Hommage a Pierre Michel— 102 —
autres. Leur bon succès est à ce prix. Tout ainsi que Ponocrates mettait son
disciple en tel train «qu'il ne perdait heures quelconque du jour» {Gargan-
tua, XXIII), l'élève de Montaigne «chômera moins que les autres» et,
selon la rencontre, «sans obligation de temps & de lieu», les jeux, les exer-
cices, la musique et la danse, la chasse, les chevaux, les armes ne seront pas
pour lui moins importants que les livres. Et certes, il ne s'agit pas de l'abru-
tir «à la géhenne & au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze
heures par jour, comme un portefaix». — «Au nôtre, un cabinet, un jar-
din, la table & le lit, la solitude, la compagnie, le matin & la vêpre, toutes
heures lui seront unes, toutes les places lui seront étude [...]». Autant qu'à
Gargantua sous de bons pédagogues, cette activité lui sera légère parce
qu'elle répond à son intérêt comme à son désir.
Certains experts, en Amérique, proposent des pédagogies qui ne parais-
sent surprenantes qu'à ceux qui n'ont pas lu l'expérience des Essais. Ils
veulent rassembler des enfants de même âge mental dans les mêmes classes,
sans tenir aucun compte de leur âge officiel, pour recevoir des cours accélé-
rés. «Notre enfant est bien plus pressé», disait Montaigne: «Employons un
temps si court aux institutions nécessaires»-(I, 26, pp. 211-2 A Add.).
Plus mûr que la plupart des autres, Michel, nous le savons, n'a pas
perdu ce temps aux basses classes. Sous l'apparence lourde, on a su discer-
ner cette vivacité précoce, cette aisance à comprendre et pénétrer les carac-
tères. Le champ n'est pas resté stérile, et les fruits ont mûri dans ce libre
exercice. On l'a laissé «trotter [...] pour juger de son train» (I, 26, p. 194),
en lui lâc îant la bride et l'éperonnant sans en avoir l'air.
Il eût été «fol de rompre ce train, j'estime, note-t-il, que je n'eusse rap-
porté du collège que la haine des livres [...]» (I, 26, p. 228 A). La récession
apparente, dès l'entrée dans cet établissement, ne fut ainsi que relative,
portant surtout sur la pureté du latin, nécessairement corrompu par le
baragouin des camarades.
Qu'ac viendrait-il si l'on plongeait Michel, sans précaution, au bain
communautaire? Encore ce bain était-il filtré. Il ne l'est plus. On nous
corne aux oreilles que c'est tellement mieux ainsi, pour la justice et pour
l'égalité. Alors, la différence gêne, et la sélection devient une offense.
Ceux qu'on appelle aujourd'hui «surdoués» sembleront-ils vraiment,
comme tend à le suggérer une certaine propagande, une espèce de petits
monstres, qu'il conviendra de noyer dans la masse, brassés sans aucun
choix dans ce gros bouillon de culture?
Le problème n'est pas nouveau. Croyons-nous l'avoir inventé? On a vu
toujours de jeunes talents. Il arrivait que, bien traités et bien conduits, les
plus doués et les plus travailleurs obtiennent leurs prix d'excellence, avant
que, sous prétexte de démocratisation, on ne supprimât les marques d'hon-
neur, et l'émulation qu'elles entretiennent, pour ne pas chagriner l'incons-
cience des moins capables.
Ménager leur faiblesse est peut-être louable; non gaspiller l'élite, ou la
flétrir. Quel plus juste regret, si c'est Mozart qu'on assassine, ou bien Mon-
taigne.
Observations sur le chapitre
«Du repentir»
des Essais de Montaigne (III, 2)
par Donald M. FRAME
Un des aspects distinctifs de ce chapitre si riche et si complexe, c'est
d'être un des deux seuls («Des prières» étant l'autre) où Montaigne choisit
expressément comme sujet principal ses propres idées («purement humai-
nes», comme il le reconnaît volontiers) sur une question débattue de sa reli-
gion catholique chrétienne. Pour «Des prières», ainsi que pour son souhait
que son élève idéal «puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les
bonnes» (I, 26, 167a)1, formule que le censeur romain avait déformée en
«nourrir un enfant à tout faire», (OC 1228-29), il avait encouru la critique
— indulgente, il est vrai — du censeur officiel de l'Eglise de Rome, le
«Maestro del Sacro Palazzo», le Père Sisto Fabri, O. S. D., qui malheureu-
sement, ne sachant pas le français, avait dû s'en remettre au rapport
d'«aucun frater françois», bien moins savant, cosmopolite, et large d'esprit
que lui; on peut se demander ce qu'aurait pensé ce moine français du
chapitre (lors pas encore publié ni peut-être composé) qui nous occupe, et
de l'aveu «Que je me repens rarement» qui me paraît en être le cœur (III, 2,
806b). Cet aveu, Montaigne tient à le faire, mais après avoir bien préparé le
terrain; car tout en aimant surprendre le lecteur, il évite de le choquer ou de le
froisser. Et l'aveu, et le titre que Montaigne a choisi pour ce chapitre, me
paraissent prouver sans conteste qu'il n'a pas l'habitude que lui donne
Michel Butor, de ne choisir que des sujets et des titres anodins pour éviter
une censure hypothétique, et prouver aussi que toute théorie de «titres
façades» n'a qu'une application limitée2. Il veut faire cet aveu, à mon avis,
surtout parce qu'il ne s'en repent pas non plus et qu'il cherche une occasion
de le défendre3; et aussi, évidemment, parce que sa conscience et son entre-
1
Pour les Essais, j'ai utilisé l'édition Pierre Villey, réimprimée sous la direction de
V.-L. Saulnier, P.U.F., 1965. Outre le livre, le chapitre et la page, j'ai parfois indiqué aussi
celle des couches (a, b ou c) qui dénotent les âges successifs du texte. Pour les autres écrits de
Montaigne je donne la page dans l'édition Thibaudet & Rat des Œuvres complètes publiée par
Gallimard dans la collection Pléiade.
2
Comme le reconnaît d'ailleurs Patrick Henry, auteur de cette théorie.
!
Pour toutes ces pages de cet essai-ci, ma dette est grande envers Marianne S. Meijer
pour son excellent article «De l'honnête, de l'utile et du repentir», paru dans The Journal of
Medieval and Renaissance Studies, 12, 259-274, Fall (automne) 1982, surtout pour l'examen
bien soigneux des Canones et Décréta Sacrosancti Oecumenici et Generalis Concilii Tridentini
— 104 — — 105 —
prise même l'y obligent. Pour le faire sans choquer son lecteur, voici les
moyens qu'il trouve:
En premier lieu, il y a un exposé introductif qui sert de préparation. Par
certains aspects ce chapitre (III, 2) aurait très bien pu ouvrir le troisième
livre. Après l'accent presque exclusif des deux premiers (ceux de 1580) sur
la diversité (ou dissemblance) et discordance (derniers mots des Essais de
1580), voici que pour la première fois, dans ce seul chapitre assez court,
Montaigne reconnaît à la fois et l'unité du genre humain («l'humaine con-
dition», III, 2, 805b), et la stabilité et constance de chaque individu (la
«forme maistresse», 811b), deux constatations essentielles. Pourquoi donc
ne pas commencer ce nouveau livre par ce chapitre capital? Pourquoi ne lui
donner que la deuxième place? C'est peut-être que, premièrement, il vou-
lait mieux la préparer que ne l'auraient fait les deux premiers livres, et que,
deuxièmement, il avait dans l'esprit, pour ce faire, un chapitre initial où il
comptait traiter avec une sympathie entendue, mais en prenant parti ronde-
ment pour l'honneur contre la simple expedience prônée par Machiavel
pour son Prince et pratiquée depuis des siècles par tout homme public du
monde connu alors, le problème difficile de la morale exigible d'un homme
public; — chapitre qui montrerait d'ailleurs sans conteste, mais sans
aucune vantardise non plus, l'intégrité qui avait caractérisé sa propre con-
duite publique aussi bien que privée dans ces temps atroces. Il allait résu-
mer cette démonstration peu après son aveu dans un passage qui sert à jus-
tifier celui-ci: «Ce n'est pas un léger plaisir de se sentir préservé de la conta-
gion d'un siècle si gasté, et de dire en soy: Qui me verroit jusques dans
l'ame, encore ne me trouveroit-il coulpable, ny de l'affliction et ruyne de
personne, ny de vengence ou d'envie, ny d'offence publique des loix, ny de
nouvelleté et de trouble, ny de faute à ma parole; et quoy que la licence du
temps permit et apprinst à chacun, si n'ay-je mis la main ny es biens en la
bourse d'homme François, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en
guerre qu'en paix; ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer.
Ces tesmoignages de la conscience plaisent; et nous est grand benefice que
cette esjouyssance naturelle, et le seul payement qui jamais ne nous man-
que» (807b).
Son deuxième expédient, c'est son entrée en matière dans le chapitre
même. Par ses premiers mots il insiste sur le fait que son texte n'est ni
normatif ni prescriptif mais simplement descriptif ou plutôt narratif (pas
une leçon, rien qu'un conte): «Les autres forment l'homme, je le recite»
(804b); idée qu'il va réitérer deux pages plus loin dans la formule élégante
mais inexacte: «Je n'enseigne poinct, je raconte». L'observation qui suit,
que son portrait change à tout moment sans pourtant se démentir, amène
dès la troisième ligne du texte celle du devenir, du flux, condition univer-
selle de toute la création jusqu'aux objets inanimés, pyramides d'Egypte et
sub Paulo III, ... pontificibus, Venise, 1575, et là du Chapitre IV de la Quatorzième Session,
qui traite de la Pénitence et de la distinction entre la Contrition et l'Attrition, enfin pour deux
aperçus capitaux: l'innocence théologique de l'aveu de Montaigne «je me repens rarement»;
et l'attitude de Montaigne envers l'attrition que le Concile a jugé utile mais que lui trouve
«deshonneste» (Meijer, pp. 265-273 et surtout 265-271).
rochers du Caucase. Ne pouvant donc pas assurer son objet, il peint non
pas l'être mais le passage, «de jour en jour, de minute en minute» (805b).
Peindre son propre passage, c'est enregistrer de son mieux chaque détail
significatif de sa vie, surtout intérieure (non pas ses gestes mais ses cogita-
tions, son essence, II, 6, 379c); et pour ce faire, l'essentiel c'est la fidélité
(s'ordonner d'oser dire tout ce qu'il ose faire, III, 5, 845b, ce qu'il croit
avoir fait) fidélité dont il se vante d'ailleurs («celle-là y est, la plus sincère et
pure qui se trouve», 805-806b). Après quoi il continue: «Je dy vray, non
pas tout mon saoul, mais autant que je l'ose dire; et l'ose un peu plus en
vieillissant...» Une vingtaine de lignes plus loin (une demi-page à peine) il
arrive à son aveu qu'il cherche à justifier: «Excusons icy ce que je dy sou-
vent que je me repens rarement», demande à laquelle, comme on se rap-
pelle, il ajoutera après 1588 cette justification fière et qui paraît même
éhontée: «et que ma conscience se contente de soy, non comme de la cons-
cience d'un ange ou d'un chevaL, mais comme de la conscience d'un
homme...» Et voici donc que qui s'excuse accuse; car il passe ainsi d'un
coup à cette accusation implicite, que le champion du repentir fréquent
prétend nous faire agir en anges plutôt qu'en hommes que nous sommes,
— accusation qui donne le ton au réquisitoire qui suit et qui occupe la
majeure partie de chapitre, visant tout ce qui passe pour repentir véritable
sans l'être, et dont les phénomènes suivants sont les principaux coupables:
(1) pseudo-repentir partiel ou conditionnel d'un péché (ou d'une série
de péchés) dont le pécheur continue à profiter, comme fait le «larron»
d'Armagnac (81 l-812b);
(1) non-repentir (qui est tout au plus regret) de celui chez qui «le
péché... est en son haut appareil» (808b), étant devenu habitude ou
accoutumance et donc (III, 10, 1010b) «une seconde nature, et non
moins puissante». Chez celui-ci le jugement n'est plus entier, mais
corrompu;
(1) réforme des vices «de l'apparence» (Montaigne paraît penser ici aux
Protestants) mais non «de l'essence» (811b), réforme dont l'effet est le
plus souvent nul et parfois même regrettable;
(1) «repentir» inadéquat et abominable que Montaigne dit observer
dans «la commune façon de nos hommes», chez lesquels il trouve
(811b) «leur retraicte mesme... pleine de corruption et d'ordure; l'idée
de leur amendement, chafourrée; leur penitence, maladie et en couple,
autant à peu près que leur péché»;
(1) regret (ou déplaisir), qui prend deux formes:
(A) regret d'une erreur de calcul, erreur purement mentale et sans
aucune conséquence morale; et
(A) regret ou déplaisir de ce qui n'est pas en notre pouvoir, tel
(813b) «le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton»; car «le repentir
ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre
force, ouy bien le regretter»;
(6) toute «repentance superficielle, moyenne et de cérémonie» (813b),
mouvement auquel Montaigne refuse le nom de repentir ou même de
repentance;
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(7) et enfin un des plus laids et partant des plus communs, auquel nous
sommes tous sujets et contre lequel Montaigne lui-même doit lutter de
toutes ses forces (III, 5, passim et surtout 840-844): c'est «cet accidentel
repentir que l'aage apporte», dont «le chagrin et la foiblesse nous
impriment une vertu lâche et catarreuse» (815b); dont le résultat, «s'il y
a convalescence, c'est une convalescence maleficiée» (815b); et qui
enfin «nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage». Car rares
sont les âmes (817b) «qui en vieillissant ne sentent à l'aigre et au moisi.
L'homme marche entier vers son croist et vers son décroist.»
De tous ces «faux repentirs», nuisibles à la sagesse et au bonheur
humains, l'ennemi principal de Montaigne, qu'il cherche avant tout à
exposer et combattre, c'est le mythe de la vertu en quelque sorte automati-
que de la vieillesse; car il sent que la vieillesse «gagne pays» chez lui-même
malgré toute sa résistance, et il refuse absolument d'en être la dupe.
Avant de passer aux aspects positifs du chapitre, voyons si notre liste
est en effet complète, ou s'il se pourrait que la repentance même ne soit
qu'un faux repentir.
Idée moins extravagante qu'on ne pourrait le croire au premier abord.
Car si les substantifs expriment tous deux l'idée du verbe se repentir, c'est
pourtant avec une différence bien nette qui est certaine, et peut-être avec
une autre qui serait décisive. Sans aucun doute le repentir signifie l'acte
complet de pénitence, là où la repentance ne garantit que la disposition et
l'inclination du pécheur à la pénitence, quitte peut-être à se montrer péni-
tent «jusques à l'acte exclusivement». La différence correspond d'assez
près à l'une des deux distinctions faites en théologie entre contrition et
attrition et reconnues à l'époque de Montaigne par le Concile de Trente,
d'après laquelle l'attrition, le souvenir triste et douloureux du péché et le
regret de l'avoir commis, constitue une sorte de contrition imparfaite, un
bon commencement mais rien de plus. L'autre distinction par contre, celle
des thomistes et autres, dédaignait 1'attrition comme étant engendrée par la
seule peur de la peine éternelle, tandis que l'amour de Dieu amenait le
fidèle à la contrition et donc à la vraie pénitence 4.
D'après la belle concordance faite par Professor Roy E. Leake, Mon-
taigne utilise le terme le repentir neuf fois seulement dans tout son livre,
mais sept fois sur neuf dans «Du repentir» (804 titre, 808, 812, 813 deux
fois, 814, 815); et celui de la repentance quatorze fois dans les Essais
entiers, mais six fois seulement dans ce chapitre (806 deux fois, 808, 813
trois fois). Si donc c'est l'inclination, la seule disposition, qui attire son
attention le plus souvent ailleurs, ici il s'agit surtout de l'acte même. Et
bien que deux ou trois fois (806, 813) les deux termes semblent pouvoir être
synonymes, partout ailleurs, et même dans ces cas-ci, la distribution
action-inclination paraît dominer. Quant à l'usage courant d'aujourd'hui,
Le Petit Robert reconnaît et la ressemblance et la distinction : la ressem-
4
Pour ma discussion de l'attrition et la contrition, j'ai consulté surtout la New
Catholic Encyclopedia, New York, etc., McGraw-Hill, 1967, 14 v.
blance par le renvoi aux synonymes: sa définition du repentir: «V. Regret,
remords, repentance; contrition»; la distinction, en commençant ainsi:
«Regret d'une faute, sentiment de douleur accompagnée d'un désir
d'expiation, de réparation.»
De la repentance seule, les seuls effets que note Montaigne sont unique-
ment négatifs et rappellent donc l'attrition (806: «Le vice laisse... une
repentance en l'âme, qui tousjours s'esgratigne et s'ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs; mais elle
engendre celle de la repentance, qui est plus griefve.») On se rappelle l'hos-
tilité de Montaigne envers la tristesse, «sot et monstrueux ornement» qu'il
n'aime ni n'estime (I, 2, lie).)
En somme, à ne tenir compte que du contraste entre le faux repentir et
le vrai, on pourrait croire que Montaigne recommande le vrai repentir
comme un bien universel, pour tout le monde et dans toutes les circonstan-
ces. Mais dès qu'on y regarde de près en tenant compte de tout, on voit
qu'il ne le trouve à propos que pour certains hommes et dans certaines cir-
constances. Par exemple, le repentir ne convient pas du tout aux gens qui
comme lui examinent leur vie pour bien la régler. C'est pour eux qu'il écrit
ce chapitre et à qui il pense à tout moment; c'est eux qui doivent avoir «un
patron au dedans, auquel toucher nos actions, et, selon iceluy, nous cares-
ser tantost, tantost nous chastier». Et quand il fait sa propre déclaration
d'indépendance morale («J'ay mes loix et ma court pour juger de moy, et
m'y adresse plus qu'ailleurs», 807b), c'est à eux qu'il pense quand il invite
le lecteur à faire de même, à s'en remettre aussi à sa propre conscience pour
la direction de sa conduite: «Il n'y a que vous qui sçache si vous estes lâche
et cruel, ou loyal et devotieux; les autres ne vous voyent poinct, ils vous
devinent par conjectures incertaines; ils voyent non tant vostre nature que
vostre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence; tenez vous à la vos-
tre.» Et c'est assurément pour eux qu'il dit que «Le repentir n'est qu'une
desditte de nostre volonté et opposition de nos fantasies, qui nous pour-
mene à tous sens» (808b).
Tout en insistant que les règles qui nous gouvernent soient assez flexi-
bles pour s'accommoder à notre nature et condition, il insiste également
sur leur valeur et leur importance. Pour une vie telle que la sienne, le repen-
tir est rarement à propos à ses yeux, et peut-être même impossible sans aide
divine: «Mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma con-
dition. Je ne puis faire mieux» (813b).
C'est avec une sorte de dédain que Montaigne rejette toute soi-disant
vertu née de mobiles négatifs comme l'impuissance et la crainte pour
n'accepter que celle qui est créée par l'amour ou le désir — amour de Dieu
ou du bien même, désir de la volupté suprême produite par la vraie vertu.
Dans tous ses écrits de l'âge mûr, et surtout dans les additions (la couche c)
des quatre dernières années de sa vie, il insiste plus que jamais sur le fait
que la vraie vertu, loin d'être le produit d'une lutte contre le vice, est la
seule source du plaisir suprême. «Quoy qu'ils dient», écrit-il alors, «en la
vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c'est la volupté. Il me plaist de
battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecœur» (I, 20, 82c).
C'est surtout dans son beau «poème en prose», comme on l'a appe-
— 108 — — 109 —
lé5, à la louange de la «Mère Vertu» (I, 26, 161c), qu'on voit jusqu'où il
porte cette conviction. Pour lui la vraie vertu est «belle, truimfante, déli-
cieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable
d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide
nature, fortune et volupté pour compagnes...» Celle que prêche et enseigne
«l'eschole», par contre, n'est qu'une contrefaçon qu'elle a imaginée,
«Sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, ... fan-
tosme à estonner les gens».
En somme, il n'accepte pas une vertu qui n'est pas produite par le choix
libre de l'homme; mais il sait que pour mériter cette liberté de choix,
l'homme doit d'abord apprendre à aimer la vertu pour elle-même, en
essayant le plaisir pur et suprême qu'elle peut produire dans une conscience
saine et entière. La vertu donc qu'il adore, la vraie, ne dépend pas du
repentir.
Aux yeux de Montaigne donc le repentir n'est ni toujours bon ni bon
pour tout le monde, mais bon pour certains hommes seulement et à certains
moments. Lui-même se repent parfois, étant de ceux, dit-il, à qui «le vice
poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion, ... et le
souffrent et s'y prestent à certain prix: vitieusement pourtant et lasche-
ment» (811b); mais puisqu'il n'y tombe que rarement, ce n'est que rare-
ment qu'il se repent.
Mais ce n'est pas tout, loin de là: sa critique du repentir va beaucoup
plus loin. Il prend pour but de son attaque non seulement le simulacre et
l'abus du repentir mais l'idée et l'acte même, en l'accusant non seulement
d'une inconsistance et inconséquence irresponsables («desditte de nostre
volonté et opposition de nos fantasies», 808b), mais aussi, tout de suite
après, de détourner du bien aussi bien que du mal («Il faict desadvouër à
celuy-là sa vertu passée et sa continence»). Cherchons donc, sinon les rai-
sons profondes de cette froideur, au moins quelques-unes de ses idées et
attitudes apparentées.
Commençons par les qualités consolidantes, — cohérence, consé-
quence, constance, — essentielles à l'idée même d'un individu assez solide
et uni pour justifier la notion d'un moi discret et autonome et donc de tout
autoportrait. Montaigne reconnaît franchement les points faibles d'une
telle notion, mais à regret; il tient à être quelqu'un et croit l'être; il s'appuie
sur l'idée, née de ses observations de lui-même et des autres, qu'il exprime
pour la première fois dans ce chapitre (811): celle de cette «forme sienne»
ou «forme maistresse», persistant en son être, que possède chaque homme
et que celui qui s'écoute découvre en lui-même.
Assez proche est l'idée d'une assiette propre à chacun, idée d'origine
aristotélicienne mais naturalisée chrétienne et jadis féodale: que nous
devons tous rester dans l'assiette où Dieu nous a mis. Cette attitude se voit
partout dans les Essais, et surtout dans «De mesnager sa volonté» (III, 10),
dont Montaigne résume si bien le thème principal par sa remarque: «Tu as
bien largement affaire chez toy, ne t'esloingne pas» (1004).
Montaigne n'aimait ni n'estimait le conflit intérieur; il s'en méfiait. «Je
ne scay point nourrir des querelles et du débat chez moy», écrivait-il déjà
bien avant 1580 (II, 11, 427a). Plus il mûrit, plus il essaie d'agir en homme
entier, et plus il y réussit, au point de pouvoir écrire plus tard: «je fay cous-
tumierement entier ce que je ïay, et marche tout d'une piece» (III, 2, 812b).
On en voit les raisons quand il continue: «je n'ay guère de mouvement qui
se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près par le con-
sentement de toutes mes parties, sans division, sans sedition intestine: mon
jugement en a la coulpe ou la louange entière...» Dès que l'on considère
tous les défauts du repentir selon Montaigne — dédit de notre volonté,
opposition de nos «fantaisies», impulsion vers le mal ainsi que vers le bien,
enfin division et sédition intestines — on comprend les réserves de Montai-
gne, son hostilité même, à son égard.
Résumons enfin: pour saisir les causes de la résistance de Montaigne
vis-à-vis du repentir, on peut toujours suivre Pascal, comme l'ont fait et le
font encore tant de ses critiques, en y voyant surtout mollesse, inertie, résis-
tance à tout changement, ou même comme Pascal «nonchalance du salut,
sans craincte et sans repentir»; et sans doute y a-t-il là une part de vérité.
Mais dès qu'on reconnaît, après Marianne Meijer, que l'aveu «Je me
repens rarement», loin d'être un défi audacieux à l'orthodoxie, est tout à
fait compatible avec la doctrine ecclésiastique déterminée et promue par le
Concile de Trente, on a le droit, et même, me semble-t-il, le devoir, de cher-
cher aussi des mobiles chrétiens. En voici donc deux pour conclure.
Dans tout son livre et surtout dans ce chapitre, Montaigne rejette avec
dédain, comme indigne du vrai chrétien, toute «vertu» ou «bonté» impo-
sée par la force ou par la crainte, ou même incitée par l'espoir d'une récom-
pense. On se rappelle son vœu pour son élève idéal «Qu'il puisse faire tou-
tes choses, et n'ayme à faire que les bonnes» (I, 26, 167a); sa volonté de se
faire aimer et non craindre de ses enfants (II, 8, 393a); et son aversion
envers toute vertu faite, plutôt que parfaite, par les lois et les religions, et
«contraincte soubs l'espérance et la crainte» (III, 12, 1059c). Nous savons
que sur deux questions religieuses (la prière et la torture), et malgré la cen-
sure, il s'était montré plus exigeant quant à la pureté ou du moins l'honnê-
teté que l'Eglise même. Ne se pourrait-il pas qu'ici de même, en rejetant
toute attrition motivée par la seule peur pour n'accepter que la vraie contri-
tion motivée par l'amour de Dieu, il ait voulu attirer son «cathedrant»
(dont il acceptait implicitement l'autorité mais qu'il savait humain et donc
susceptible de se laisser persuader) vers une doctrine qui ait plus de con-
fiance dans la nature humaine de «tout homme non desnaturé», dans sa
capacité d'aimer le bien et son Créateur, plutôt que dans son espérance ou
dans sa crainte seulement, totalement intéressées6? Je ne vois rien qui inter-
dise une telle lecture des Essais et de ce chapitre.
 !
John C. Lapp, «A Prose Poem: Montaigne's 'Mother Virtue'», in O un Amy!
Essays on Montaigne..., pp. 172-189; Lexington, Ky., French Forum Publishers (FFM 5),
1977, pp. 172-189.
6
Marianne Meijer trouve que le vrai sujet est le choix «entre l'utile et l'honnête», et
que si «l'attrition paraît utile au concile de Trente, elle semble 'déshonnête' à Montaigne» (p.
— 110 —
 Enfin, puisqu'il trouve «l'homme seul, sans recours estranger», inca-
pable du véritable repentir, n'y aurait-il pas une certaine présomption —
comparable à celle qu'il combat dans l'«apologie de Raimond Sebond» —
à y aspirer tout seul, sans l'aide de Dieu? Il me semble que dans ces deux
chapitres il s'agit d'une pareille montée (là intellectuelle surtout, ici morale)
vers Dieu et ainsi «au dessus de l'humanité» (II, 12, 604a), d'une «divine et
miraculeuse metamorphose» identique (604c), et donc d'une présomption
toute comparable. «Il s'eslevera», disait-il là de l'homme, «si Dieu lui
preste extraordinairement la main» et à l'origine enfin: «mais non autre-
ment». Ici de même: «Il faut que Dieu nous touche le courage.» C'est
l'idée d'un repentir éprouvé par l'homme seul sans aide divine qu'il trouve
entachée de présomption.
Sur deux phrases des Essais
par Robert GARAPON
On sait que la langue des Essais est une langue difficile. Mais le sait-on
assez? Quand on a bien retenu que Montaigne emploie à tout pour «avec»,
suffisance pour «capacité» et aucunement pour «en quelque façon, quel-
que peu», on se croit armé de pied en cap pour comprendre — au moins lit-
téralement — le texte des Essais. Voire! Car il arrive assez souvent que
Montaigne utilise les mêmes mots dont nous usons encore aujourd'hui,
mais en leur gardant un sens ancien qu'ils ont maintenant complètement
perdu: nouvelle troupe de «faux amis», comme disent les professeurs de
langue vivante, et dont nous ne nous méfions pas assez. Je voudrais illus-
trer ce rappel à la prudence à l'aide de deux phrases du IIIe Livre souvent
citées et souvent — je le crois du moins — très mal comprises.
Je tirerai la première du chapitre De Repentir: «Excusons ici ce que je
dis souvent que je me repens rarement.» La tentation est grande de prendre
le verbe se repentir dans son sens religieux actuel et de voir dans une telle
déclaration un signe non-équivoque de libertinage, à tout le moins de tié-
deur religieuse et d'indifférence morale. Mais, si on comprend ainsi «je me
repens rarement», comment accorder cette affirmation avec celles qui sui-
vent quasi immédiatement dans l'édition de 1588, et notamment celle-ci:
«Le vice laisse comme un ulcère dans la chair, une repentance en l'âme, qui
toujours s'égratigne et s'ensangante elle-même. Car la raison efface les
autres tristesses et douleurs ; mais elle engendre celle de la repentance, qui
est plus griève, d'autant qu'elle naît au dedans; comme le froid et le chaud
des fièvres est plus poignant que celui qui vient du dehors»1. Un peu plus
loin, comment admettre que cet homme peu accessible au repentir (au sens
de 1984) ait une conscience morale si exigeante? «J'ai mes lois et ma cour
pour juger de moi et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restreins bien selon
autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n'y a que vous
qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux; les autres ne vous
voient point, ils vous devinent par conjectures incertaines; ils voient non
tant votre nature que votre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence,
tenez-vous à la vôtre»2. Curieux homme, serait-on porté à croire, qui se
repent rarement et qui est si délicatement scrupuleux! C'est, de toute
271). Là je suis encore une fois bien d'accord avec elle; et je voudrais ajouter seulement l'espé- ' Les Essais de Michel de Montaigne, éd. Pierre Villey réimprimée sous la direction de
rance à la liste de mobiles trop purement intéressés pour lui paraître dignes du vrai chrétien. V.-L. Saulnier, Paris, P.U.F., 1965, Livre III, chapitre 2, p. 806. Toutes les citations qui sui-
vent sont tirées de cette édition.
1
Pp. 807-808.