opposait au concept de « société » — oblige à une grande vigilance quant à
son emploi en sociologie. Le concept de groupe ethnique, au contraire, oblige à admettre le
caractère « artificiel » du groupement, en dehors de dispositions naturelles quelles qu'elles
soient ou de pré-dispositions psychologiques collectivement partagées.
Signalons d'abord que les termes de relations raciales sont peu usités en
France. Ils nous renvoient plutôt aux sociologies américaine et anglaise où l'expression
est soumise à controverse. R. Miles (1990) par exemple, souligne les effets pervers de
l'usage, même sociologique, de ces termes, faisant remarquer que la notion de race
continue ainsi d'être véhiculée, placée au centre du questionnement comme si elle était
en elle-même la cause et le facteur d'explication de tous les maux. Sans doute est-il
nécessaire de ne pas cesser de souligner le caractère social et construit du concept
sociologique de race et parler de « race sociale » pour éviter tout retour à un concept
biologisant. Aussi, pour contourner cette question de la race, beaucoup de chercheurs
préfèrent parler de racisme plutôt que de relations raciales.11 L'expression « relations
raciales » comme celle de relations inter-ethniques a pourtant l'intérêt de souligner
qu'il y a toujours deux pôles dans une relation et qu'il est réducteur de ne s'intéresser
qu'à l'un d'eux, que ce soit le racisant ou le racisé.
Alors que le domaine des relations ethniques est menacé par la dérive de
travaux qui, centrés sur l'Autre, l'isole et l'essentialise, les travaux français sur le
racisme semblent souffrir du défaut inverse, puisque seul le groupe dominant — ou la
« société », considérée comme construite à son image est véritablement étudié.
L'observation concrète des relations entre les uns et les autres, n'a pas fait l'objet,
jusqu'à aujourd'hui, de recherches approfondies. Parler de relations raciales, dans un
tel contexte, c'est refuser cette double tendance qui, en France actuellement, tend à
faire du racisme le lieu privilégié d'étude de la société française et, à l'inverse, des
relations inter-ethniques, le lieu privilégié de l'étude de l'Autre dans cette même
société.
Notre souci sera donc ici d'insister sur l'analyse d'un système de relations où
majoritaires et minoritaires — qu'ils soient minorisés sur la base de leur race ou de leur
ethnicité — sont liés dans un même ordre social, à la fois matériel et symbolique. Les
groupes en présence ne sont pas en situation de juxtaposition plus ou moins fortuite. Il
est important au contraire de montrer — et non seulement de postuler — l'implication
réciproque des groupes en présence et refuser, ce faisant, de s'engager dans une
recherche qui ne s'intéresserait qu'au groupe minorisé et qu'à lui seul. Cette réciprocité
de la relation n'implique pas, toutefois, sa symétrie : la preuve en est que s'il est
relativement facile de définir un groupe minoritaire par des traits sociaux objectifs
1 1 C'est le cas, par exemple, des travaux réalisés par Michel Wieviorka ( 1991 , 1992, 1994).
Nous allons maintenant envisager trois processus dans la double optique des
relations inter-ethniques et des relations raciales. Nous les avons choisis pour leur
centralité, leur intérêt théorique et pour leur capacité à montrer la parenté non
seulement des deux types de phénomènes mais aussi de l'analyse qui peut en être faite.
Nous examinerons successivement le processus de différenciation et le concept de
différence, le processus de catégorisation, et enfin le processus de minorisation ou la
relation minorité-majorité.
Sur le terrain, que l'on soit amené à étudier les relations ethniques ou les
relations raciales, c'est chaque fois la construction-déconstruction de frontières que
l'on observe, la transformation, l'effritement ou le renforcement de frontières ethniques
ou raciales. Il y a dans tous les cas le constat de « différences évidentes », en fait un
processus de différenciation à l'œuvre entre des groupes.
les différences dites raciales comme les différences culturelles ne sont jamais
préalables au rapport social : elles en sont plutôt le résultat. Contrairement à ce qu'en
pensent les groupes concernés, elles ne sont donc pas données une fois pour toutes et
sont d'ailleurs, historiquement, souvent reconstruites par les groupes de part et d'autre,
à la faveur des transformations du rapport de force qui les lie. Plus que le degré de
réalité de la dite caractéristique culturelle ou raciale, c'est sa signification sociale qui
importe puisqu'elle contribue alors à structurer les relations entre des groupes humains.
La parenté théorique sur laquelle nous venons d'insister, n'implique pas une
confusion des concepts de race et d'ethnicité comme cela semble être la tendance
actuellement. Certains sociologues des relations ethniques pensent en effet que les
apports de la sociologie constructiviste ont rendu caduque la distinction entre relations
raciales et relations ethniques. Inutile, cette distinction serait même suspecte, dans la
mesure où elle trahirait un usage non contrôlé du concept de race. Continuer à parler de
relations raciales, ce serait finalement reprendre à son compte et sans distance, une
catégorie populaire scientifiquement non valide.
Dans le souci, louable, d'objectiver les dérives idéologiques dont souffrent ces
concepts et par sa volonté d'affirmer une définition sociologique de la race, cette
perspective risque de banaliser les relations raciales. Ainsi englobées dans les relations
ethniques, elles perdent toute spécificité alors même que les faits sociaux démentent
une telle superposition. Comment ne pas prendre acte des conséquences — dans le
passé aussi bien que dans le présent — pour le moins « particulières » de la
catégorisation raciale aux Etats-Unis par exemple, en Afrique du Sud ou en Europe
durant le régime nazi ? La question n'est pas celle du degré de violence : les relations
ethniques peuvent être, en cas de conflit, tout aussi meurtrières que les relations
raciales et plusieurs exemples récents (ex- Yougoslavie, Rwanda) nous le montrent. Le
racisme n'est donc pas une forme violente ou exacerbée de relations ethniques.
Avant l'invention du racisme, ce qui était en cause, dans les contacts ou les
relations entre groupes culturels, c'était l'étrangeté de l'autre, sa différence
socioculturelle, son altérité. La plupart des écrits sur la question s'accordent pour y voir
un type de relations extrêmement répandu dans le temps comme dans l'espace.
Corollaire de l'ethnocentrisme, ce rapport à l'autre a probablement toujours existé, un
peu partout dans le monde où des groupes culturellement distincts étaient amenés à se
rencontrer. C'est en référence à cet ensemble de phénomènes que P.-J. Simon parle
d'ethnisme (1970, 1994). Quel que soit le choix conceptuel — pourvu qu'il réfère de
près ou de loin à l'ethnicité — l'erreur serait de parler ici de racisme, comme le font
pourtant certains, tel par exemple T.Todorov (1989 : 114) : « Le racisme est un
comportement ancien et d'extension probablement universelle ». Il conçoit toutefois la
nécessité de le distinguer des théories raciales telles qu'elles ont été élaborées au 19e et
réserve donc au racisme doctrinal une autre terminologie, le « racialisme » — dont il ne
justifie pas clairement le choix : « Le racialisme est un mouvement d'idées né en
Europe occidentale, dont la grande période va du milieu du 18e au milieu du 20e ». Ces
choix terminologiques dont on ne nous livre pas les fondements, introduisent une
confusion préjudiciable à la compréhension des phénomènes étudiés. Les
connaissances historiques et sociologiques consacrées aux théories racistes et au
Dans les relations ethniques, l'ethnicité n'est pas le fruit de la seule imposition
dominante. Processus historique, fruit des contacts et des rapports sociaux s'établissant
entre des collectivités distinctes, elle se développe et se mobilise de part et d'autre de la
frontière sociale, aussi bien du côté du groupe majoritaire (même si celui-ci préfère se
percevoir en termes d'universalité) que du côté du groupe minoritaire. Elle répond en
effet autant à un processus d' auto-définition de soi qu'à une désignation extérieure.
Autrement dit, la frontière ethnique est munie de deux versants, l'un externe, l'autre
interne, qui se construisent simultanément dans un contexte de rapports sociaux
toujours inégaux. Les relations ethniques, à la différence des relations raciales,
fonctionnent d'emblée à double sens et ne peuvent, en cela non plus, être confondues.
L'évolution actuelle des recherches sur l'ethnicité aux Etats-Unis est, à cet
égard, significative. « Inventée », « créée », « imaginée », « choisie », l'ethnicité est
présentée de plus en plus souvent comme un phénomène subjectif dépendant d'un
processus d'identification volontaire, plutôt individuel que collectif. Le danger, ici, est
de verser dans un hyper- subjectivisme qui fait perdre au concept d' ethnicité tout son
intérêt. Au-delà, il est intéressant de constater qu'un tel vocabulaire est mal adapté pour
éclairer des relations raciales. Les travaux qui y sont consacrés ne cessent au contraire
de souligner la force de l'imputation raciale et l'irréversibilité de la catégorie, bien plus
que les phénomènes identificatoires essentiellement réactifs aux conditions
symboliques et matérielles imposées.
Références bibliographiques
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Hélène BERTHELEU
Les chercheurs français qui étudient les migrations et les relations inter-ethniques,
peuvent constater le peu d'articulation de leurs travaux avec ceux réalisés autour du thème du
racisme. On a là deux objets, deux traditions disciplinaires qui, avec leurs références théoriques
et leurs problématiques différentes se sont développés séparément. Ces deux champs de
recherche n'ont pas acquis la même maturité : tandis que les travaux sur le racisme donnent lieu
à de nombreux essais théoriques, la sociologie des relations inter-ethniques reste trop souvent
prisonnière d'une définition spontanée et idéologique. Aussi est-il important de rappeler ce qui
constitue la perspective et l'objet propre de ce domaine. On s'aperçoit alors que la sociologie du
racisme et celle des relations inter-ethniques ont une importante parenté théorique (les deux
renvoient à un même processus de catégorisation et, par ailleurs, se défendent du même
essentialisme) même s'il convient de maintenir une distinction entre relations inter-ethniques et
relations raciales. Les processus à l'oeuvre dans la construction sociale de la race et dans celle de
l'ethnicité ne sont pas les mêmes et doivent être distingués sous peine d'une imprudente
banalisation du racisme et d'une méconnaissance des ressorts complexes de l'ethnicité.
Hélène BERTHELEU
French scientists who are studying migrations and interethnic relations, have noticed
the lack of link between their works and those focused on racism. There are, in fact, two
academic traditions which have lead to develop their own theories and problematic. These two
fields have not the same state of full maturation.
The sociology of interethnic relation uses to often definitions coming from common
knowledge and ideology whereas studies on racism present many theoretical essays. Therefore, it
seems very important to remind the specificity's of these two fields.
We can notice that sociology of racism and sociology of interethnic relation have the
same theoretical background, both deal with the same categorisation process and both reject
essentialism. However, it is important to maintain a distinction between interethnic relations and
racial relations.
The processes involved in the social construction of race and the social construction of
ethnicity are distinct. A lack of differentiation between them could lead to a dangerous
"banalization" of racism and a misunderstanding of the complexity of ethnicity.
Hélène BERTHELEU
Los investigadores franceses que estudian las migraciones y las relaciones inter-étnicas
pueden verificar la escasa articulaciôn de sus trabajos con los realizados en torno al tema del
racismo. He ahi dos objetos, dos tradiciones disciplinarias que, con sus referencias teôricas y sus
problemâticas diferentes, se han desarrollado por separado. Esos dos campos de investigation no
han adquirido la misma madurez : mientras que los trabajos sobre el racismo dan pie a
numerosos ensayos teôricos, la sociologîa de las relaciones inter-étnicas sigue, demasiado a
menudo, prisionera de una definiciôn espontânea e ideolôgica. Por fin, es importante recordar lo
que constituye la perspectiva y el objeto propio de este tema. Se observa entonces que la
sociologîa del racismo y la de las relaciones inter-étnicas tienen un importante parentezco teôrico
(las dos aluden al mismo proceso de categorizaciôn y, por otra parte, se defienden contra el
mismo esencialismo) aunque sea conveniente mantener una distinciôn entre relaciones inter-
étnicas y relaciones raciales. Los procesos que obran en la construcciôn social de la raza y en la
de la etnicidad no son los mismos y deben distinguirse so pena de una imprudente
"trivializaciôn" del racismo y de un desconocimiento de los resortes complejos de la etnicidad.