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LA FIGURE DE L’ARCHÉOMÈTRE

S’il fallait schématiser l’héritage de l’œuvre de René Guénon, on


pourrait dire que celui-ci est représenté par la figure de l’archéomètre qui a été
transmis à Saint-Yves D’Alveydre par un initié se réclamant de la tradition
hindoue, et qui venait d’une région où l’élite occidentale de la Rose-Croix s’est
retirée après les traités de Westphalie (1). On sait que D’Alveydre a plagié Fabre
d’Olivet (2), et lorsque Guénon évoque des « indices certains d’un mouvement
qui demeure encore imprécis, mais qui peut et doit même normalement aboutir à
la reconstitution d’une élite occidentale » (3), il semble faire allusion au courant
intellectuel qui passe par Leibnitz, Fabre d’Olivet et Stanislas de Guaïta (4). On
connait surtout les études que Guénon a consacrées aux deux premiers auteurs,
et on peut même considérer la Psychologie attribuée à ce dernier comme un
commentaire « du schéma donné par Fabre d’Olivet » dans L’histoire
philosophique du genre humain, et sur lequel notre Maître a attiré l’attention à la
fin du chapitre XXI de La Grande Triade. Pour ce qui est de Guaïta, « tout ce
qu’il a écrit témoigne d’une “tenue” qui n’admet aucune comparaison avec
d’autre productions de la même école occultiste », et son « point de vue est (…)
comme celui de Fabre d’Olivet lui-même, essentiellement cosmologique, et l’on
peut dire aussi métaphysique, dans une certaine mesure, car la cosmologie,
envisagée traditionnellement ne saurait jamais être séparée des principes
métaphysiques, dont elle constitue même une des applications les plus
directes » (5). On trouve chez cet « occultiste sérieux » des données sur la
science de l’analogie, ou des expressions comme « L’être est l’Être » (Eheieh
asher Eheieh) (6) ou encore « réintégration active » et « réintégration passive »,
dont la distinction est fondamentale d’un point de vue initiatique, et que l’on
retrouve aussi dans les écrits de Guénon. Du reste, ce dernier commence sa
carrière publique par un sujet, Le Démiurge, qui est très proche de celui par
lequel S. de Gaïta termina la sienne : nous pensons à son livre posthume, Le
Problème du Mal dans lequel, par ailleurs, on trouve une représentation du
« triangle de l’androgyne » qui fit l’objet d’une correspondance entre Guénon et
Vâlsan, et qui est tirée de L’Amphithéâtre de l’Eternelle Sapience d’Heinrich
Khunrath, dont Gaïta avait déjà publié quelques planches dans Au Seuil du
Mystère, avant que le traité ne soit traduit par Grillot de Givry (7).
En outre, des ouvrages comme L’Erreur Spirite et Le
Théosophisme paraissent s’inscrire dans le programme de La Rose-Croix
kabbalistique, fondé par Gaïta, qui, en dépit de son caractère « fantaisiste », se
présentait comme un « Souverain tribunal » dont Guénon a sans doute recueilli
les archives par l’intermédiaire de F. Ch. Barlet. Enfin, dans son compte rendu
de la réédition de Mission des Souverains de Saint-Yves D’Alveydre, Guénon
cautionne le contenu de deux articles parus dans le Voile d’Isis en juillet 35 et
mars 36, dont quelques informations ont servi de base à l’introduction anonyme
qui provient certainement de la plume de Jean Reyor. Le premier, disponible, est
celui de Jean Reyor lui-même : Saint-Yves D’Alveydre et l’Archéomètre (in
Études et Recherches… p. 275). Le second, anonyme, qui fut suscité par le
contenu du premier, est intitulé À propos de Saint-Yves D’Alveydre et a fait
l’objet d’une réédition dans un ouvrage occultiste de R. L. Mary paru en
1993 : La Rose-Croix et le Rosicrusianisme (p. 117 à 121) où quelques lignes
manquantes en modifient un peu le sens, et occultent systématiquement toute
référence à Guénon, J. Reyor et A. Préau. Cette « très curieuse lettre anonyme »,
pour reprendre l’expression de l’auteur anonyme de l’introduction de cette
réédition de la Mission, signale le rôle de la H.B. of L., à laquelle, on le sait,
Guaïta, Barlet et Guénon étaient rattachés, comme l’auteur anonyme de
l’article ; et il est plus que probable que cette Fraternité hermétique ait
également servit de « support » initiatique à la manifestation de l’Ordre du
Temple Rénové, dont les Supérieurs Inconnus représentait le « Cercle intérieur »
de la Hermétic Brotherhood of Luxor. Quoi qu’il en soit, on peut trouver dans le
courant évoqué plus haut, l’élaboration d’une pensée qui suscitera la figure de
l’archéomètre et son commentaire guénonien, puis une rupture s’opéra, marquée
par la personnalité d’Oswald Wirth, secrétaire de Gaïta, qui a sans doute été
confondu par la double appartenance aux membres de l’O.T.R. à Memphis-
Misraïm.
Pour le XXè siècle, on pourrait inclure dans ce courant les travaux de Luc
Benoist, Denys Roman et Jean Borella qui représentent l’effort de réaction
occidental le plus positif. Afin d’amoindrir l’importance de l’archéomètre, on a
voulu le comparer au prognomètre de Wronski, à commencer par Victor-Emile
Michelet ; mais en dehors du symbolisme astrologique, qui n’a rien
d’exceptionnel en soi, tout distingue la première figure de la « machine »
fabriquée par le scientifique polonais. En revanche, on peut considérer que le
symbole de l’archéomètre est l’expression la plus achevée des différents
schémas et figures qui circulaient à l’époque de la Renaissance parmi les
kabbalistes chrétiens et les rosicruciens qui étaient à la recherche d’une clé dont
l’application serait universelle(8).
Maintenant, après ces brefs préliminaires historiques, on peut considérer
la figure de l’archéomètre comme composée de deux « sceaux de Salomon » qui
symbolisent l’analogie inverse du Ciel et de la Terre, mais aussi les « deux voies
du monde manifesté », parcouru par le kshatrya, que sont « la voie des
hommes » ou pitri-yana et la « voie des dieux » ou dêva-yana ; ou encore la
« croix horizontale » et la « croix verticale », le symbolisme des points
cardinaux, des orientations et des circumambulations « polaires » et « solaires »,
et le symbolisme hermétique de la « science des lettres » hébraïques et arabes,
des signes astrologiques, des éléments et des couleurs ; si bien que toute l’œuvre
proprement symbolique de René Guénon peut être considérée comme un
immense commentaire de l’archéomètre qui, rappelons-le, signifie la « mesure
du Principe ».
Nous pourrions encore dire que cette figure symbolise « l’unité de
l’existence » (Wahdat al-Wujûd), qui semble inintelligible pour les traducteurs
de l’œuvre d’Ibn Arabî, parce que, le « Grand Maître » de l’ésotérisme
musulman n’a jamais fait usage de cette expression et qu’il est dés lors
impossible d’en recomposer la doctrine à l’aide d’un « index ». Du reste, il est
aussi absurde d’envisager une « réalité supra-ontologique » de la notion
de Wujûd (Existence), qu’une transposition métaphysique de la notion
de Khalq (Création), car il n’y a pas lieu d’envisager ces conceptions en dehors
du monde manifesté : « faire ainsi abstraction du Non-Être, c’est même
proprement exclure tout ce qui est le plus vraiment et le plus purement
métaphysique » (9), car « métaphysiquement, la manifestation ne peut être
envisagée que dans sa dépendance à l’égard du Principe Suprême, et à titre de
simple “support” pour s’élever à la Connaissance transcendante, ou encore, si
l’on prend les choses en sens inverse, à titre d’application de la Vérité
principielle ; dans tous les cas, il ne faut voir, dans ce qui s’y rapporte, rien de
plus qu’une sorte d’“illustration” destinée à rendre plus aisée la compréhension
du “non-manifesté”, objet essentiel de la métaphysique, et à permettre ainsi (…)
d’approcher de la Connaissance par excellence » (10). Ceci étant, ce n’est pas
parce que la possibilité universelle contient le Non-Être et l’Être qu’il faut être
tenté de faire une sorte de dualisme entre ces deux conceptions : en tant que
principe de la manifestation, l’Être est non-manifesté car c’est au sein de ce
dernier que réside la synthèse de la manifestation, comme c’est dans le « non-
agir » que réside la plénitude de l’activité, puisque d’un point de vue principiel,
c’est le non-être qui contient l’être, et non l’inverse. Il nous faut d’autant plus
insister sur ce point que les autorités traditionnelles des formes religieuses
accordent de l’importance à la manifestation, à l’immanence et à l’action
puisqu’elles s’adressent principalement au type kshatrya, mais cela ne doit pas
nous empêcher de reconnaître leur subordination au non-manifesté, à la
transcendance et à la contemplation.

Afin de mieux comprendre la notion d’ « unicité de l’existence », on peut


considérer le Nom divin Al-Ahad (l’Un), comme désignant l’Être en tant qu’il ne
se manifeste pas, et qui est « intermédiaire » entre le Non-être (al ’adam al
mutlaq) et l’Être pur (al Wujûd al mutlaq), non encore distingué en « essence »
et « substance ». Ainsi, l’Unité (al ahad) est, avec l’Être (al wujûd), le principe
de la manifestation, tandis que l’Unicité (wahdat [ou wahdah]) désigne ce qui
enveloppe cette dernière. Dès lors, la manifestation universelle peut être
représentée suivant deux points de vue avec, d’une part, l’aspect « statique » de
ce principe qui est la manifestation (wujûd) proprement dite et qui est
symbolisée dans notre figure par les deux voies du monde manifesté et, d’autre
part, son aspect « dynamique », c’est-à-dire l’Existence universelle (Wujûd) :
« En parlant ici d’aspect “dynamique”, nous pensons naturellement (…) à
l’action de la double force cosmique [c’est la mashî’a qui métaphysiquement,
s’identifie à la Possibilité universelle, dans la terminologie akbarienne], et plus
spécialement dans son rapport avec les phases inverses et complémentaires de
toute manifestation, phases qui sont dues, suivant la tradition extrême-orientale,
à la prédominance alternante du yin et du yang : “évolution” ou développement,
déroulement, et “involution” ou enveloppement, enroulement, ou encore
“catabase” ou marche descendante et “anabase” ou marche ascendante, sortie
dans le manifesté et rentrée dans le non-manifesté. La double “spiration” (et l’on
remarquera la parenté très significative qui existe entre la désignation même de
la spirale et celle du spiritus ou “souffle”) (…), c’est l’“expir” [an nafas ar
Rahmân, en arabe] et l’“aspir” universels, par lesquels sont produites, suivant le
langage taoïste, les “condensations” et les “dissipations” résultant de l’action
alternée des deux principes yin et yang, ou, suivant la terminologie hermétique,
les “coagulations” et les “solutions” : pour les êtres individuels, ce sont les
naissances et les morts, ce qu’Aristote appelle genesis et phthora, “génération”
et “corruption” ; pour les mondes, c’est ce que la tradition hindoue désigne
comme les jours et les nuits deBrahmâ, comme le Kalpa et le Pralaya ; et, à tous
les degrés, dans l’ordre “macrocosmique” comme dans l’ordre
“microcosmique”, des phases correspondantes se retrouvent dans tout cycle
d’existence, car elles sont l’expression même de la loi qui régit tout l’ensemble
de la manifestation universelle » (11). On peut encore ajouter que « Hermès est
représenté comme le messager des Dieux et comme leur interprètes
(herméneutès), rôle qui est bien celui d’un intermédiaire entre les mondes
céleste et terrestre, et qu’il a entre la fonction de “psychopompe”, qui, dans un
ordre inférieur, se rapporte manifestement aussi au domaine des possibilités
subtiles ». (En note :) « Ces deux fonctions de messager des Dieux et de
“psychopompe” pourraient, astrologiquement, être rapporté respectivement à un
aspect diurne et à un aspect nocturne [aspects que l’on retrouve dans les deux
voies du monde manifesté] ; on peut aussi, d’autre part, y retrouver la
correspondance des deux courants descendant et ascendant que symbolisent les
deux serpents du caducée » (12).
Nous n’avons pas présentement l’intention de rentrer dans l’application du
symbolisme contenu dans l’archéomètre, et nous nous contenterons, dans un
premier temps, d’exposer quelques généralités. Du reste, ces applications
concernent, au premier chef, « les mystères de la lettre nûn », comme le suggère
Guénon lui-même par indication subtile (ishâra), en signalant dans cet article
que « suivant certaines correspondances, le nûn est la lettre planétaire du
soleil »(13), si bien que nous aurions pu intituler notre travail « introduction au
mystère de la lettre nûn ». Mais ce concept a été, comme celui de Centre
suprême dont il est connexe, tellement galvaudé que nous préférons nous en
abstenir pour le moment.
Récemment, M. Borella écrivait* (V.L.T. n° 78 p. 71) : « Guénon se
demande comment expliquer l’absence (à ses yeux regrettable) de langué sacrée
dans le christianisme ; la réponse est pourtant simple : dans le christianisme, la
parole de Dieu se fait homme (Jésus-Christ) et non livre (le Coran). Que Guénon
n’ait pas “vu” cela (avec toutes ses implications) en dit long sur son
incompréhension globale du christianisme (…) ». Ce que Guénon dit, c’est
ceci : « Il est évident que si l’hébreu peut jouer ce rôle [de langué sacrée] en
Occident, c’est en relation de la filiation directe qui existe entre les traditions
judaïque et chrétienne et de l’incorporation des Ecritures hébraïque aux Livres
sacrés du christianisme lui-même… » (14), et comme, par ailleurs, à propos du
« côté ésotérique » de la Maçonnerie, il souligne « la présence de nombreux
éléments hébraïques dans son symbolisme » (15), nous ne voyons pas comment
on peut parler d’« absence… de langue sacrée » ! Quant à l’espèce de
dichotomie schuonnienne entre le Verbe fait Homme et le Verbe fait Livre, si
Guénon ne l’a pas « vue », c’est parce qu’elle est complètement artificielle :
« Ce qui est particulièrement à remarquer ici, c’est que la “Révélation”
[coranique] est reçue, non pas dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est
missionné pour exprimer le Principe : Et Verbum caro factum est, dit l’Evangile
(caro et non mens), et c’est là, très exactement, une autre expression, sous la
forme propre à la tradition chrétienne, de ce que représente laylatul-qadr dans la
tradition islamique » (16). En d’autres termes, c’est en raison de la présence de
la langue sacrée dans le Coran que le « Verbe se fait chair » pour tout musulman
qui le récite rituellement, et nul ne peut prétendre qu’une telle possibilité soit
envisageable par la lecture des Evangiles. Or, à cet égard, M Borella a jadis
rapporté une tradition chrétienne qu’il a « opportunément » oublié ici : «
“ L’Evangile selon les hébreux, dit saint Jérôme, fut écrit en langue chaldéenne
et même syrienne (araméenne) mais en caractères hébraïques, et il est en usage
jusqu’à ce jour chez les Nazaréens ; certains pensent qu’il est des apôtres, mais
la plupart présument qu’il est de Matthieu”. Il parut même si important à saint
Jérôme, poursuit Borella, qu’il en fit une traduction en grec et en latin. Voici
d’ailleurs ce qu’on dit aujourd’hui de cet Evangile : “Dans les communautés
judéo-chrétiennes orthodoxes, circulait un évangile qui était pour les fidèles de
ces Eglises, l’Evangile tout court, car on ne connaissait que celui-là. Les
personnes étrangères à ces communautés l’appelaient l’Evangile selon les
Hébreux, puisqu’il était en usage parmi les chrétiens parlant hébreu (ou plutôt
plus exactement l’araméen)” » (17). Cette tradition est loin d’être insignifiante,
d’un point de vue islamique, non seulement parce que le Nouveau Testament est
désigné sous le terme générique d’Évangile (al-Injîl) dans le Coran (18), mais
aussi parce que, suivant une tradition arabe rapportée par Ibn ‘Abbas, les
Compagnons de la Caverne possédaient un livre contenu dans un coffre en or
qui était en hébreu (19), ce qui semble bien aller dans le sens d’un usage rituel de
la langue hébraïque et rend écho, en quelque sorte, à la tradition chrétienne
rapportée par Borella. En réalité, cette polémique montre surtout que les
chrétiens sous-estiment l’usage de la langue sacrée dans l’ « alchimie
humaine », laissant par ailleurs, le champ libre aux occultistes qui en font un
usage magique ; et comment pourrait-il en être autrement dés lors qu’ils parlent
manifestement de choses qu’ils ne connaissent pas ? Afin de palier à cette
insuffisance, certains d’entre eux voudraient insister sur l’importance de la
« théorie du geste » à laquelle Guénon, après Fabre d’Olivet, a fait quelques
allusions. Seulement, nous craignons fort que les lettres d’un alphabet sacré sont
des signes ou des gestes fixés, et que, de quelque manière qu’on aborde cette
question, elle procède entièrement de la « Langue des Oiseaux ». Du reste, « Il
est au moins curieux de remarquer que le symbolisme maçonnique lui-même,
dans lequel la “Parole perdue” et sa recherche jouent d’ailleurs un rôle
important, caractérise les degrés initiatiques par des expressions manifestement
empruntées à la “science des lettres” : épeler, lire, écrire. Le “Maître”, qui a
parmi ses attributs la “planche à tracer”, s’il était vraiment ce qu’il doit être,
serait capable, non seulement de lire, mais aussi d’écrire au “Livre de Vie”,
c’est-à-dire de coopérer consciemment à la réalisation du plan du “Grand
Architecte de l’Univers” ; on peut juger par là de la distance qui sépare la
possession nominale de ce grade de sa possession effective ! » (20).
Ceci étant, il ne faudrait pas se laisser impressionner par les allusions
du Sphinx, dans la France Antimaçonnique, sur l’importance de l’élément
judaïque dans le « Pouvoir central » occulte, car Guénon a nuancé son propos en
signalant que l’importance de l’apport hébraïque « est sans rapport avec la
question des influences qui, en fait peuvent s’exercer à notre époque dans la
Maçonnerie aussi bien qu’ailleurs… » (21). N’en déplaise à ceux qui
s’imaginent que la maîtrise spirituelle est une sorte de conviction dialectique
invariable, mais des expressions comme « déviation de la Religion » ou
« vengeance des Templiers », sans parler de « pouvoir occulte », deviendront,
par la suite, « adaptation traditionnelle », « vengeance d’Abel sur Caïn » et
« contre initiation ». Du reste, comment concevoir que Guénon pénétrant dans
les milieux occultistes au sortir de l’adolescence ait pu écrire, bien des années
plus tard, à propos de la susdite Mission des Souverains : « (…) nous devons
avouer que, le relisant nous-mêmes ainsi après une quarantaine d’années, nous
en avons éprouvé quelque déception, en dépit des vues intéressantes qu’il
contient incontestablement » (22). À vrai dire les choses sont beaucoup plus
complexes que ne l’estiment certaines personnes, et bien qu’il y aurait tout un
travail à faire sur cette question, nous nous contenterons de donner un exemple
de ses « contradictions » : En 1913, Guénon écrivait à propos de Swedenborg
qu’« il a décrit symboliquement des “hiérarchies spirituelles” dont tous les
échelons pourraient fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une façon
analogue à ce que nous trouvons, en particulier, dans l’ésotérisme
musulman » (23), ce qui ne l’empêchera pas de se « rectifier » en 1940, lorsque
rendant compte de La Nouvelle Jérusalem et sa doctrine céleste, il précisera :
« Nous ne contestons pas, du reste, que celui-ci [Swedenborg] ait pu pénétrer
réellement dans un certain monde d’où il tira ses “révélations” ; mais ce monde,
qu’il prit de bonne foi pour le “monde spirituel”, en était assurément fort
éloigné, et ce n’était, en fait, qu’un domaine psychique encore bien proche du
monde terrestre, avec toutes les illusions qu’un tel domaine comporte toujours
inévitablement » (24). Nous voici loin, effectivement, de toute idée de «
hiérarchie spirituelle » ! Cet exemple peut illustrer la précaution qu’il est
nécessaire d’observer dans l’utilisation des écrits de jeunesse de Guénon, dont
certains font actuellement l’objet d’une réédition et qui peuvent constituer, sous
des apparences fallacieuses qui ne l’aurait guère enchanté, une « attaque » plus
ou moins consciente contre son œuvre de maturité faite par des personnages sans
envergure. Quant à l’« importance de l’élément judaïque », il s’agit plutôt d’une
question de « mentalité » qui domine le monde moderne dans son ensemble
faisant partie, en quelque sorte, de l’apurva de l’Occident et par laquelle,
l’élection dont les Juif ont bénéficié se perpétue illégitimement : « pourquoi les
principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique,
Bergson en philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de
moindre importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y
a là quelque chose qui correspond exactement au côté “maléfique” et dissolvant
du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les Juifs détachés
de leur tradition ? » (25). Dans cette note, on peut trouver tous les éléments
constitutifs de la « contre-tradition » qui doit s’instaurer, si on considère que
Einstein représente le dogme (la science), même si ce n’est pas lui qui a
découvert la « loi de la relativité », Bergson le « culte » (le vitalisme, car
l’intuitionnisme bergsonien est une forme de vitalisme transposé), et Freud la
« morale » (la psychologie des profondeurs). Ors, s’il est vrai que cette « contre-
tradition » est « entretenue » par les occultistes, son influence ne s’arrête
évidemment pas là, et ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que ceux qui la
prônent, quelque soit leur tendance, insistent toujours pour lui attribuer une
origine « chrétienne », alors qu’en réalité elle en a ébranlé les fondements.
Ceci dit, les variantes que l’on peut trouver chez Guénon ne concernent
pas vraiment la doctrine, mais des considérations relevant du domaine de
l’érudition, voire des circonstances ; et c’est à cela, bien évidemment, que nous
voulions en venir : peut-on encore affirmer aujourd’hui, de bonne foi, que la
langue hébraïque est la seule langue sacrée de l’Occident, si l’on prend en
considération l’implantation d’organisations traditionnelles musulmanes en
Europe, en Amérique du nord et en Amérique du sud ? Nous ne le pensons pas,
et il nous paraît envisageable de dire à cet égard ce que Guénon écrivait le 9
février 1947, à Whitall N. Perry, au sujet d’une autre de ses déclarations,
d’ailleurs connexe à celle-ci (« Jamais aucune organisation orientale n’établira
de “ branche ” en Occident ») : « Je dirais que ce que j’ai écrit dans Orient et
Occident était réellement de nature tout à fait “théorique” et à cette époque il ne
pouvait en être autrement, car il était presque impossible de prévoir les
possibilités réelles qui s’ouvriraient par la suite » (26). La question est posée :
langue sacrée occidentale hébraïque ou arabe ? Nous nous garderons bien de
trancher. En effet, Guénon a transmis suffisamment d’éléments témoignant qu’il
envisageait les deux possibilités, les racines des langues hébraïque et
arabe pouvant généralement s’éclairer l’une par l’autre, et bien que la Kabbale
est plus volontiers tournée vers les « dualités cosmiques », elle présente de
grandes affinités avec l’ésotérisme musulman. Enfin, leur origine commune
étant atlantéenne, raison pour laquelle nous n’avons pas évoqué l’implantation
d’organisation initiatique orientale autre que musulmane, la difficulté d’un choix
apparaît dès lors comme assez secondaire.

Du reste, par leur forme respectivement carrée et arrondie, on peut


considérer les deux langues hébraïque et arabe comme se rapportant aux
domaines terrestre et céleste, l’une par rapport à l’autre. L’exemple du « triangle
de l’androgyne » est d’ailleurs très explicite à cet égard si on considère que la
conjonction arabe wa (et), qui relie l’ensemble « Adam-Ève », donne la même
valeur numérique (66) que le Nom du Principe suprême Allâh et lui confère une
dimension métaphysique qu’il serait difficile de trouver dans le même
« ensemble » avec les lettres hébraïques.
NOTES

(1) Sur ces traités, on pourra lire Histoire des deux peuples (continuée jusqu’à
Hitler) de Jacques Bainville. En dépit de la perspective nationaliste de l’auteur, cette
histoire raconte brièvement les rapports entre l’Allemagne et la France, en tant que
Pouvoir temporel et Fille ainée de l’Église catholique, développant certains faits
historiques abordés par Guénon dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel.
(2) Compte Rendus p. 106 à 108.
(3) La crise du monde moderne p. 131.
(4) Compte Rendus p. 110 à 113.
(5) Ibid. p. 111.
(6) Exode III, 14
(7) Sans pouvoir nous étendre sur cette question qui ne nous intéresse que très
indirectement, signalons que Khunrath semble être avec Knorr Von Rosenroth, un des
kabbalistes chrétien parmi les plus sérieux. En outre, dans son article intitulé Alchimie
et kabbale (« De la création du monde jusqu’à Varsovie » p. 99 à 168), G. Scholem
indique les relations qui existent entre la Kabbala denudata de Knorr Von Rosenroth
et le traité hermético-kabbalistique intitulé Esh metsaref (p. 138-139), dont Eliphas
Levi avait publiés quelques fragments (voir Le Théosophisme p. 424, et Jean
Reyor, Etudes et Recherches Traditionnelles p. 162). Par ailleurs, en ce qui concerne
l’énigmatique Scholem, on sait qu’il s’est intéressé à l’ésotérisme hébraïque suite à la
lecture d’un livre de J. F. Molitor, haut dignitaire du Rite Ecossais Rectifié, qui a aussi
écrit uneHistoire de l’Ordre des Frères de Saint Jean l’Evangéliste d’Asie et
d’Europe, fondée par des « disciples » du pseudo-messie Sabbataï Tsévi qui, par
l’intermédiaire de frankistes et des dunmeh, ne furent pas sans relation avec la
dissolution des Empires Chrétien et Ottoman, et auquel l’historien de la kabbale
manifestait de l’intérêt depuis son adolescence, lui consacrant une biographie
monumentale, ainsi que de nombreuses études éparses, à commencer par Alchimie et
Kabbale qui peut être considéré comme la synthèse de son œuvre, raison pour laquelle
nous avons attiré l’attention sur elle, bien que ce ne sont pas tant les aperçus
doctrinaux (qui pourraient aussi s’appliquer à l’Islam), qu’historiques qui nous
interpellent ici.
(8) Il n’y a évidemment pas lieu d’inclure, parmi ces schémas, la « structure
absolue » de Raymond Abellio qui a théorisé les possibilités infra-humaines du
vitalisme bergsonien, lequel agit sur la même « matière » que le magnétisme
mesmérien. Cette « abstraction absolue » est, en réalité très proche du « schéma du
prétendu inconscient » donné par Léon Daudet dans son Œuvre Philosophique (Paris
1925, p. 61), qui écrit dans l’introduction de cet ouvrage que le problème de l’hérédité
« fait partie de la connaissance de l’Être, simplifiée par la culture moderne occidentale,
ainsi que l’ont marqué avec tant d’éloquence et de force, MM. Maritain et Guénon »
(p. 2). On peut noter que dans sa formulation, cette citation est assez restrictive, bien
qu’elle indique par ailleurs tout ce qui distingue les protagonistes de l’Action
française du début du XXèsiècle de ceux qui s’en réclament actuellement plus ou
moins directement et qui ne trouvent d’autres raison d’être que dans la contestation
systématique. Bien que Guénon ait écrit : « nous ne voyons pas ce que nous pourrions
bien avoir à faire avec “l’esprit latin”, qui nous est totalement étranger pour plus d’une
raison » (Articles et Comptes rendus, Tome I, p. 206), Olivier Dard a opportunément
rappelé « qu’à l’époque Guénon est soutenu par l’Action française où Léon Daudet lui
a rendu un hommage en première page du quotidien, le 15 juillet 1924 avec un article
sobrement intitulé “Orient et occident” et que le compte rendu de Marcel Colas (un de
ses anciens élèves aux Francs-Bourgeois, il est vrai), paru le 15 novembre dans La
Gazette française d’inspiration thomiste est un panégyrique. » (La synarchie - Le
mythe du complot permanent, 1998 p. 212). On sait que pour Guénon, il n’y a pas, à
proprement parler, de complot dont l’élaboration est plutôt la caractéristique de
mystificateur visant principalement à égarer le « chercheur », et que l’on trouve tant
du côté de la maçonnerie occultiste dite « égyptienne » que du côté de
l’antimaçonnisme le plus primaire qui assimile la faculté intellectuelle au fruit défendu
de l’Arbre de la Connaissance ( « symbole » de l’inconscient psychanalytique pour les
premiers). Dans La crise du monde moderne, Guénon parle plutôt d’un « plan » animé
par une « volonté directrice dont la nature exacte demeure forcément assez
énigmatique » (p. 25), bien qu’elle semble s’appuyer sur des procédés magiques
véhiculés par la kabbale chrétienne, en apparence tout au moins, et qui a pour effets
immédiats, un aspect « solidificateur » représenté par l’axe euro-slave, et un aspect
« dissolvant » représenté par l’axe atlantiste, qui dirigent le monde moderne,
s’abreuvent l’un de l’autre et regroupent dans leur sphère d’influence respective toutes
sortes de groupuscules philosophiques et politiques qui entretiennent des courants
antagonistes. D’autre part quand on sait que Guénon considérait les nazis comme des
« racistes allemands », il faut vraiment être de mauvaise foi pour vouloir l’associer à
un mouvement fasciste de quelque nature que ce soit, auquel il fut probablement aussi
hostile que l’Action française, bien que pour des raisons très différentes : « si vraiment
il y a actuellement en Allemagne quelque idée d’une restauration de l’Ordre
Teutonique, cela encore ne peut que rentrer dans la même catégorie de simulacres
dépourvus de toute valeur effective, car l’Ordre Teutonique, en tant qu’organisation
traditionnelle, est bien mort lorsque son dernier Grand Maître, Albert de Brandebourg,
se convertit au luthérianisme ». (Compte Rendus p. 158)
Signalons encore, que suivant une étymologie très fantaisiste, R. Abellio fait
dériver le terme Être de Asataroth (La Structure Absolue p. 168-169) qui est, en réalité
le nom hébraïque du « dieu à tête d’âne » (Asataroth), invoqué par un grand nombre
d’occultistes qui ne sont généralement pas conscients des forces ténébreuses
auxquelles ils s’asservissent en lui demandant des avantages temporels.
(9) Les États multiples de l’Être, ch. V.
(10) L’homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. I. Dans un ordre d’idée assez
connexe, il nous paraît également nécessaire de dénoncer le caractère proprement anti-
métaphysique de l’expression « réalisation suprême », car il n’y a de suprême que
l’identité dans le domaine de la réalisation : « Tant que l’être n’est pas parvenu au
monde principiel, d’où il pourra ensuite redescendre dans la manifestation sans en être
aucunement affecté, la réalisation ne peut en effet s’accomplir que dans le sens
ascendant ; et, pour celui qui s’attacherait à la voie pour elle-même, prenant ainsi le
moyen pour la fin, cette voie deviendrait véritablement un obstacle, au lieu de le mener
effectivement à la libération, ce qui implique une destruction continuelle des liens le
rattachant aux stades qu’il a déjà parcourus, jusqu’à ce que l’axe soit finalement réduit
au point unique qui contient tout et qui est le centre de l’être total ». (Symboles de la
science sacrée, ch. LXIII). On pourrait en dire autant des investitures, même
avatâriques, dont la transmission nécessite un support formel et se situe donc au degré
des « petits mystères », au-delà duquel les fonctions ne sont pas spécifiées.
(11) La GrandeTriade ch. V. Les phrases entre crochets nous appartiennent.
(12) Formes traditionnelles et cycles cosmiques p. 130-131.
(13) Symboles de la Science sacrée ch.XXXIII.
(14) Aperçus sur l’ésotérisme chrétien p. 15.
(15) Etudes sut la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage p.15. Quant à ceux
qui semblent se féliciter, en quelque sorte, de la dégénérescence extérieure de l’Orient,
nous leur dirons que les organisations initiatiques orientales n’ont jamais été atteintes
dans leur « cœur » comme ce fut le cas pour l’Ordre du Temple, et que même si celles-
ci devaient être amenées à se résorber, leurs représentants demeureront toujours
inaccessibles à la vaine activité profane…
(16) Initiation et Réalisation spirituelle p. 250 n. 1.
(17) La Charité profanée p. 300.
(18) Ce terme est mentionné douze fois dans le Coran, celui de Torah (at-
tawrat) dix-huit fois, et celui de Coran soixante dix fois. L’addition des deux premiers
nombres (trente) est celui de la sourate Ar-Rûm qui est une désignation des chrétiens,
celle des trois donne le nombre des 99 Noms d’Allâh, plus le Nom suprême.
(19) François Jourdan, La tradition des sept dormants p. 30.
(20) Symboles de la Science sacrée ch. VI, n. 49.
(21) Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage I, p. 276.
(22) Compte Rendus p. 107.
(23) Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage II, p. 217.
(24) Le Théosophisme p. 425.
(25) Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps ch. XXXIV, note 1.
(26) Connaissance des Religions (hors série Frithjof Schuon) p. 94.

* *
*
ANNEXE

* Le commencement de la phrase figurant dans le texte est : « Récemment, M.


Borella écrivait ici même (V.L.T. n° 78 p. 71) … » ; vraisemblablement, YB
rédigea cet article (peu de temps après janvier 2000) avec l’intention de le faire
publier dans la revue Vers la Tradition. Nous n’avons trouvé nulle trace de ce
texte ni d’aucun courrier attestant d’un contact quelconque entre YB et Roland
Goffin, après que l’administrateur de cette revue nous ait transmis (en 2008) les
archives conservées avec soin par son directeur, archives qu’il avait réussi à
récupérer non sans difficultés à sa mort.
Nous avons fait appel à la collaboration d’Y.B. dès le premier des douze
numéros dont nous avons eu la charge (voir le n° 116 : « L’ ALCHIMIE HUMAINE
ET LES QUATRE ELEMENTS », mis en ligne ci-dessous le 25/01/2016).

***

A propos de la note 21.


Sur les rapports du Judaïsme et de la Maçonnerie : extrait de EFMC t. I (p.
276) : compte-rendu de sept. 1937 (revue Vita Italiana, art. de M. Gherardo
Maffei).
« L’auteur fait remarquer très justement que, en ce qui concerne l’origine
de la Maçonnerie, la présence de nombreux éléments hébraïques dans son
symbolisme ne prouve rien, d’autant plus que, à côté de ceux là, il s’en trouve
beaucoup d’autres qui se rattachent à des traditions toutes différentes ; en outre
ces éléments hébraïques se rapportent à un côté ésotérique qui n’a assurément
rien à voir avec les aspects politiques ou autre que visent ceux qui combattent le
Judaïsme actuel, et dont beaucoup prétendent lui associer étroitement la
Maçonnerie. Naturellement, tout cela est sans rapport avec la question des
influences qui, en fait, peuvent s’exercer à notre époque dans la Maçonnerie
aussi bien qu’ailleurs, mais c’est précisément cette distinction que, par ignorance
ou parti pris, on oublie trop souvent ; et nous ajouterons plus nettement encore,
quant à nous, que l’action des Maçons et même des organisations maçonniques,
dans toute la mesure où elle est en désaccord avec les principes initiatiques, ne
saurait en aucune façon être attribuée à la maçonnerie comme telle. »

Il est à peine besoin de préciser que, depuis qu’ils ont été écrits, ces
propos n’ont jamais cessé d’être d’actualité.
***

A propos de « la langue des Oiseaux » (Symboles de la Science Sacrée, ch.


VII, p. 57-59) :

« Il est souvent question, dans diverses traditions, d’un langage


mystérieux appelé “langue des oiseaux” : désignation évidemment symbolique,
car l’importance même qui est attribuée à la connaissance de ce langage, comme
prérogative d’une haute initiation, ne permet pas de la prendre littéralement. »

« Wa eç-çâffâti çaffan, faz-zajirâti zajrân, fal-tâlîtyât dhikrân… »


(Al-Çâffât, 1-3)

« Par ceux qui sont rangés en ordre, et qui chassent en repoussant, et qui
récitent l’invocation…»

« wa waritha sulaymânu dâwûda wa qâla yâa yuhâl-nâsu ‘ullimnâ


mantiqat-tayri… »

« Et Salomon fut l’héritier de David ; et il dit : Ô hommes ! nous avons


été instruit du langage des oiseaux et comblé de toutes choses… »
(Al-Naml, 15)

« Dans le texte qorânique que nous avons reproduit ci-dessus, le terme eç-
çâffât est considéré comme désignant littéralement les oiseaux, mais comme
s’appliquant symboliquement aux anges (el-malaïkah) ; et ainsi le premier verset
signifie la constitution des hiérarchies célestes ou spirituelles*. Le second verset
exprime la lutte des anges contre les démons, des puissances célestes contre les
puissances infernales, c’est-à-dire l’opposition des états supérieurs et des états
inférieurs (...). Enfin, dans le troisième verset, on voit les anges récitant le dhikr,
ce qui, dans l’interprétation la plus habituelle, est considéré comme devant
s’entendre de la récitation du Qorân, non pas, bien entendu, du Qorân exprimé
en langage humain, mais de son prototype éternel inscrit sur la “table gardée”
(el-lawhul-mahfûz), qui s’étend des cieux à la terre comme l’échelle de Jacob,
donc à travers tous les degrés de l’Existence universelle. »

* (Note 3) : « Le mot çaff, “rang”, est un de ceux, d’ailleurs nombreux, dans


lesquels certains ont voulu trouver l’origine des termes çûfî ettaçawwuf ; bien que cette
dérivation ne semble pas acceptable au point de vue purement linguistique, il n’en est
pas moins vrai que, de même que plusieurs autres du même genre, elle représente une
des idées contenues réellement dans ces termes, car les “hiérarchies spirituelles”
s’identifient essentiellement aux degrés de l’initiation. »

« Nous sommes ainsi ramené directement, comme on le voit, à ce que


nous disions au début sur la “langue des oiseaux” que nous pouvons appeler
aussi “langue angélique”, et dont l’image dans le monde humain est le langage
rythmé, car c’est sur la « science du rythme », qui comporte d’ailleurs de
multiples applications, que se basent en définitive tous les moyens qui peuvent
être mis en œuvre pour entrer en communication avec les états supérieurs. C’est
pourquoi une tradition islamique dit qu’Adam, dans le Paradis terrestre, parlait
en vers, c’est-à-dire en langage rythmé ; il s’agit ici de cette “langue syriaque”
(loghah sûryâniyah) dont nous avons parlé dans notre précédente étude sur la
“science des lettres”, et qui doit être regardée comme traduisant directement l’
“illumination solaire” et “angélique” telle qu’elle se manifeste au centre de l’état
humain. C’est aussi pourquoi les Livres sacrés sont écrits en langage rythmé, ce
qui, on le voit, en fait tout autre chose que les simples “poèmes” au sens
purement profane que veut y voir le parti pris antitraditionnel des “critiques”
modernes ; et d’ailleurs la poésie, originairement, n’était point cette vaine
“littérature” qu’elle est devenue par une dégénérescence qu’explique la marche
descendante du cycle humain, et elle avait un véritable caractère sacré. »

* *
*
II

Selon Guénon « il semble particulièrement difficile de déterminer


comment se fit la jonction du courant venu de l’Occident, après la disparition de
l’Atlantide, avec un autre courant descendu du Nord et procédant directement de
la Tradition primordiale, jonction dont devait résulter la constitution des
différentes formes traditionnelles propres à la dernière partie
du Manvantara (…) Sans doute faudrait-il, si l’on voulait rechercher les
conditions dans lesquelles s’opéra cette jonction, donner une importance
particulière à la Celtide et à la Chaldée, dont le nom, qui est le même, désignait
en réalité non pas un peuple particulier, mais bien une caste sacerdotale
… » (27). Par ailleurs « les deux traditions chaldéenne et égyptienne auraient été
dérivées directement d’une seule et même source principale, laquelle, étant
donné le caractère antédiluvien qui lui est reconnu, ne peut guère être autre que
la tradition atlantéenne » (ibid. p. 146). Or, on sait que la tradition abrahamique
est d’origine chaldéenne et qu’elle se rattache à l’ « Ile perdue de l’Occident », à
savoir l’Atlantide (p. 80) ; aussi parmi les deux traditions égyptienne et
chaldéenne, on peut dire que la seconde parait être antérieure à la première (p.
147), c’est-à-dire que la première n’est pas plus « primordiale » que la seconde,
et que leur différence « fut probablement déterminée surtout par la rencontre
avec d’autres courants, l’un venant du Sud pour l’Égypte, et l’autre du Nord
pour la Chaldée. Or la tradition hébraïque est essentiellement “abrahamique”,
donc d’origine chaldéenne ; la “réadaptation” opérée par Moïse a sans doute pu,
par suite des circonstances de lieu, s’aider accessoirement d’éléments égyptiens,
surtout en ce qui concerne certaines sciences traditionnelles plus ou moins
secondaires ; mais elle ne saurait en aucune façon avoir eu pour effet de faire
sortir cette tradition de sa lignée propre, pour la transporter dans une autre
lignée, étrangère au peuple auquel elle était expressément destinée et dans la
langue duquel elle devait être formulée » (p. 153-154).
Selon l’enseignement d’Ibn Arabî, « Après avoir existencié les mondes
subtils et grossiers, disposé le Royaume et préparé le Degré Suprême, (Allâh) fit
descendre au début du Cycle de la Vierge le Calife [c’est-à-dire Adam, après sa
“précipitation” sur la Terre]. C’est pourquoi Il assigna … (à ce cycle) dans ce
bas monde une durée de 7 000 ans [ qui coïncide approximativement avec une
période de 500 ans antérieure au Kali-Yuga] à la fin de laquelle Il nous
enveloppera dans un état d’extinction, entre sommeil et assoupissement
[caractéristique de l’état de contemplation] ; nous serons transportés ainsi dans
le monde intermédiaire [barzakh] qui réunit toutes les formes traditionnelles
particulières (tarâ’iq) et où les réalités “subtiles” (At-tayyârat) dominent les
autres » (28).
Les mondes subtil et grossier, ainsi que le Royaume se rapportent au
symbolisme des « trois mondes » dont le Khalîfat, c’est-à-dire le « vicaire » ou
le « substitut », pour reprendre les expressions de Guénon (29) est le Maître par
excellence. Il tire son inspiration de la même source que celle des Envoyés parce
qu’il réunit les deux pouvoirs royal et sacerdotal dont l’« union » n’a rien
d’« inactuelle » comme le suggère le même auteur (p. 17), qui déclare aussi (p.
228) que « le Califat de Dâwûd marque symboliquement la fin de la
manifestation extérieure du Centre suprême », ce qui est incompréhensible,
puisque ce Centre s’est précisément réextériorisé à l’époque de ce prophète,
comme nous aurons peut-être l’occasion de le montrer ultérieurement, à propos
de l’« autonomie » (swarâj en sanskrit) de l’Empereur, qui a fait couler
beaucoup d’encre. Quoiqu’il en soit, l’Agarttha « est devenu souterrain “il y a
plus de six mille ans” et il se trouve que cette date correspond avec une
approximation très suffisante, au début du Kali-Yuga ou “âge noir” » (30) ; mais
il faut bien dire que M. Gilis avait déjà affirmé par ailleurs que l’exercice des
deux pouvoirs relevant du Centre suprême avait pris fin avec l’Islam, ce qui est
bien évidemment dénué de tout fondement(30).
Le « cycle de la Vierge » (al-‘adhra’) marque la prédominance d’un
élément féminin, caractéristique de la perspective des Kshatrya, et son
symbolisme zodiacal se rapporte à l’est céleste, mais à l’équinoxe d’automne, et
à l’ouest terrestre, c’est-à-dire à une orientation où l’axe solsticial est secondaire
par rapport à l’axe équinoxial (ce qui est généralement le cas dans l’œuvre d’Ibn
Arabî) dont la prédominance marque effectivement la dérivation à l’égard du
« centre atlantéen » ; et ce cycle qui va du signe de la Balance à celui de la
Vierge comprend la manifestation corporelle du Prophète qui a parachevé sa
mission lorsque le cycle temporel est repassé dans le signe de la Balance dont le
parcours est « rattaché à la vie future » : « Le commencement du temps [az-
zamân] s’est opéré dans la Balance [al-mîzân] pour l’“esprit de Justice” (al-‘adl
ar-rûhânî), et dans le Nom l’“Intérieur” pour Muhammad (…) ce qu’exprime sa
parole : “J’étais Prophète alors qu’Adam était entre l’eau et l’argile ” [ou la
terre] », ce qui laisse entendre que l’air et le feu prédomine au sein de la Haqiqâ
Muhammadiyyah, bien que dans le chapitre des Fuçûç consacré à Idrîs, le feu est
assimilé à l’ether (al-athîr), et on sait que ce dernier est parfois assimilé à un feu
supérieur, celui du « Ciel Empyrée » (32). « Puis le cycle temporel s’est déroulé
au cours d’une période de 78 000 années [qui se répartissent aussi en 45 000
années de “châtiment” et en 33 000 années de “sommeil” réparateur (33)] ; puis
un cycle temporel nouveau, régi par le Nom l’ “Extérieur” a commencé avec la
manifestation corporelle de Muhammad » (34).
Ici, les deux aspects « intérieur » et « extérieur » de la manifestation
prophétique se distinguent par la Balance du « commencement du temps » et par
celle du « cycle temporel », c’est-à-dire par le « transfert » de la constellation de
la région polaire à la région zodiacale, « où le symbolisme solaire prend… la
place prépondérante, bien que les traces du symbolisme polaire y restent encore
assez nettement apparentes ; il y a là, en somme, une sorte de combinaison et
presque de fusion entre ces deux modalités [solaire et polaire] ». En effet,
« l’axe vertical, en tant que joignant les deux pôles, est évidemment un axe
nord-sud ; dans le passage du symbolisme polaire au symbolisme solaire, cet axe
devra être en quelque sorte projeté sur le plan zodiacal, mais de façon à
conserver une certaine correspondance, on pourrait même dire une équivalence
aussi exacte qu’il est possible, avec l’axe polaire primitif. Or, dans le cycle
annuel, les solstices d’hiver et d’été sont les deux points qui correspondent
respectivement au nord et au sud dans l’ordre spatial, de même que les
équinoxes de printemps et d’automne correspondent à l’Orient et à l’Occident ;
l’axe qui remplira la condition voulue est donc celui qui joint les deux points
solsticiaux ; et l’on peut dire que cet axe solsticial jouera alors le rôle d’un axe
relativement vertical, ce qu’il est en effet par rapport à l’axe équinoxial. Les
solstices sont véritablement ce qu’on peut appeler les pôles de l’année ; et ces
pôles du monde temporel, s’il est permis de s’exprimer ainsi, se substituent ici,
en vertu d’une correspondance réelle et nullement arbitraire, aux pôles du
monde spatial ; ils sont d’ailleurs naturellement en relation directe avec la
marche du soleil, dont les pôles au sens propre et ordinaire de ce mot sont, au
contraire, entièrement indépendants ; et ainsi se trouvent reliées l’une à l’autre,
aussi clairement que possible, les deux modalités symboliques dont nous avons
parlé » (35). Ici encore, il y a lieu de faire une transposition, car on sait que le
transfert en question correspond à la période atlantéenne. Aussi, d’après
l’enseignement d’Ibn Arabî, la configuration du ciel au début de la manifestation
prophétique de Mohammad était analogue à celle qui prévalait au début de la
période sus-mentionnée.
On sait que « Tulâ, en sanscrit, signifie “balance”, et il désigne en
particulier le signe zodiacal de ce nom ; mais, d’après une tradition chinoise, la
Balance céleste a été primitivement la Grande Ourse [qui aurait même été
appelée “Balance de jade”]. Cette remarque est de la plus grande importance, car
le symbolisme qui se rattache à la Grande Ourse est naturellement lié de la façon
la plus étroite à celui du Pôle [tandis que la Balance zodiacale est] (…) regardée
comme le “signe du Jugement”, et ce que nous avons dit (…) de la balance
comme attribut de la Justice, à propos de Melki-Tsedeq, peut faire comprendre
que son nom ait été la désignation du centre spirituel suprême ». En effet, les
deux Sephiroth « Malkuth, c’est-à-dire le “Royaume” » et Tsedeq, c’est-à-dire le
« Juste », sont synonyme. « Ce rapprochement de (…) la Royauté (le
gouvernement du Monde) et de la Justice, se retrouve précisément dans le nom
de Melki-Tsedeq. Il s’agit ici de la Justice distributive et proprement équilibrante
[qui pourrait s’appliquer à “l’esprit de Justice” évoqué par Ibn Arabî], dans la
“colonne du milieu” de l’arbre séphirotique ; il faut la distinguer de la Justice
opposée à la Miséricorde et identifiée à la Rigueur, dans la “colonne de gauche”,
car ce sont là deux aspects différents (et d’ailleurs, en hébreu, il y a deux mots
pour les désigner : la première est Tsedaqah, et la seconde est Din). C’est le
premier de ces aspects qui est la Justice au sens le plus strict et le plus complet à
la fois, impliquant essentiellement l’idée d’équilibre ou d’harmonie, et liée
indissolublement à la Paix » (36).
Par ailleurs, le nombre de 78 000 années dépasse de 5 200 ans la durée de
notre Manvantara qui est de 64 800 années ; c’est-à-dire que l’aspect
« intérieur » du Prophète correspond symboliquement à l’ère de Satyavrata dont
« le nom signifie littéralement “voué à la Vérité” ; et cette idée de la “Vérité” se
retrouve dans la désignation du Satya-Yuga, le premier des quatre âges en
lesquels se divise le Manvantara. On peut aussi remarquer la similitude du
mot Satyaavec le nom de Saturne, considéré précisément dans l’antiquité
occidentale comme le régent de l’“âge d’or” ; et, dans la tradition hindoue, la
sphère de Saturne, est appelée Satya-Loka » (37). C’est aussi le « Ciel » dont
Abraham, le père des hébreux et des arabes, est le régent dans la tradition
islamique. Il est lié à Muhammad, tant par sa filiation charnelle que par sa
filiation spirituelle ; cette dernière étant désignée par le terme hanifiyya qui
représente une modalité de la foi qui incline vers le « milieu », au-delà de la
« droite » et de la « gauche », et « par laquelle sont saisies d’une certaine
manière les choses de l’ordre supra-sensible » (38). Seulement, cet assentiment
« ne peut aucunement être dérivé de la religion… [car] il représente en réalité,
par rapport à elle, la Tradition antérieure à toutes les formes extérieures
particulières, religieuses ou autres (39) ». En effet, la racine arabe dont dérive le
terme hanîf est la même que celle qui désigne Hénoch (Hanuq en hébreu), si ce
n’est le point diacritique qui distingue le fâ du qâf. Du reste, à propos du verset
coranique : « Et rappelle (adhkur) dans le Livre d’Idrîs, qui était un prophète
confirmateur de la Vérité (siddiqân-nabî’ân ), que nous l’avons élevé dans un
lieu suprême » (Cor. 19, 56-57), Ibn Arabî interprète ce « lieu suprême » comme
étant le Ciel de Saturne (40). Par ailleurs, Abraham a la vision de différents
astres qu’il croit être son Seigneur, avant de se rendre compte qu’ils sont
éphémères (Cor. 6, 76-80), comme Yûsuf (Joseph), qui y reconnait sa prochaine
investiture, et ce rapprochement est loin d’être fortuit, car si ce dernier n’est pas
qualifié de hanîf, ce terme et ses dérivés sont cités douze fois dans le Coran (41),
et ce nombre est celui de la sourate consacrée au fils de Jacob. C’est
certainement dans ce sens qu’il faut comprendre la parole d’un Maître de
la silsilah Madaniyya (Sidi ‘Alî Nûr Ed-dîn al-Yashruti) selon laquelle : « Celui
qui veut s’élever dans la Voie (al-ladhî yourîd ân yarbâ nafsihi fî at-tarîq), qu’il
récite la sourate Yûsuf (fa-l-yaqrâ sûrat Yûsuf, ‘alayhi es-salâm) ; cette voie
étant représentée par l’ascension des planètes. D’autre part, ce terme est
vraisemblablement dérivé du syriaque hanpa, dont la racine est très proche,
sinon identique à celle du nom du dieu égyptien Anoupou, c’est-à-dire Anubis,
le « Maître de l’Occident », l’équivalent de l’Hermès psychopompe à la fois
souterrain et céleste : « Celui qui ouvre les chemins », comme nous l’avons vu
précédemment.

La tradition hanîfite est représentée par quatre prophètes qui n’ont pas été
atteint par la mort corporelle, c’est-à-dire qui sont passés de l’état grossier à
l’état subtil, ou de l’état de manifestation à l’état de non-manifestation, et qui
représentent autant d’aspect de l’ « Esprit muhammadien » (42). Ces quatre
prophètes sont El-Khidr, Ilyâs (Elie), Idrîs (Hénoch-Hermès) et ‘Aissâ (le
Messie) qui, en réalité, n’en font qu’un, puisque d’une part, le premier est
assimilé tantôt au second, tantôt au troisième, bien que El-Khidr est aussi parfois
considéré comme le Maître (ustâdh) d’Idrîs, et qu’il est envisagé dans un rapport
de complémentarité avec Ilyâs ; et que, d’autre part, Idrîs régit le quatrième Ciel
celui du Soleil, dont les « sciences traditionnelles » ont la particularité de
permuter avec celles du deuxième Ciel, celui de Mercure, régit par le Messie.
Ces « sciences » peuvent être mises respectivement en relation avec l’espace et
le temps, puisque la position centrale du Soleil par rapport aux sphères
planétaires se retrouve, pour Mercure, dans la succession temporelle, avec le
mercredi, parmi les jours de la semaine ; les unes et les autres ayant aussi, par
ailleurs, une relation directe avec l’« Alchimie humaine » et la « Science des
lettres » (‘ilm al-hurûf). C’est pourquoi, il nous semble qu’il ne peut y avoir de
meilleure traduction que celle de « tradition hermétique », pour rendre
intelligible le véritable sens de la tradition hanîfite. On sait que le mot
« hermétique » indique « qu’il s’agit essentiellement d’une tradition d’origine
égyptienne, revêtue par la suite d’une forme hellénisée, sans doute àl’époque
alexandrine, et transmise sous cette forme, au moyen-âge, à la fois au monde
islamique et au monde chrétien, et, ajouterons-nous, au second en grande partie
par l’intermédiaire du premier, comme le prouvent les nombreux termes arabes
ou arabisés adoptés par les hermétistes européens, à commencer par le mot
même d’“alchimie” (el-kimia)…dans sa forme, mais non dans sa racine [qui]
dérive vraisemblablement du mot kémi ou “Terre noire” donné à l’ancienne
Egypte » (43). Quant à l’ « alchimie humaine », où « l’organisme est représenté
comme l’athanor hermétique », elle repose essentiellement, comme le dhikr, sur
la « science du rythme » (44), et bien qu’elle se rapporte aux « possibilités de
l’état subtil, même si celles-ci ne doivent être prises que comme le moyen
préparatoire d’une réalisation supérieure » (45), en raison de la connexion entre
le monde intermédiaire et le non-manifesté, elle ne doit pas être confondue avec
ce qu’Ibn Arabî appelle sîmiya’ qui se rapporter à une science traditionnelle
inférieure, plutôt « pratique » que spirituellement « opérative ». Du reste, « dans
la tradition islamique, Seyidna Idrîs est identifié à la fois à Hermès et à Hénoch ;
cette double assimilation semble indiquer une continuité de tradition qui
remonterait au-delà du sacerdoce égyptien, celui-ci ayant dû recueillir l’héritage
de ce que représente Hénoch, qui se rapporte manifestement à une époque
antérieure » (46). Mais c’est surtout par le rapprochement entre Idrîs et El-Khidr
qu’on peut remonter « au-delà du sacerdoce égyptien ». En effet, le nom arabe
de ce dernier est Ahmed Balyâ, et bâlya, en langue sanskrite, désigne « l’état
d’“enfance” (…) entendu au sens spirituel [et] considéré comme une condition
préalable pour l’acquisition de la connaissance par excellence » (47), c’est-à-
dire, « un stade de “ non-expansion,” si l’on peut ainsi parler, où toutes les
puissances de l’être sont ainsi concentrées en un point, réalisant par leur
unification une simplicité indifférenciée, apparemment semblable à la
potentialité embryonnaire. C’est aussi, en un sens un peu différent, mais qui
complète le précédent (car il y a là à la fois résorption et plénitude), le retour à
l’“état primordial” dont parlent toutes les traditions, et sur lequel insistent plus
spécialement le Taoïsme et l’ésotérisme islamique » (48).
Seulement,bâlya correspond aussi à Lakshmi, la shakti de Vishnu, qui est en
relation avec la « Beauté » parmi les piliers du Temple maçonnique, et comme
Guénon le signale dans son étude sur les « mystères de la lettres Nûn », qui,
rappelons-le, se rapportent principalement au « monde intermédiaire » : « il faut
se souvenir queVishnu, se manifestant sous la forme du poisson (Matsya),
ordonne à Satyavrata, le futur Manu Vaivaswata, de construire l’arche dans
laquelle devront être enfermés les germes du monde futur, et que, sous cette
même forme, il guide ensuite l’arche sur les eaux pendant le cataclysme qui
marque la séparation des deuxManvantaras successifs. Le rôle de Satyavrata est
ici semblable à celui de Seyidnâ Nûh (Noé), dont l’arche contient également tous
les éléments qui serviront à la restauration du monde après le déluge ; peu
importe d’ailleurs que l’application qui en est faite soit différente, en ce sens que
le déluge biblique, dans sa signification la plus immédiate, paraît marquer le
début d’un cycle plus restreint que le Manvantara ; si ce n’est pas le même
événement, ce sont du moins deux événements analogues, où l’état antérieur du
monde est détruit pour faire place à un état nouveau » (49). On se rappellera ici
que Satyavrata, a été identifié, plus haut, avec l’aspect « intérieur » du Prophète
Muhammad, dont le nom céleste Ahmed, est semblable à celui d’El-Khidr qui
est, lui aussi, associé au symbolisme du poisson. L’arche de Seyidna Ahmed ne
peut-être autre que celle de l’alphabet arabe qui procède de l’Expir du Tout-
Miséricordieux (Nafas ar-Rahmân), et qui est guidé par la science « de notre
part » (min ‘ayndi-Nâ) attribuée à d’El-Khidr dans le Coran ; science dont le
pronom de la première personne du pluriel (Nâ), désignant l’intimité avec Allâh,
ne peut qu’évoquer la lettre sanskrite na qui, par sa forme idéographique, forme
la partie supérieure de la lettre arabe nûn, pour former le symbole du Soleil,
« siège » du tantrisme tibétain parmi les formes traditionnelles et dont Idrîs est le
régent, évoquant, pour sa part, la langue atlantéenne appelée Wattan.
NOTES

(27) Formes traditionnelles et cycles cosmiques p. 50.


(28) Les sept étendards du Califat p. 172. Cette allusion aux formes
traditionnelles implique qu’il n’y a aucun « anachronisme de l’hindouisme
institutionnel » comme l’affirme l’auteur (ibid. p. 135). D’après certaines
correspondances astrologiques akbariennes (Futûhât chap. 390), les pyramides, qui
peuvent être considérées comme les « tombeaux » d’Adam, de Seth et d’Idrîs, auraient
été construites 5 000 ans avant le Kali-Yuga. Il nous semble donc que la différence
entre les nombres 5 000 et 500 est assez secondaire, dans la mesure où, à cette époque,
le temps était qualitativement très différent du nôtre.
(29) Symboles de la Science sacrée ch. XLV.
(30) Le Roi du Monde p. 67. C’est bien la raison pour laquelle le Coran dit très
précisément que le Khalîfa est établi dans la terre (fîl-ard), sa fonction s’identifiant, en
quelque sorte, à la montagne du Purgatoire entre le Ciel et la Terre, comme celle
du Wang de la tradition extrême-orientale. Du reste, cette situation est celle qui est
occupée par le « Sceau des Califes » (khatm al-khulâfa) qui s’est montré à Ibn Arabî
avec l’apparence d’une « tête noire », lors de son séjour à Tunis (Futûhât I p. 8), et sur
la nature duquel le « Grand Maître » du taçawwuf est demeuré perplexe, en raison, très
probablement, de sa nescience volontaire à l’égard de la fonction eschatologique du
Mahdî, qui alla jusqu’à refuser de consulter une tablette faisant partie des trésors de la
Kaabah parce qu’elle est réservée à ce dernier (C. A. Gilis, la doctrine initiatique du
pèlerinage p. 47-48). C’est à ce Sceau des Khulâfa, nous semble-t-il, que correspond
le dernier degré de la hiérarchie symbolisée par les 28 lettres de l’alphabet arabe, et
qualifié par « Celui qui élève en degrés » (Rafî‘a ad-darajât), dans les clés fournies
dans les Mafâtih Fusûs al-hikam de M. Abdelbâqî Meftah. A cet égard, on peut dire
que « le centre est, en raison de son caractère principiel, ce qu’on pourrait appeler le
“lieu” de la non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens
supérieur, lui convient donc réellement. Il faut d’ailleurs remarquer que, par contre, la
couleur blanche convient aussi au centre sous un autre rapport, nous voulons dire en
tant qu’il est le point de départ d’une “irradiation” assimilée à celle de la lumière ; on
pourrait donc dire que le centre est “blanc” extérieurement et par rapport à la
manifestation qui procède de lui [al-wujûd nûr], tandis qu’il est “noir” intérieurement
et en lui-même ; et ce dernier point de vue est naturellement celui des êtres qui (…) se
situent symboliquement dans le centre même » (S.S.S. ch. XVI). Ailleurs, dans son
commentaire sur le verset de la Lumière (Cor. 24, 35), Guénon écrit dans un même
ordre d’idée : « Cette Lumière est même (…) “lumière sur lumière” [nûr ‘alâ nûr],
donc une double lumière superposée (…), on retrouve encore là “une essence”, celle
de la Lumière unique, et “deux natures”, celle d’en haut et celle d’en bas, ou le non-
manifesté [al-ghayb] et le manifesté [ash-shahâda], auxquels correspondent
respectivement la lumière cachée dans la nature de l’arbre et la lumière visible dans la
flamme de la lampe, la première étant le “support” essentiel de la seconde » (Ibid. ch.
LI). Or, « au chapitre 360 des Futûhât, dont le contenu se rapporte tout entier à ce
verset », Ibn Arabî écrit : « La cinquième Lieutenance est celle où l’Homme tient la
place de “Celui qui est élevé en degré” dans l’univers et de nul autre. La forme (çûra)
de cette élévation est la suivante : l’Homme universel occupe seul ce degré, car il
possède seul la Forme divine ; son degré est inaccessible (à tout autre). Allâh est seul à
le connaître et l’Homme universel est seul à connaître Allâh parce qu’il est le
support…de Son Epiphanie (majlâ-Hu)... Dès lors, personne ne peut connaître
l’Homme universel [dans sa plénitude] car personne (en dehors de lui) ne possède le
Degré Total (darajat al-kull)… Par là, il est le lieutenant de “Celui qui est élevé en
degrés, le Possesseur du Trône” ; comme s’il était, en quelque sorte, le double de son
Existenciateur ; comme si l’unité de ce dernier comportait un double conforme à Sa
propre unité ! Si tu multiplies l’unité de l’Homme Parfait par l’unité de Dieu, c’est
encore l’unité, et rien que l’unité que tu obtiens ! Considère alors quelle est cette unité
que tu as obtenue, et quelle est l’unité qui a disparu : celle du lieutenant, ou celle de
Celui dont il est le lieutenant ? » (C. A. Gilis, Les sept Étendards du Califat p. 29-30).
Cette doctrine qui fait allusion à l’Identité suprême, se rapporte manifestement au
Sceau des Khulâfa, raison pour laquelle nous préférons traduire Rafi‘a ad-darajât par
“Celui qui élève en degrés”, puisque le sort de l’Élite dépend, en quelque sorte, de sa
fonction. Du reste, les autres lieutenances pourraient très bien s’appliquer aux quatre
« Sceaux » restants : celui de la Prophétie, celui de la Sainteté muhammadienne, celui
de la Sainteté universelle et celui des Engendrés.
(31) Le Coran et la fonction d’Hermès p. 20.
(32) Symbole de la Science sacrée ch. XVI.
(33) M. Vâlsan, L’Islam et la fonction de René Guénon p. 80 n. 14. Il va sans
dire que, si fonction il y a, mais laquelle ?, celle-ci ne peut être subordonnée à une
forme traditionnelle particulière.
(34) Les sept Étendards…p. 254. Ici encore, les nombres nous paraissent devoir
être interprétés symboliquement, 78 000 ans pouvant très bien convenir à
l’enseignement d’Ibn Arabî, d’autant que, ce qui importe ici, c’est le nombre huit,
symbole de la Justice et du monde subtil.
(35) Symbole de la Science sacrée ch. XXXIV.
(36) Le Roi du Monde, successivement, ch. X et VI.
(37) Symbole de la Science sacrée ch. XXII (en note).
(38) Ibid. ch. LXXIII.
(39) Aperçus sur l’initiation ch. XI.
(40) Le Dévoilement des effets du voyage (al-isfâr ‘an natâ’ij al-asfâr) : § 32, le
voyage d’Enoch (Idris) ; traduction annotée et présentée par M. Dâwûd Gril, Ed. de
L’Eclat, 1994.
(41) On a vu précédemment que c’était aussi le cas du terme coranique al-Injîl.
(42) M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints ch. VI.
(43) Forme traditionnelles et cycles cosmiques, p. 20. Voir aussi Albert
Poisson, Théorie et symboles des Alchimistes.
(44) L‘homme et son devenir selon le Vedantâ p. 162 et 187.
(45) Forme traditionnelles et cycles cosmiques, p. 130.
(46) Ibid. p. 133.
(47) Le symbolisme de la Croix, ch. XXIII (note 18).
(48) L‘homme et son devenir selon le Vedantâ ch. XXIII.
(49) Symbole de la Science sacrée ch. XXIII.

[ANNEXE]

À propos de la note 42 (Cf. Le Sceau des Saints).


« “Quant au Pôle unique, c’est l’esprit de Muhammad (rûh Muhammad),
duquel tirent leur support tous les Envoyés et tous les prophètes.”
(Fut., I, p. 151.)
Idrîs, Elie, Jésus et Khadir ne sont à leur tour que des projections
différenciées de la haqîqa mihammadiyya : d’une certaine façon, ils sont eux
aussi de simples “substituts”. »

Pour une bonne compréhension de la fin et de la conclusion de cet article,


nous recommandons la lecture (ou la relecture) du chapitre VI, « Les quatre
piliers » du Sceaux des Saints de M. Chodkiewicz.

Y.B -. Etudes guénoniennes


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