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Neoliberalismo e a
razão do comum
Conferências de Christian Laval
São Paulo
Abril de 2016
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Seminário
Neoliberalismo e a razão do comum: história, dispositivos e crítica
11 a 14 de abril de 2016
lançamento da edição brasileira de “La Nouvelle raison du monde”, pela editora Boitempo,
propiciará a disseminação das discussões desenvolvidas no Seminário junto a um público
ampliado de leitores e de formadores de opinião, de um modo geral.
Programação
Local: Prédio de Filosofia e Ciências Sociais – FFLCH/USP
Sobre o conferencista
Christian Laval, docente de Sociologia na Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Tem
diversos livros publicados sobre utilitarismo e liberalismo, notadamente investigações
genealógicas da emergência ocidental da normatividade fundada no princípio do interesse, além
de estudos sobre Marx, história da sociologia clássica, transformação dos sistemas educativos,
dentre outros temas. Seus trabalhos mais recentes, realizados com Pierre Dardot, se inscrevem
em um programa de pesquisa sobre a racionalidade neoliberal e a problematização política do
“comum”. É membro da Rede Interdisciplinar de Pesquisadores.
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Christian Laval
Première conférence
Au cours de ce cycle de conférences, je compte proposer une double analyse. Une analyse du
néolibéralisme en premier lieu, une analyse des formes d’alternatives. Il s’agira donc de
dessiner une carte des grandes oppositions structurant le champ politique dans un très grand
nombre de pays aujourd’hui.
Je vais commencer par la logique dominante qui s’est imposé depuis trois ou quatre décennies
et que l’on nomme d’un terme dont il faudra préciser la signification le néolibéralisme.
Dans cette première conférence, pour situer dans la longue histoire, je voudrais montrer quelles
sont les racines du néolibéralisme et, en en montrant les racines, montrer que nous avons affaire
à une réalité anthropologique profonde, à une certaine façon d’être un être humain.
Ceci conduit à une question fondamentale dans les sciences humaines, peut-être la question
fondamentale. Comment penser la « production de l’homme » ? Comment plus précisément
penser la genèse des formes subjectives dans l’histoire, c’est-à-dire la transformation des
manières de se rapporter à soi-même, et comment, plus précisément encore, les penser à partir
des processus d’objectivation dont sont porteurs les discours à prétention scientifique, ce que
l’on nomme les « sciences de l’homme ».
Ces rappels par lesquels je commencerai me serviront d’introduction à une question que je
voudrais vous présenter sûrement trop schématiquement et qui peut se formuler ainsi : l’homme
économique qui s’invente à partir du XVIIe, peut-être un peu avant, et qui va trouver dans
l’utilitarisme classique et l’économie politique sa formule quasi canonique, est-il bien encore
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la figure de l’homme qui domine aujourd’hui dans l’ensemble des discours sociaux, dans les
dispositifs qui modèlent les pratiques et façonnent les rapports des individus entre eux ? Est-ce
que cet homme économique classique si je puis dire est toujours le même, est-il toujours
d’actualité ? On peut poser la question autrement : le sujet néolibéral est-il la répétition exacte
de l’homme économqiue ? Ou bien ne sommes-nous pas face à de nouvelles formes subjectives
qui sont étroitement liées aux transformations des rapports de pouvoir, aux nouveaux systèmes
de normes, à de nouvelles techniques d’assujettissement, et particulièrement dans le monde du
travail ?
« Au cours de leur histoire, les hommes n’ont jamais cessé de se construire eux-mêmes, c’est-
à-dire de déplacer continuellement leur subjectivité, de se constituer dans une série infinie et
multiple de subjectivités différentes et qui n’auront jamais de fin et ne nous placeront jamais
face à quelque chose qui serait l’homme »1.
Cette idée formulée par Foucault est partagée par un grand nombre de chercheurs et d’auteurs
qui remettent en question le caractère supposé intouchable du sujet ou, comme le dit ailleurs
Foucault, son caractère à la fois fondateur, fondamental et originaire. La grande question qui a
traversé la philosophie et la théorie sociale dans son ensemble a porté sur les processus
multiples, historiques, langagiers, pulsionnels qui produisent les différentes formes de
subjectivités dans l’histoire comme à l’intérieur d’un même ensemble social.
C’est sans doute là que Foucault rejoint Marx, et c’est bien là qu’il reconnaît d’ailleurs son
accord profond avec l’inspiration de Marx pour qui « l’homme produit l’homme ».2
Marx n’a certainement pas été le premier a pensé que l’homme se faisait en agissant. On
trouverait dans la filiation des empiristes et des sensualistes un nombre d’assertions qui disent
que l’homme est fait et se fait par son expérience corporelle et sensorielle, qu’il se produit par
ses rencontres, par l’expérience des objets du monde, par son éducation, par la vie comme la
grande éducatrice des hommes. Et je ne citerai ici qu’Adam Ferguson, dans son Histoire de la
société civile : « l’homme est jusqu’à un certain point l’artisan de ses façons d’être aussi bien
Les hommes produisent des images d’eux-mêmes. Ces images, ce sont des normes historiques
qui s’enracinent dans des activités et des relations sociales, des normes, qui encadrent les
1
Michel Foucault, « entretien avec Michel Foucault, (1978 ) publié dans Il Contributo, 4e année, n°1, janvier-
mars 1980, repris in Dits et Écrits, II, 1976-1988, Quarto, pp.860-914.
2
Foucault,op.cit., p. 893.
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pratiques, qui structurent le rapport des individus à leur milieu. Ce sont des images de l’homme
qui impliquent aussi, de façon indissociable, une certaine image du milieu de l’homme.
L’homme économique est une invention historique qui s’est élaborée bien avant que
l’expression n’ait été forgée sous sa forme latine d’homo oeconomicus par des auteurs
allemands et italiens au cours du XIXe siècle. Bien avant également l’apparition de
l’utilitarisme classique d’un Jeremy Bentham, qui en a donné la formule la plus nette, et en a
tiré des conséquences impressionnantes quant aux arrangements politiques, sociaux,
philosophiques, linguistiques même qui lui correspondaient.
Que faut-il entendre par homme économique ? Pour beaucoup l’homme économique serait
l’homme de la science économique. C’est-à-dire l’homme calculateur et maximisateur, cette
petite « machine à calculer » dont parlait Marcel Mauss, que supposent les raisonnements
économiques dans le domaine de l’activité économique, de la production, de l’échange et de la
consommation des biens.
Pourtant, ce n’est pas l’économie politique qui a inventé cet homme. L’homme économique
n’est pas d’abord, n’est pas seulement l’homme de la science économique. Il le précède, il le
déborde, il est plutôt l’une des conditions historiques d’apparition et de développement de la
science économique.
Mais comment définir alors cet « homme économique » si ce n’est pas l’homme inventé par
l’économie politique mais la condition historique de la science économique ? Cet « homme
économique » est en réalité une invention qui prend toute son ampleur au XVIIe siècle, une
invention qui se propose comme une refonte totale de la conception de l’homme,.
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« L’homme économique » est le corrélat d’une nouvelle anthropologie, d’un nouveau régime
de normativité dont le principe d’action et de vie est l’intérêt. L’intérêt, c’est le « principe
d’action », c’est la loi naturelle de la conduite humaine posée comme universelle, et pour cela
même le moyen, le seul moyen d’influence de la conduite d’un sujet. Un intérêt à entendre de
la manière la plus large et la plus diverse possible. Ce principe d’action d’une grande simplicité
s’oppose aux autres principes concurrents propres aux autres régimes de normativité, celui des
vertus de l’éthique traditionnelle, celui de la piété religieuse. L’intérêt peut prendre de multiples
définitions selon les auteurs, il peut être rapporté à l’égoïsme, aux passions, aux besoins, aux
désirs de toute sorte. Mais sa valeur et son importance tiennent à son opposition aux catégories
normatives alors en usage en Occident , aux vertus et aux devoirs, et surtout à ce qui en
constituait le fondement : le péché et le salut. L’homme ne sera plus défini par le péché, mais
par l’intérêt. Le but qu’il poursuit ne sera plus le salut de l’âme, mais le bien-être du corps.
La morale et la politique auront donc pour corrélat un homme qui sera défini par la recherche
de son propre intérêt, par la satisfaction de son amour-propre, par les motivations passionnées
qui le font agir. L’intérêt, le besoin, le désir, la passion sont les uniques moteurs de l’action,
ceux auquels on doit ramener toutes les conduites, toutes les pensées, tous les artifices dont
l’être humain est capable. L’homme est un être d’action qui agit pour satisfaire son désir, qui
travaille pour sa conservation, pour ses besoins, qui commerce avec autrui pour obtenir ce
qu’il n’a pas contre ce qu’il n’utilise pas3. Cet homme désire, travaille et accumule les
connaissances pour les mêmes raisons : toute connaissance vient de l’intérêt et le savoir humain
n’est jamais que la science d’un être guidé par son intérêt.
Mais surtout l’homme économique est appelé à se gouverner lui-même, à se gouverner selon
et à partir de son propre intérêt et non à partir d’une conformité à un modèle d’excellence ou
selon un chemin du salut que lui aurait enseigné la religion. Il ne peut même être gouverné que
par le principe qui le fait agir. Tout gouvernement de l’homme ne peut jouer que sur une forme
d’auto-gouvernement, sur une régulation interne à la conduite. Le gouvernement de soi
consiste à réduire la douleur et accroître le plaisir selon un juste calcul des conséquences de son
action. C’est cette faculté de calcul qui sera le premier régulateur de notre conduite, le grand
moyen de discipline personnel, et non plus ces espérances de salut et ces craintes de l’enfer
3
Cf. Christian Laval, L’homme économique, Essai sur les racines du néolibéralisme, collection Essais, Gallimard,
2007.
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Il faut bien saisir ceci : la racine de l’obligation morale et politique repose désormais sur le seul
intérêt individuel. Le devoir n’est rien d’autre qu’un intérêt bien compris, c’est-à-dire calculé
suffisamment bien pour prendre en compte l’ensemble du champ de forces dans lequel il
cherche à se satisfaire. La poursuite de son intérêt est le moyen d’assurer un pouvoir sur soi-
même, de se discipliner pour atteindre la plus grande satisfaction raisonnable compte tenu des
contraintes ou des effets négatifs de toute conduite.
Cette discipline de soi par la poursuite de l’intérêt et par l’industrie définit le basculement
moderne du régime moral et politique. La conduite personnelle et la bonne politique ne relèvent
que de mécanismes humains naturels. Ce nouveau régime normatif ne suppose rien qui
transcende le monde naturel dans lequel nous vivons. On ne doit plus rien attendre des
préceptes de la religion, on doit se défier des caprices du souverain.
Cette normativité ne repose plus sur la manière dont les sujets doivent accomplir un certain but
fixé à l’avance, se conformer à certaines lois éternelles du monde, se plier au respect de
commandements qui auraient un Auteur, se racheter d’une faute commise à l’origine. Les
règles à suivre ne sont pas des commandements, ce ne sont pas des modèles vertueux imposés,
ce sont des principes d’action qui sont inscrits dans le corps individuel comme ils sont inscrits
d’ailleurs dans le corps même de la société. La norme n’est plus une loi préalable et extérieure
à l’existence, elle n’est pas léguée par une tradition, elle n’est pas une parole qui répète une
origine, elle n’est pas située dans un outre-monde, elle dépend d’un principe propre à l’espèce
humaine, implanté dans son fonctionnement individuel et collectif pour sa propre conservation
et son bien-être.
Renversement fondamental : il n’y a rien d’autre en l’homme comme boussole qu’un principe
qui a été détesté des moralistes et des religieux, l’intérêt. Et il ne s’agit rien de moins que de
reconstruire autour de ce principe subjectif élémentaire et jusque-là considéré comme
entièrement négatif, un nouveau monde, une nouvelle philosophie, une nouvelle morale, une
nouvelle politique. En un mot, on a affaire à une nouvelle anthropologie aux multiples
formulations.
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Dans ce nouveau régime normatif, la morale et la politique s’ordonnent aux « lois naturelles »,
lesquelles expriment une nécessité inscrite dans les choses elles-mêmes. Morale et politique
accompagnent la nature, la respectent, en sont une partie intégrante : l’éthique et l’action
gouvernementale imposent de ne pas brusquer « le cours naturel des choses », mais de
l’orienter, de le guider4.
L’homme de l’intérêt trouve sa légitimation dans les « sciences morales et politiques », c’est-
à-dire des sciences du gouvernement de l’homme. Les sciences de l’homme ont eu à jouer un
rôle normatif essentiel, et surtout deux sciences, celle du corps individuel, qui prend la forme
d’une psycho-physiologie, celle du corps collectif qui prend la forme d’une économie
politique, en tant que si l’on comprend comment un corps individuel ou collectif fonctionne,
on sait du même pas comment il doit être gouverné. C’est dire la place que joue la science
dans cette redéfinition de la normativité .
La limite du pouvoir souverain réside dans la capacité de calcul par chacun de son propre
intérêt, des moyens de le satisfaire, des conséquences à en attendre. Cette limitation de la
souveraineté est redoublée par l’idée que le système des intérêts constitue, à l’échelle de la
4
Aussi est-ce à bon droit que M. Foucault parle à ce propos d’un « naturalisme gouvernemental », cf. Naissance
de la biopolitique, Seuil-Gallimard, p. 63.
5
L’un des auteurs les plus significatifs de cette « fondation physiologique » de l’homme est David Hartley, dans
ses Observations on Man, his Frame, his Duty, and his expectations, (1748), qui s’efforce de reconstruire
l’ensemble du système normatif à partir de sa théorie des vibrations et de l’association. Tentative parmi d’autres,
mais particulièrement significative, d’une refondation de la morale et de la politique à partir du corps humain, de
sa constitution nerveuse.
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société, un mécanisme qui a ses propres lois de fonctionnement qu’il ne faut pas déranger par
des interférences politiques, des caprices et des coups de force arbitraires. L’action
gouvernementale se trouve donc aussi normée par l’économie politique qui conçoit le corps
de la société comme un espace d’interdépendance des intérêts doué de certaines qualités
d’équilibre, de mouvement, d’enrichissement, de moralisation, etc Un corps individuel doté
d’un mécanisme régulateur, un corps collectif doté lui aussi d’un mécanisme régulateur, voilà
ce qui constituera le socle du libéralisme classique, ou plus exactement l’un des socles, l’autre
étant le jusnaturalisme.
Comment a été inventé cet homme économique ? Il n’est pas venu de la science économique
comme je le disais plus tôt. Il ne vient pas d’une science qui aurait enfin découvert l’homme
dans sa vérité. Il est né d’un problème moral et politique posé aux gouvernants confrontés à
des transformations économiques et sociales du capitalisme, et pris dans les logiques politiques
de rivalité de puissances. Ce ne sont pas les économistes qui ont imposé leur vision du monde.
Ce sont plutôt les gouvernants, les moralistes, les théologiens, tous ceux qui étaient en prise
avec la question du gouvernement des hommes, qui ont mis en question la manière ancienne
de penser l’ordre moral et politique selon les préceptes religieux et éthiques traditionnels.
Comme l’ont montré de nombreux travaux sur la « raison d’état », sur les « politiques de
l’intérêt » au XVI et XVIIe , la réflexion sur les « arts de gouverner » a joué en ce domaine un
rôle crucial. Ce gouvernement par l’intérêt individuel n’est en rien séparable de la considération
de l’utilité de l’État, de sa prospérité, du bien-être de la population. La grande question est celle
du lien entre puissance de l’État et richesse de la population. Il s’agissait de nouer ensemble les
intérêts du souverain et les intérêts de la population, de penser le rapport du souverain aux sujets
comme des rapports d’intérêt réciproques. C’est cela qui sur le plan politique est déterminant.
La soif de richesse, le gain, le commerce ne sont plus vus comme des péchés ou des fautes
morales mais comme des bienfaits.
Ce discours politique se double de considérations morales qui vont dans le même sens. Ces
considarations morales s’appuient elles sur la légitimation nouvelle de la science. Les morales
vont chercher dans l’anatomie et dans la physiologie, le principe et les règles des forces qui
peuvent orienter les individus. Et ce sont bien entendu ces grands et ces petits moralistes du
XVIIème siècle qui vont rapporter les vertus à leur fausseté foncière et analyser les rapports
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humains, tous les rapports humains comme faits d’une seule texture, celle de l’intérêt. C’est ce
que dit si bien Jacques Esprit, l’ami et rival de La Rochefoucault : « Tout le monde admire cette
prodigieuse diversité des marchands qu’on voit dans toutes les grandes villes, et l’on ne peut
assez s’étonner que le désir du gain ait mis dans le commerce non seulement ce qui est
nécessaire à la conservation et à la commodité de la vie, mais aussi ce qui sert au luxe et à la
volupté. Mais il y a peu de gens qui prennent garde que tous les hommes sont des marchands,
qu’ils exposent tous quelque chose en vente (…)( La Fausseté des vertus humaines, 1678). Et
pour ces moralistes, ce n’est pas seulement que tous les hommes, quelles que soient leur
occupation, aient quelque chose à vendre, c’est que, quoiqu’ils fassent, toutes leurs activités et
toutes leurs relations aux autres sont des rapports marchands, ou peuvent être interprétés comme
tels.
Avec Jacques Esprit on aura reconnu l’écho du jansénisme, trop négligé par les historiens et
sociologues, en particulier par Max Weber, dans cette extraordinaire mise à jour et mise à
l’ordre du jour de la façon dont une société capitaliste tournée vers l’enrichissement, le profit,
le bien-être, donc par l’égoïsme peut tenir, et non seulement peut tenir mais même « mimer la
charité » selon la parole de Pierre Nicole. Un ordre fondé sur la concupiscence est possible, et
non seulement il est possible mais il entraîne la prospérité. C’est avec la boue que l’on construit
l’édifice humain, ce sont les vices qui trament les rapports sociaux, et non point les vertus. C’est
avec le mal qu’on peut faire le bien. L’augustinisme janséniste et calviniste se conjoindront
dans cet extraordinaire provocation de Mandeville en 1714 dans sa Fable des abeilles : « les
vices privés font la vertu publique ».
Le retournement du principe normatif est ici parfaitement formulé sous une forme
provocatrice : ce qui était vice, l’enrichissement pour lui-même, l’égoïsme, la vanité, enfin tout
ce qui relève de ce principe de l’intérêt devient le principe de l’action individuelle et le moyen
de la régulation collective. Comme l’a souligné le juriste janséniste Jean Domat, c’est le poison
du péché qui est le remède dans la cité terrestre, c’est l’égoïsme qui fonde le lien social.
en comble. Il saisit que depuis longtemps déjà, dans la pratique des gouvernements, il était
question d’une politique qui cherchait non à imposer des modèles de conduite vertueuse, qui ne
visait plus au « salut de l’âme », mais à influencer les intérêts, qui cherchait à les éduquer, les
canaliser, les modérer, qui cherchait surtout à fixer les termes et les paramètres du calcul
individuel par lequel chacun détermine sa conduite. Pour le dire autrement, Bentham essaie de
penser le mode de gouvernement moderne comme « conduite des conduites », comme
« conduction », comme « action à distance » : si l’homme doit se gouverner lui-même, le
gouvernement des hommes n’est pas tant un commandement direct qu’un guidage indirect, un
ensemble de dispositifs incitatifs et dissuasifs, éducatifs et rééducatifs qui favorisent
l’individualisation maximale de la conduite souhaitable selon « l’intérêt bien entendu ». Il
anticipe bien sûr la manière dont Foucault pensera la « gouvernementalité ».
Cette présentation est évidemment trop rapide. Il faudrait dire toutes les complexités, toutes les
contradictions, tous les refus qu’elle a impliqués. Il faudrait dire combien la modernité morale
et politique est aussi celle des droits de l’homme, de la sympathie, de la solidarité, de la
reconnaissance, et l’on pourrait faire aussi bien l’histoire de toutes les oppositions et de toutes
les tensions que cette anthropologie a rencontrées.
Mais avant d’en venir là il nous faut faire un constat : les XVIIe et le XVIIIe siècle européens,
à vrai dire surtout italien, français et britannique, inventent une nouvelle figure de l’homme ;
l’homme de l’intérêt. Cette nouvelle figure n’a pas été exclusive ni immédiatement
triomphante. Si elle est posée comme image total de l’homme, elle va être confinée, renfermée
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dans une discipline spéciale et dans un champ particulier, qui se détache, qui s’isole, qui se
sépare : la discipline économique et le champ des activités économiques. C’est ce que Polanyi
appelera le « désencastrement » du marché, qi se sépare du tissu des relations sociales.
Le libéralisme classique va opérer une forme de division des tâches entre l’économie et le
politique. A l’économie le jeu des intérêts privés régis par un droit privé, au politique la
définition de l’intérêt général organisé par le droit public. Ce qui fait que l’homme est clivé
comme l’avait génialement vu Marx dans la question juive notamment. Coupé en deux moitiés :
d’un côté l’homme de l’intérêt,de l’autre l’homme des droits de l’homme ; d’un côté le
bourgeois si l’on veut, et de l’autre le citoyen.
C’est cette division de la démocratie libérale classique qui est aujourd’hui remise en cause, par
une sorte de réunification de l’homme qui s’opère par la voie néolibérale. Mais cette
réunification ne se fait plus par extension de l’homme de l’intérêt à la manière du XVIIe et du
XVIIIe siècle, mais autour de lafigure du sujet néolibéral identifié à un capital individuel qui
s’auto-valorise.
La question est complexe et dépend de ce que l’on entend par néolibéralisme. Si, comme nous
le faisons avec Pierre Dardot, nous le définissons comme une logique normative qui fait de la
concurrence généralisée la norme générale des relations et de l’entreprise le modèle de conduite
et de subjectivité, on peut percevoir des éléments de continuité et des éléments d’inflexion.
Disons pour résumer le propos qu’il y a deux grandes différences : on passe d’un monde de la
limitation à un monde de l’illimitation sur le plan du sujet et de son conduite ; on passe de la
séparation des sphères économique et politique à leur réunification. Donc ce n’est pas
exactement le même sujet, mais c’est pourtant plus que jamais l’imaginaire d’un homme
totatement économique qui triomphe.
Pourquoi ? Parce que le modèle n’est plus le marché et l’équilibre homéostatique de l’offre et
de la demande, c’est-à-dire de la satisfaction réciproque dans l’échange. Le néolibéralisme fait
du marché non le lieu des équilibres mais une dynamique du déséquilibre, le lieu de la
concurrence indéfinie. On a vu que la petite machine homéostatique des plaisirs et des peines
propre au corps humain déterminait une conduite guidée par « l’intérêt bien entendu ». La
rationalité consistait à s’arrêter quand le mal excédait le plaisir. Sur le marché, conçu comme
lieu d’échanges, les échanges s’arrêtent quand les besoins respectifs sont satisfaits. De la même
manière, l’action du gouvernement s’arrête quand son intervention crée plus de problèmes
qu’elle n’en résout. Le grand problème moral et politique du libéralisme était celui de la limite
et cette limite était toujours rencontrée de façon immanente dans des mécanismes auto-
régulateurs : le corps individuel, le corps social, l’action gouvernementale. Cette problématique
de la limite, que l’on retrouvait dans le libéralisme comme réflexion sur la séparation des sphère
(équilibre des pouvoirs chez Montesquieu), était fondé « naturellement » dans le
fonctionnement des machines physiologiques du corps humain, et dans le fonctionnement de la
machine économique du marché. L’homme économique avait un cadre corporel fixe, un
ancrage dans un corps de même que le monde économique était d’abord la production d’objets
matériels, plaisants ou déplaisants. Nous étions alors dans un capitalisme « matériel » qui
pouvait se décrire très naïvement comme la production par un individu sensible, habile et actif
d’objets satisfaisant des besoins, de valeurs d’usage.
Avec le néolibéralisme, nous sommes passés à autre chose. Non plus le monde de l’équilibre
du besoin mais celui de l’illimitation du désir, un monde non d’équilibre, mais un monde de
performance indéfinie et de concurrence sans repos et sans fin. Un nouveau monde qui
correspond à la logique d’accumulation indéfinie du capital sous sa forme financière, en phase
avec la logique du « toujours plus » du capital. Pour paraphraser Freud, nous sommes passés
au-delà du principe de l’utilité. Cet au-delà du principe de l’utilité, c’est le principe de
l’accumulation illimitée, c’est le domaine du plus de généralisé, et surtout étdneu à la
subjectivité.
L’entreprise est promue au rang de modèle de subjectivation. Foucault a bien souligné cette
nouvelle configuration dans Naissance de la biopolitique lorsqu’il montre que le modèle
théorique et le concept opératoire va devenir le capital humain. Cela veut dire que cet
imaginaire est fondamentalement un imaginaire entrepreneurial et non un imaginaire
marchand. Le travail n’est plus une marchandise selon le néolibéralisme américain d’un Gary
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Becker, c’est simplement la mise en œuvre d’un capital de compétences. Le travailleur ne vend
pas une marchandise qu’il aurait, il met en œuvre contre revenu un capital qu’il est.
Chacun est un capital, c’est-à-dire une valeur qu’il a à valoriser toujours plus tout au long de sa
vie par des investissements. On sait que l’argent qui se rapporte à lui-même sur le mode de
l’autovalorisation (A-A’) est la formule même du capital financier6. On pourrait dire que le
sujet qui se rapporte à lui-même sur le mode de l’autovalorisation (S-S’) est le sujet devenu
pour lui-même capital financier ou le capital financier fait sujet, le capital lui-même comme
forme de subjectivation. Et c’est bien en ce sens qu’on est fondé à parler de la subjectivation
néolibérale comme d’une subjectivation financière.
Cette norme sociale de l’entrepreneunariat en dit long sur les nouveaux modes subjectifs . La
question morale et politique telle que l’utilitarisme la posait restait dans les termes anciens du
bonheur. Il n’en est plus question car elle supposait la référence à un équilibre, à un repos. Le
régime normatif dominant obéit à un principe du dépassement continu des limites. Toujours
plus loin, plus haut, plus vite, plus fort, comme dans le sport de « haute compétition » qui donne
d’ailleurs une idée assez nette de l’imaginaire néolibéral.
La normativité prend alors un nouveau tour : celle de l’absence de limite, ou plutôt du déni de
toute limite, une dénonciation de tout équilibre. Toute norme ne peut être que moyen de
performance supplémentaire.
6
Cf. Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, 1976, p. 538.
17
politique comme Bentham voulait faire du principe d’utilité le principe général de toute l’action
humaine.
La réflexion sur l’homme prend nécessairement un tour nouveau quand se profilent les
perspectives de la transhumanisation dans la figure fantasmatique du cyborg, du posthumain
biotech ayant dépassé les limites de son corps, ayant aboli ses limitations biologiques, de la
neuropolitique généralisée.
18
Christian Laval
12 avril 2016
Introduction
Nous avons vu hier en quoi le régime normatif néolibéral se distinguait du libéralisme classique
qui était tourné vers la préoccupation de l’équilibre, ausis bien sur le plan corporel que social.
Le terme inventé en 1932 par le grand physiologique Walter Bradford Cannon d’homéostasie
(dans la Sagesse du corps, The Wisdom of the Body) renvoie bien à cette idée centrale : le corps
humain bénéficie de régulations permanentes qui ramènent à l’équilibre. L’historien des
sciences Georges Canguilhem, le maître de Foucault, écrit en commentant le livre de Cannon
: « parler de sagesse du corps, c’est donner à entendre que le corps vivant est en état permanent
d’équilibre contrôlé, de déséquilibre contrarié aussitôt qu’amorcé, de stabilité maintenue contre
les influences perturbarices d’origine externe, bref c’est dire que la vie organique est un ordre
de fonctions précaires et menacées, mais constamment rétablies par un système de
régulations ». Et il constate, contre Cannon qui a voulu étendre cela à une « homéostasie
sociale » comme si il y avait une “sagesse sociale” identifiée au libéralisme : « A observer les
sociétés de l’âge industriel on peut se demander si leur état de fait permanent ne serait pas la
crise, et si ce ne serait pas là un symptôme franc de l’absence en elles d’un pouvoir
d’autorégulation »7.
7
Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 194-195.
19
et sociale. J’ai dit hier un peu par analogie que ce à quoi nous avions affaire c’est à un au-delà
du principe de l’utilité, pour paraphraser Freud. Il s’agit en réalité de faire du “toujours plus” ,
du Plusmacherei” comme aurait dit cette fois Marx le principe général de gouvernement des
sociétés et des individus.
Le néolibéralisme, selon Pierre Dardot et moi-même peut se définir comme une intervention
active en vue de l’extension de la rationalité du capital par l’imposition d’une norme ou d’une
logique normative universelle qui est la concurrence et l’accumulation. Pour le dire autrement,
ce que nous avons vu hier, en nous intéressant au plan subjectif du néolibéralisme, c’est que
toute activité, et même toute existence est ressaisie, enveloppée, refaçonnée selon la logique
comptable du “plus de”. Mais cette logique du “plus de” comme le suggère Canguilhem et
comme le montrait Marx, c’est une logique de la crise permanente. L’illimitation, c’est la
norme, mais cette norme c’est aussi la crise comme fonctionnement normal du système
néolibéral. Le néolibéralisme, c’est le gouvernement par la norme de la crise.
Aujourd’hui, je voudrais entrer un peu plus loin dans cette “nouvelle raison du monde” que
constitue le néolibéralisme.
Le néolibéralisme dont nous parlons peut être défini avec Michel Foucault comme une
« rationalité » particulière, historiquement située, soit un système de normes qui guide les
individus, structure les relations humaines, façonne les subjectivités. Son principe est la
concurrence, son modèle est l’entreprise.
Ce n’est pas au sens hégélien évidemment qu’il faut prendre le terme mais au sens d’une
“rationalité”, ou si vous voulez d’une cohérence entre des énoncés dans un discours et des
pratiques ou des politiques. On peut aussi parler de logique normative ou de régime normatif.
Cette logique normative, c’est la “raison du capital”, c’est la logique du capital étendue à tous
les domaines de l’existence. C’est ce que nous avons appelé le “devenir monde du capital”, qui
est aussi un “devenir sujet du capital”. Cela veut dire que les politiques néolibérales ne sont pas
seulement des politiques conjoncturelles d’une certaine sorte, fausses ou vraies, bénéfiques ou
maléfiques. Ce sont des politiques qui obéissent à une logique profonde, à un mouvement qui
conduit tous les pays, et potentiellement l’humanité entière, à se soumettre à un ensemble de
normes qui sont les normes capitalistes, mais en dehors même du champ initial de
20
C’est donc dans un sens très spécial que nous prenons le terme de néolibéralisme. Le
néolibéralisme est beaucoup plus qu’un ensemble de doctrines, d’écoles théoriques ou
d’auteurs qui sont d’ailleurs très divers et, sur certains points, opposés. Ce n’est pas non plus
seulement un certain type de politiques économiques qui procèderaient d’une même volonté
d’affaiblir l’État au profit du marché. Le néolibéralisme n’est pas un « ultra-libéralisme », un
libertarianisme, ou un « retour à Adam Smith ». Le néolibéralisme c’est un certain type
d’intervention politique, un certain mode d’action gouvernementale, une certaine stratégie de
transformation de la société.
Le néolibéralisme désigne également une fois qu’il est devenu systémique un mode spécifique
de fonctionnement de la société capitaliste en même temps qu’une nouvelle phase du
capitalisme. Cette « logique des pratiques » ne connaît pas de frontières : elle est globale dans
les deux sens possibles du terme, à la fois planétaire par sa dimension et transversale par son
aptitude à pénétrer toutes les domaines de l’existence humaine. Toute activité est donc en droit
passible d’une normalisation capitaliste, source supposée de la plus grande performance
possible.
La logique néolibérale est totale, elle ne s’arrête pas à l’économie proprement dite. Elle est
sociale, subjective, culturelle aussi bien qu’économique Elle vise à supplanter les compromis
anciens entre démocratie libérale, Etat social, capitalisme privé, et socialité traditionnelle
informelle. C’est un système de normes qui prétend à l’universalité.
Pour le comprendre il faut revenir un peu en arrière. Je ne referai pas ici l’histoire du
néolibéralisme comme nous l’avons faite dans notre livre La nouvelle raison du monde, je dirai
simplement ceci. Pour des raisons qui tiennent autant aux déréglements économiques des
années 60 et 70 qu’aux contestations sociales et culturelles, le projet néolibéral né dans les
années 1930, dans un tout autre contexte, a été réinvesti par des universitaires, par des
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politiques, par des technocrates aux Etats-Unis, en Europe, en Amérique latine bien sûr, et un
peu partout dans le monde. Ce projet néolibéral des années 30, tournait autour de deux grandes
questions : refonder le libéralisme contre le pur laisser fairisme, en relégitimant d’une certaine
façon le rôle de l’État et de la législation ; réinventer une doctrine du marché centrée sur la
concurrence. Cela a produit une rationalité politique qui a consisté à admettre que le marché
concurrentiel n’est pas une donnée purement naturelle, qu’il est le fruit d’une évolution, qu’il
dépend d’institutions, qu’il doit être construit ou entretenu par des interventions régulières et
soutenues. Dans la pratique, le néolibéralisme est un interventionnisme d’un genre spécial,
fondé sur un constructivisme plus ou moins explicite. Ce qui l’oppose, je le répère au
libéralisme tel qu’on l’interprète souvent.
Ce projet, on peut dire aussi qu’il est anti-démocratique. Au cœur du projet il y a, dès l’origine,
un antidémocratisme foncier qui procède d’une volonté délibérée de soustraire les règles du
marché concurrentiel à l’orientation politique des gouvernements en les consacrant comme
règles inviolables s’imposant à tout gouvernement, quelle que soit la majorité électorale dont il
est issu. Ce projet a été d’emblée profondément méfiant à l’égard de la souveraineté populaire,
hostile à la démocratie. Et à l’évidence, le système institutionnel néolibéral fonctionne
aujourd’hui comme un système inflexible et méthodique de liquidation de la démocratie. Peut-
être plus par des coups de force ou des coups d’Etat militaires mais par la mise en place de
contraintes légales, réglementaires, juridiques, institutionnelles qui visent à protéger les bases
du système néolibéral.
Mais avant d’en venir à cette question importante du système néolibéral tel qu’il existe
aujourd’hui, il faut comprendre que le néolibéralisme est une manière d’étendre le capitalisme
autrement qu’à la manière purement et directement économique par marchandisation et
financiarisation des activités. Ou plutôt le néolibéralisme étend le capitalisme par la diffusion
sociale d’un système de normes d’action. Il faut donc corriger Marx ou Hilferding ou
Luxemburg sur ce point. Cette extension ne procède pas de l’action plus ou moins souterraine
de supposées « lois immanentes de la production capitaliste », que la concurrence se chargerait
d’imposer à chaque capitaliste individuel sous la forme d’une dure « contrainte extérieure »
comme Marx l’écrit dans le Capital, elle s’impose par des politiques délibérées et elle
outrepasse le seul champ de l’économie.
Ce système de normes déborde largement le seul cadre de l’entreprise pour gagner, par un
processus de réticulation, de multiples institutions et relations sociales. Loin d’être l’obstacle
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que l’on croit à cette extension de la logique du marché, l’Etat en est devenu l’un des principaux
agents, sinon le vecteur essentiel. Entre ses mains, les instruments de l’action publique légués
par la gestion sociale-démocrate et keynésienne sont devenus des leviers pour transformer de
l’intérieur la logique de fonctionnement de l’action publique et la mettre au service d’une
mutation profonde de la société. Aussi est-il parfaitement inepte de chercher à penser cette
transformation dans les termes classiques d’une limitation de l’intervention gouvernementale :
il ne s’agit pas de limiter, mais en un certain sens d’étendre l’intervention de l’État, et de
transformer l’Etat pour étendre la logique du marché.
Cette « logique du marché », est parfois mais pas toujours synonyme de “marchandisation” de
l’activité humaine. Cette logique du marché c’est plutôt la concurrence, qui peut être étendue à
des institutions qui ne produisent pas de « marchandises » au sens strict du terme, qui ne sont
donc pas des entreprises capitalistes, par exemple dans le secteur public. La rationalité
néolibérale se caractérise par la transformation de la concurrence en forme générale des
activités de production, en particulier celles qui produisent des services non marchands, et des
relations sociales hors même de la sphère productive. Et cette logique universelle de la
concurrence s’étend par une sorte de managérialisation des pratiques, des techniques, des
discours , par une sorte de standardisation des activités publiques, privées, sociales,
individuelles qui homogénéisent à l’échelle de la société les manières de faire et d’être.
C’est d’abord cela que nous appelons logique normative universelle du néolibéralisme.
Ce que fait l’État néolibéral est ce qu’en sociologie économique on appelle une construction
sociale et politique des marchés ou des situations de marché. L’imposition de cette forme de la
concurrence n’a rien de naturel. Elle n’est pas le résultat de processus spontanés. Elle n’est pas
non plus l’effet d’une sorte de « cannibalisation » inhérente à la dynamique du capitalisme.
Elle résulte d’une construction politique. Cette construction est naturellement passée par la
“privatisation” des entreprises publiques et toutes sortes de délégation ou de sous-traitance des
activités publiques au bénéfice de firmes privées. Elle est passée aussi et c’est plus nouveau et
plus original par uen transposition hors du marché de la “solution” de la concurrence, avec une
indifférence à la nature particulière des activités concrètes. Quand la situation n’est pas
« naturellement » marchande, il s’agit de créer une situation concurrentielle à l’extérieur et à
l’intérieur des services, c’est-à-dire une situation de marché sans marchandises, soit ce que nous
proposons d’appeler un quasi-marché. Cela vaut tout particulièrement des secteurs d’activité
où la marchandisation pure et simple, c’est-à-dire la transformation en marchandise, donc en
produit directement échangeable contre monnaie, n’est pas réalisable. L’évaluation quantitative
est l’élément décisif de cette construction des quasi-marchés, donc l’opérateur de la
transposition de la norme concurrentielle.
Le problème n’est pas de savoir si ce qui est mesuré par le système de prix renvoie à une « utilité
sociale », mais s’il est susceptible de transformer la conduite des individus en les faisant entrer
dans une logique d’autocontrôle et de performance. Lorsqu’on s’interroge sur le « sens de
l’évaluation », il faut veiller à ne pas se satisfaire d’une critique dénonçant l’absurdité de la
mesure ou le caractère réducteur du « chiffre ». Le système de prix peut être parfaitement
absurde, comme dans le cas de la recherche scientifique où la mesure de la valeur d’une
recherche est censée se faire par le nombre d’articles placés dans des revues à comité de lecture
et par le nombre de citations qu’ils suscitent, ce n’est pas tant la signification « substantielle »
de la mesure chiffrée qui importe que l’usage qui est fait du chiffre. La qualité d’un système
de prix est son caractère autoréférentiel. Un prix ne se rapporte qu’à un autre prix. La principale
« qualité » de la quantification, c’est précisément de faire l’économie de toute référence
encombrante à un autre système de valeur, à une autre forme d’appréciation et de jugement qui
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serait coûteuse en temps. Le système de prix permet de se passer d’une délibération plus
complexe et plus longue, il permet de réduire les « coûts » de la production d’un jugement à
critères multiples et hétérogènes. Il permet surtout l’organisation et la structuration de la
concurrence par le maniement d’outils de benchmarking , de comparaison et de hiérarchisation
des résulats, des pratiques, des unités de production.
L’évaluation quantitative est le mode par lequel on peut guider les individus, les contraindre à
se contrôler eux-mêmes, les transformer en sujets du calcul constitués de telle sorte qu’ils
poursuivent les objectifs qui leur ont été assignés comme s’il en allait de leur propre désir.
Il faut rappeler que, dès lors que le facteur de compétitivité le plus important est aujourd’hui
le « capital humain », la formation de l’individu, son « développement personnel » dans et hors
de l’entreprise, sa subjectivité au travail comme dans la vie privée, doivent également être
remodelés selon le principe de la concurrence. C’est même d’ailleurs le point sur lequel les
discours néolibéraux insistent le plus, même si la mise en pratique s’avère difficile: fournir à
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l’économie les individus les mieux adaptés à la guerre commerciale généralisée, c’est-à-dire les
plus performants. La formation de ces individus et l’entretien « tout au long de la vie » de leur
capacité à affronter la compétition trouvent un véhicule privilégié dans la mise en concurrence
des travailleurs entre eux. Les vertus d’un management à tendance psychologique et comptable
ont montré en ce domaine leur efficacité, non sans entraîner des ravages humains dont nous
découvrons l’ampleur.
La concurrence appelle l’entreprise comme son corrélat nécessaire, et donc tout un imaginaire
envahissant de l’entreprise et de l’entrepreneur, toute une idéalisation et une généralisation dans
toutes les activités et domaines, y compris le champ universitaire et scientifique de l’imaginaire
entrepreneurial. J’en ai parlé hier.
La construction d’un tel univers codifié et quantifié, ainsi que toutes les relations standardisées
entre les niveaux de la chaîne d’objectivation et d’évaluation, la
« responsabilisation comptable» de chaque salarié (accountability) consiste à mettre en place
un dispositif par lequel l’individu se verra contraint de se surveiller constamment lui-même, de
s’autocontrôler et, mieux encore, de se sentir obligé de dépasser sans cesse les résultats
calculables pour ne pas subir les sanctions liées au manque d’efficacité et pour bénéficier au
contraire des récompenses attribuées à la performance. Il s’agit de soumettre des salariés à un
dispositif managérial qui reconstruit à leur échelle un quasi-marché et fait fonctionner à leur
26
usage une loi de la valeur interne à l’entreprise ou à l’administration qui les emploie. Cette
entrée dans la subjectivité comptable requiert de construire partout des systèmes d’information
et d’incitation qui seront autant de dispositifs analogues à ceux du marché, qui fonctionneront
sur le modèle du marché, et qui forceront ceux qui y seront pris à jouer sur le marché comme
s’ils étaient des entreprises, donc à « gérer » leurs efforts pour maximiser leurs gains.
Pour conclure, quelques mots sur une grande question : Comment expliquer la radicalisation
néolibérale depuis 2008 ? Pourquoi et comment le néolibéralisme est-il sorti plus fort de la
crise de 2008 ? À la différence de la crise de 1929, qui avait conduit à des remises en cause
politiques et doctrinales assez profondes, il ne s’est rien passé de tel depuis 2008. Dans un
article célèbre de juillet 2008 sur la « fin du néolibéralisme », Stiglitz faisait écho au fameux
texte de Keynes sur la « fin du laisser-faire » écrit en 1926. Par ce rapprochement, il donnait à
entendre que le scénario des années 1930 était en train de se répéter. Ce n’est pas ce qui s’est
passé après 2008. Il n’y a pas eu de remise en cause des politiques suivies. Le scénario de 2008
n’a rien à voir avec celui de 1929. Il y a eu renforcement et aggravation des politiques
néolibérales. Le néolibéralisme, tout en étant largement discrédité dans des couches de plus en
plus larges de la population, tout en suscitant des résistances multiformes, s’est même radicalisé
et renforcé avec la crise. La crise de 2008 qui, dans l’esprit de beaucoup, aurait dû inaugurer
une modération postnéolibérale, a permis une radicalisation néolibérale.
En réalité, les oligarchies politiques et économiques ont imposé la solution à la crise ont réussi
à faire rembourser par la grande masse des salariés et des retraités les sommes engagées pour
sauver le système financier de la faillite et relancer l’accumulation du capital. Cette
radicalisation procède de la rationalité du néolibéralisme lui-même. La crise qui est la
conséquence des politiques néolibérales est aussi la cause de cette radicalisation néolibérale.
En un mot, les politiques néolibérales ont fini par créer un réseau de plus en plus cohérent de
contraintes qui se sont cristallisées en forces objectives auxquelles doivent se plier et s’ordonner
les pratiques, qu’il s’agisse d’ailleurs des gouvernés ou des gouvernants, pour autant que ces
derniers gouvernent sous la contrainte de ce qu’ils appellent la « réalité ». Le néolibéralisme
est devenue en quelque sorte « la réalité » ou d’autres diraient le « monde vécu » ou bien encore
« l’environnement » (Umwelt). Ce n’est plus une idéologie, ce n’est plus une action politique
conforme à certains principes, c’est bien sûr toujours cela, mais c’est surtout une « réalité », un
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« monde », un « milieu » dans lequl nous vivons. Cette réalité néolibérale, qu’est-ce que c’est ?
C’est un système de contraintes qui est fait de traités, de règles économiques, de normes de
toutes natures, et qui enclenche une série d’enchaînements logiques d’auto-renforcement. En
un mot, c’est un système extrêmement normalisant et normalisateur.
Pour être plus précis encore, il y a un rapport étroit entre radicalisation du néolibéralisme et
sortie de la démocratie, laquelle sortie de la démocratie est précisément ce qui explique la
radicalisation par un effet de boucle.
On peut dire plus directement que la démocratie libérale est littéralement en train de s’auto-
dissoudre à mesure qu’elle participe à la construction d’un système qui la vide de toute
effectivité.
La logique alternative, la logique du commun n’a pas encore trouvé son expression de masse,
ses cadres institutionnels, sa grammaire politique. Nous n’en sommes encore qu’à l’ébauche
d’une nouvelle configuration alternative. Tout n’est pas perdu, rien n’est fatal mais la
reconstitution des forces d’opposition tarde à venir, en dépit des mouvements sociaux, des
expérimenations politiques, de l’altermondialisme. Et ce retard historique est très inquiétant car
comme la nature, la société a horreur du vide.
Ma conviction est que la gauche (ce qu’on peut encore appeler la gauche) est encore en panne
d’imaginaire. Il faut ouvrir des horizons, oser penser, imaginer une autre société possible. Je
crois que c’est cela l’enjeu de ce chantier mondial qu’on appelle « Commun » et dont je vous
parlerai demain.».
29
Christian Laval
13 avril 2016
Introduction
Nous avons vu hier que le néolibéralisme était un système de normes qui s’était emparé des
activités de travail, des comportements, des esprits même. Ce nouveau système met en œuvre
une concurrence généralisée, il ordonne le rapport à soi et aux autres à la logique du
dépassement de soi et de la performance indéfinie. Cette norme de la concurrence ne naît pas
spontanément en chacun de nous comme un produit naturel du cerveau, elle est l’effet d’une
politique délibérée. C’est avec l’aide très active de l’État que l’accumulation illimitée du capital
commande de façon de plus en plus impérative et rapide la transformation des sociétés, des
rapports sociaux et des subjectivités. C’est ce système de normes qui alimente aujourd’hui la
guerre économique généralisée, qui soutient le pouvoir de la finance de marché, qui engendre
les inégalités croissantes et la vulnérabilité sociale du plus grand nombre, qui accélère la sortie
hors de la démocratie.
Pour le dire très directement, le néolibéralisme n’est plus seul à jouer sur la scène mondiale, il
doit compter avec l’émergence d’une rationalité politique qui le met en question, d’une
rationalité alternative qui se construit aujourd’hui, peut-être difficilement peut-être
tardivement, peut-être chaotiquement, mais qui se construit.
Commun est le nom que nous donnons à cette rationalité, et pour une raison qui n’est pas
arbitraire. Car s’il y a quelque chose de nouveau, il mérite un nouveau nom. C’est parce que
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ce qui s’invente, ce qui se recommence d’une certaine manière, sur les ruines du communisme
d’État, sur les ruines de la “social-démocratie”, a réinvesti le vaste et confus lexique du
“commun”. “Commun” est devenu le signifiant de ce recommencement, « commun » est
devenu le nom d’un régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant sur
un avenir non capitaliste. C’est le nom d’une série d’expérimenations politiques de petite ou de
grande échelle.
Avec un retard assez considérable, c’est précisément au cœur des luttes de masse contre le
néolibéralisme qu’émergent de nouvelles réflexions, de nouveaux concepts, de nouvelles
formes et pratiques politiques autour de questions qui pour survenir dans un moment historique
singulier ne sont pas sans faire écho aux expériences du passé, et même aux expériences d’un
passé très lointain.
Dès les années 1990, apparaissent un peu partout dans le monde de nouveaux groupes militants
et intellectuels qui reprennent le fil de la contestation de l’ordre dominant. L’accent critique est
mis sur « l’appropriation » des ressources naturelles, des espaces publics, des propriétés d’État
par le capital. L’époque est en effet à la prédation généralisée orchestrée par des oligarchies qui
se gavent de la richesse collective, elle est à l’extension des droits de propriété dirigée par les
grands oligopoles sur tout ce qui vient accroître leur champ d’accumulation, sur la
connaissance, la nature et le vivant.
Mon exposé aura trois temps qui ne sont pas sur le même plan. Le premier sera
phénoménologique. Il visera à montrer par quelles voies assez embrouillées, parfois
théoriquement confuses, le thème du « commun » a émergé ces dernières décennies.
Le troisième temps sera plus politique. Il se demandera ce qui aujourd’hui pourrait être un
principe politique du commun efficace et universalisable. Il s’agira en somme de ne pas se
contenter de ce « signifiant-vide » de commun, mais de lui donner un contenu réel.
Une phénoménologie du commun doit partir d’une observation banale. Dans les thématiques
critiques, dans les mouvements de contestation, le commun est partout. Il y a comme une
inflation du commun.
L’émergence récente est d’origine anglo-américaine. Elle parle anglais. Le commun est revenu
sous la forme des « commons ». Le slogan qui condense cette problématique est le mot d’ordre
apparu dans la première grande marche altermondialiste de Seattle en 1999 : « Reclaiming our
commons ».
à l’un des fondements du système qui est précisément la propriété privée telle qu’elle est conçue
dans les sociétés modernes.
Le point important est que le thème du commun surgit par l’opération d’une analogie historique,
très problématique sur le plan des faits il va sans dire, avec l’expropriation des paysans pauvres
en Europe à partir de la fin du Moyen-âge, lors du déploiement des enclosures qui détruisent
les champs ouverts, les terres communales, les pratiques collectives régies par le droit
coutumier.
Toute une série de livres, d’articles et de déclarations depuis plus de dix ans ont ainsi développé
le thème du pillage, de la prédation, du vol des ressources communes, à propos de l’extension
de la propriété intellectuelle par de « nouvelles enclosures » qui concernent des domaines bien
différents (terre, corps humain, semences, savoirs traditionnels, informations, fonds marins,
etc). Les écologistes ont joué un rôle important dans l’émergence de la problématique des
communs, l’appropriation des ressources naturelles étant synonyme de destruction de la nature,
de réchauffement climatique et dépuisement des ressources naturelles. Relayés de façon très
ambiguë par les organisations internationales depuis le Sommet de la Terre à Rio, cela a nourri
un discours sur les biens communs mondiaux. Il convient de noter également qu’une littérature
marxiste d’inspiration luxemburgiste reprend assez largement cette aspect défensif et récatif
des communs comme chez David Harvey (accumulation par dépossession). Le néolibéralisme
est la poursuite l’accélération du mode d’expropriation analysé par Marx dans le Capital ( la
« supposée accumulation primitive »).
Cette positivité du commun comme une sorte de redécouverte parfois un peu naïve qu’il existe
un mode de production qui ne soit ni inféodé au marché ni dépendant de la bureaucratie étatique
a eu un effet d’entraînement et d’explicitation ou d’auto-explicitation sur ce que faisaient ou
avaient fait des praticiens dans plein de domaines de la science, de l’Internet, de l’économie
collaborative, etc. L’idée selon laquelle c’est l’activité et son organisation démocratique qui
déterminait le commun s’est répandue dans les mouvements alternatifs, au point de venir un
socle du mouvement des communs, ce qui les distingue et les oppose aux démarches étatiques
ou supra-étatiques qui voudraient établir des biens communs mondiaux sur des considérations
techniques, juridiques et économiques.
Mais il y a un troisième phénomène qui vient se greffer et qui peut être qualifié
d’expérimentations démocratiques à grande échelle, ces grands mouvements qui cherchent à
lutter contre le néolibéralisme, ou tel ou tel de ses aspects, et qui cherchent en même temps à
réinventer la démocratie, une autre forme de démocratie après la démocratie électorale qui
semble avoir épuisé sa trajectoire et s’être partout abîmée dans la corruption, dans
l’impuissance sociale et dans la soulission aux grandes entreprises dont le pouvoir va croissant
partout y compris dans le champ politique. Réinventer la démocratie, au-delà de la
représentation, par la participation directe à la délibération et à la décision, telle est par exemple
cette recherche pratique que l’on a vu poindre dans le mouvement d’occupation des places.
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Le commun est d’abord ce qui est né la rencontre entre des résistances, des pratiques, des
expérimentations.
Si ce premier thème défensif et résistanciel des communs est très présent dans
l’altermondialisme, dans l’écologie politique des années 90, il est aussi de plus en plus présent
dans une littérature très diverse sur le plan théorique. Ces commons ont fait l’objet d’une intense
réflexion théorique. De nombreux travaux empiriques, pour certains à l’initiative d’Elinor
Ostrom, ont porté sur les formes institutionnelles, les règles de fonctionnement, les instruments
juridiques qui permettent à des collectivités de gérer « en commun » des ressources partagées
en dehors du marché et de l’État, qu’il s’agisse des ressources naturelles ou des « communs de
connaissance ». Ces travaux sur les systèmes d’irrigation, les pâturages, l’usage des forêts, la
gestion des zones de pêche, etc comme ces réflexions ultérieures sur les pratiques coopératives
sur les réseaux, ou sur le climat, ont été un point de départ en même temps qu’une démonstration
que l’on pouvait faire converger théoriquement des pratiques qui à première vue ne paraissaient
pas relever des mêmes univers.
Les recherches empiriques d’Elinor Ostrom (décrites dans Governing the Commons, 1990) ,
comme sa théorie institutionnaliste de l’action collective, montrent que le marché et l’État ne
sont pas les seuls systèmes de production possible, que des formes institutionnelles très diverses
à travers le monde peuvent apporter à leurs membres des ressources durables et en quantités
satisfaisantes, et ceci par la création et le renouvellement institué de règles de gestion
commune.
Les travaux d’Elinor Ostrom sur les « commons » ont eu une grande importance pour plusieurs
raisons : d’abord ils ont donné aux communs une valeur positive, contre le dénigrement dont
ils faisaient l’objet dans la pensée dominante; ils ont servi de référence commune pour toute
une série de mouvements très dispersés et ont engendré une vrai programme de recherche à la
croisée de l’économie et de la science politique. Ils ont permis de mettre en relation les
communs naturels ou traditionnels mais aussi du côté des nouveaux communs de la
connaissance qu’Ostrom et son équipe ont mis en valeur. Elle a permis si je puis dire la
naissance d’un nouveau « sens commun », et d’un renouvellement de la réflexion chez les
économistes, les historiens et les juristes, que l’on peut observer un peu partout, comme le
montre le nombre des publications, des colloques, des séminaires sur ce thème. Ensuite, elle a
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surtout permis de se dégager d’une très ancienne conception selon laquelle le commun tenait à
la nature intrinsèquement commun des biens, par exemple l’air, la mer, la lune, la lumière du
soleil, etc. Elle a montré en réalité que ce n’était pas la nature du bien qui constituait le commun
mais l’organisation de l’activité collective, les règles que se donnait et que respectait une
communauté d’usagers ou de producteurs. Positivité donc du commun comme autant de
pratiques viables, efficaces, durables.
Enfin, ce qui est frappant chez Ostrom, c’est l’insistance sur la dimension institutionnelle du
commun. Ostrom en effet part de cette idée tout à fait fondamentale qu’un commun, c’est-à-
dire pour elle un mode d’exploitation et de gestion de ressources communes suppose des règles
collectives d’auto-gouvernement, est inséparable d’une sorte de constitution du commun dont
elle décrit et analyse un certain nombre de caractéristiques universelles (les huit règles que l’on
peut retrouver dans les gouvernements des communs les plus divers). Ce que les travaux
d’Ostrom montrent, au-delà de ses propres présupposés, c’est que l’important dans le commun
n’est pas la nature commune du bien géré collectivement, mais les caractéristiques de
l’institution. Un commun est d’abord et avant tout affaire d’institution, il est d’abord et avant
tout un espace institutionnel délimité par des règles pratiques élaborées collectivement. Si elle
reprend à son compte le bagage institutionnaliste, au lieu de le faire servir à exposer les effets
productifs des droits de propriété, elle met en valeur les effets prodcutifs des règles de l’usage
collectif.
En un mot, les communs sont des institutions efficaces et rationnelles, qui sont en même temps
un défi à la pensée économique dominante et aux politiques néolibérales en cours. Ces travaux,
par la diffusion qu’ils ont eue aux Etats-Unis et ailleurs, servent aujourd’hui de référence à de
nombreux mouvements dans le monde, ils proposent un modèle d’action et de pensée qui s’est
étendu aux nouveaux communs de l’information et de la connaissance.
Ostrom a fait un grand pas en avant mais n’en reste pas moins liée à la problématique réifiante
des « biens », constitutive du discours économique comme tel, qui parasite et paralyse une
véritable pensée de l’institution du commun. Tout en reconnaissant le rôle historique majeur
des travaux d’Ostrom, il faut en montrer les limites, lesquelles doivent être dépassées par une
théorie non pas des communs mais du commun.
Philosophes, juristes et économistes ont depuis multiplié les travaux constituant ainsi peu à peu
le domaine de plus en plus riche des commons studies.
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Michael Hardt et Antonio Negri, ont donné la première théorie du commun, ce qui a eu au
moins le mérite historique de faire passer la réflexion du plan des expériences concrètes des
commons (au pluriel) à une conception plus abstraite et politiquement plus ambitieuse du
commun (au singulier). Commun est pour eux le concept de la subjectivité révolutionnaire de
notre époque, à partir de leur propre conception, c’est-à-dire dans le cadre du postopéraïsme
qui voit dans la productivité sociale spontanée, captée par la rente financière, une nouvelle
dynamique de l’histoire. En quoi ils se rapprochent plus qu’ils ne croient d’une autre
interprétation néo-heideggerienne du commun comme propre à la condition humaine. Le
Mitsein, l’être-avec, l’essence même du Dasein, serait la préfiguration du Commun. C’est là
une deuxième possibilité d’interprétation philosophique du commun qui a eu un certain
retentissement en philosophie “post-Derrida”, même si cela n’a guère débouché sur des
conséquences pratiques et politiques très importantes.
C’est dans cette conjoncture que Pierre Dardot et moi même avons proposé une autre lecture et
un autre usage, directement politique, du commun.
Mais avant d’en venir à cette proposition d’un commun politique, un regard “archéologique”
sur l’histoire du commun s’impose.
Parler de commun, qu’il s’agisse de communs, de biens communs, de bien commun, c’est
s’inscrire dans la longue histoire. Il y a un mot de Durkheim qu’aimait à citer Bourdieu :
“l’inconscient, c’est l’histoire”. En politique aussi il y a de l’inconscient historique et cet
inconscient on peut le retrouver dans la longue histoire déposée dans les mots, dans les
transformations des concepts. Commun est l’un des termes les plus riches de l’histoire de la
pensée et de la politique en Occident. L’étonnant est le peu d’intérêt qu’il a suscité, même par
ceux qui dans l’histoire des deux derniers siècles se sont réclamés du “communisme”.
Dans l’histoire longue, le commun ne se dit pas en anglais, il se dit plutôt en grec et en latin,
les langues de la philosophie, de la politique, du droit, de la théologie.
Que veut-dire ce mot si universel dans les langues latines, commun ? Communis : le terme
latin est d’emblée politique, il dit la réciprocité propre à l’organisation des pouvoirs dans une
société. Cum-munus veut dire en latin co-obligation. Le terme de commun, de façon très
37
générale, évoque étymologiquement l’obligation envers les autres qu’implique une charge
publique. Le commun, le commune latin, implique toujours une certaine obligation de
réciprocité liée à l’exercice de responsabilités publiques8. Munus désigne ce que l’on
doit accomplir activement : un office, une fonction, une tâche, une œuvre, une charge, et ce que
l’on donne sous forme de présents et de récompenses. Le terme qui désigne la réciprocité,
« mutuum », est d’ailleurs un dérivé de munus. La singularité de munus réside dans le caractère
collectif et souvent politique de la charge ré-munérée . Les termes « communis », « commune »,
« communia », ou « communio », tous formés sur la même articulation de cum et de munus,
veulent donc désigner non seulement ce qui est « mis en commun », mais aussi ceux qui ont
des « charges en commun ». Le terme de « commun » est donc particulièrement apte à désigner
le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même
activité. Il fait en effet entendre le double sens contenu dans munus, à la fois l’obligation et la
participation à une même « tâche » ou une même « activité ».
Mais on ne peut s’arrêter à cette étymologie latine. Il faudrait comme nous l’avons fait dans
notre livre montrer comment le “commun” a été transformé historiquement, comment il s’est
métamorphosé en figures différentes qui n’avaient pas grand chose à voir les unes avec les
autres.
Et surtout, dans nos nations héritières du droit romain, le commun a été interprété comme la
caractéristique d’un certain type de choses. Cette tradition “réificatrice” s’est mêlée aux
8
Émile BENVENISTE, Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1, Minuit, Paris, 1969, p. 96-97.
38
Dans le droit romain, les res communes désignent des choses inappropriables, l’air, l’eau
courante, la mer et les rivages de la mer. Ces choses sont alors considérées comme étant
communes par nature : elles sont inappropriables et réservées pour l’usage de tous. Cette
désignation est avant tout négative. Les choses communes sont soustraites à la sphère de
l’appropriation, qu’elle soit étatique ou privative. Dans la tradition juridique française, par
exemple, la chose commune est un élément de la nature qui est naturellement commun car
personne n’en est le maître ni ne peut en priver quiconque. Une chose commune a Dieu pour
seul vrai maître. Mais toute la création est œuvre de Dieu. Ce qui distingue la chose commune
est que les bénéfices que l’on peut en tirer sont immédiatement communs : par exemple la
lumière du soleil illumine chacun pareillement. Ni leur usage ni leur jouissance ne tombent sous
le registre de la propriété. Jean Domat dans son Traité des lois, à la fin du XVIIe siècle, en a
posé les termes fondamentaux : « Les cieux, les astres, la lumière, l’air et la mer sont des biens
tellement communs à toute la société des hommes, qu'aucun ne peut s'en rendre le maître, ni en
priver les autres ». Le code civil français napoléonien de 1804 en a donné un siècle plus tard
une définition plus succincte à l’article 714 : « Il est des choses qui n'appartiennent à personne
et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir. »9 Dans le
rapport à la chose commune, il n’y a pas d’appropriation possible, ni privée ni publique. La
chose commune est inappropriable. La chose n’est à personne, la jouissance en est commune.
Ce qui ne veut pas dire que la puissance publique ne les réglemente pas pour en protéger la
jouissance commune ou pour en limiter l’usage.
Il faut se souvenir que l’économie politique moderne a hérité d’une très ancienne tradition de
réflexion juridique sur la nature des biens, qu’elle a infléchie dans le sens d’une naturalisation
de l’économie de marché. Il y a des biens naturellement privés, naturellement publics,
naturellement collectifs ou communs. Ce qui caractérise le discours économique c’est, comme
dans la tradition juridique dont elle est issue, une définition naturaliste ou techniciste du
commun qui n’y voit qu’une propriété de certaines choses très spécifiques. Ce qui est commun
vient d’une décision divine, ou d’une caractéristique technique (inappropriabilité naturelle), pas
d’une décision humaine, pas d’une décision politique. Redisons que c’est contre cette
naturalisation que Elinor Ostrom a produit ses recherches en mettant en avant la dimension
d’institution, en soulignant que ce qui importe c’est d’abord la dimension de l’institution, non
9
Cf. La thèse de Marie-Alice Chardeaux, Les choses communes, LGDJ, 2006.
39
les caractéristiques techniques des choses ou des biens. Cette théorie réificatrice est très
actuelle. Elle se retouve dans les analyses et discours des grandes organisations internationales
comme l’ONU (les biens communs mondiaux).
C’est sur ces points que le communisme comme théorie de la propriété collective des moyens
de production a voulu trancher. Je ne ferai pas ici l’histoire du communisme moderne. Nous
avons montré que cette théorie politique moderne du commun avait hérité , quand elle émerge
avant Marx et Engels, de la tradition théologique, faisant du Christ le premier communiste.
C’est évidemment ce contre quoi les auteurs du “communisme scientifique” se sont élevés. Ils
ont fait du “commun” un produit des processus historiques, ils ont historicisé le commun en
l’opposant à la logique de la propriété et de la marchandise. Mais ce faisant, ils ont confié au
soin d’un mouvement de l’histoire l’avènement d’une société communiste, d’une société du
commun. Mais surtout, et contre leur volonté expresse, ce communisme scientifique s’est
trouvé absorbé, enveloppé, récupéré si l’on veut, par ce grand phénomène moderne qu’est
l’essor de l’État bureaucratique, de sorte que ce communisme historique a débouché sur ce
grand échec du communisme d’État. Un communisme d’État qui n’a rien à voir avec
l’inspiration profondément démocratique de la théorie de Marx.
Ce bref récit “archéologique” montre que le commun a une longue histoire, des formes diverses,
des logiques opposées. Mais plutôt que de rejeter cette histoire, il convient de comprendre que
l’émergence récent de la problématique du commun hérite de cette variété des figures du
commun et qu’il vaut mieux connaître le poids de cette histoire si riche et si contrastée. La
question à se poser est donc : l’émergence des communs comme forme critique de l’alternative
au néolibéralisme, dans sa double face défensive et positive, peut-elle donner lieu et à quelles
conditions à un nouveau principe politique que l’on peut opposer à la rationalité néolibérale ?
Dans notre livre Commun, Pierre Dardot et moi-même, nous faisons du commun un principe
politique, un principe de l’activité politique, ce qui nous conduit à ne pas nous satisfaire des
conceptions techniques, juridiques, économiques, anthropologiques existantes, toutes plus ou
moins marquées de cette empreinte réificatrice, naturaliste, historiciste, étatiste, spiritualiste,
essentialiste que j’ai évoquéees plus haut. Le commun ne dépend pas d’une considération
40
Le commun n’est à chercher ni dans la condition humaine, ni dans la nature des biens, ni dans
des lois de histoire. Il n’est pas non plus une création de la spontanéité sociale ou économique.
Le commun est affaire d’agir et d’institution de cette activité commune. Ou pour le dire
autrement, le commun n’est pas un donné, n’est pas une susbtance, n’est pas une chose, il est
l’objet et la forme de l’activité politique telle que nous l’entendons.
Pour nous le commun n’est pas une chose, n’est pas un bien, c’est tout ce qu’une collectivité
décide de mettre en commun et de gouverner comme pratiques et résultats de cette mise en
commun. Le commun est repensé à partir de l’agir commun, c’est-à-dire de l’activité de mise
en commun. Ce qui est mis en commun, ce qu’une collectivité décide de mettre en commun, de
rendre inappropriable par un particulier, de réserver à l’usage collectif, doit être gouverné
démocratiquement. En un mot, le commun politique tel que nous l’entendons de façon
normative, est le principe de l’autogouvernement généralisé à toutes les formes de l’activité en
tant que cette dernière relève de l’agir commun. Commun, pour nous, se dit de l’agir, pas de la
condition, de l’appartenance ou de la chose.
On a vu plus haut que cum-munus veut dire en latin co-obligation. Le terme de commun, de
façon très générale, évoque étymologiquement l’obligation envers les autres qu’implique une
charge publique. On peut l’étendre en considérant que pour les habitants d’une cité « vivre
ensemble » c’est participer à une activité commune, une co-activité qui oblige chacun envers
les autres participants. Nous parlons d’agir commun pour désigner le fait que des hommes
s’engagent ensemble dans une même tâche et produisent, en agissant ainsi, des normes morales
et juridiques qui règlent leur action. Au sens strict, le principe politique du commun s’énoncera
donc en ces termes : « Il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité
ou à une même tâche. » Il exclut par conséquent que l’obligation trouve son fondement dans
une appartenance qui serait donnée indépendamment de l’activité, pa splus que dans une
transcendance ou une origine.
41
Cette conception retrouve, au-delà de l’étymologie latine, ce que donne à penser le grec, langue
politique par excellence, et plus précisément le grec tel qu’il est fixé dans le lexique
aristotélicien. Le commun d’origine latine résonne avec la conception de l’institution du
commun (koinôn) et du « mettre en commun » (koinônein) chez Aristote. Selon la conception
aristotélicienne, ce sont les citoyens qui délibèrent en commun pour déterminer ce qui convient
pour la cité et ce qu’il est juste de faire10. « Vivre ensemble » ce n’est pas, comme dans le cas
du bétail, « paître au même endroit », ce n’est pas non plus tout mettre en commun, c’est
« mettre en commun des paroles et des pensées », c’est produire, par la délibération et la
législation, des mœurs semblables et des règles de vie s’appliquant à tous ceux qui poursuivent
une même fin11. L’institution du commun (koinôn) est l’effet d’une « mise en commun » qui
suppose toujours une réciprocité entre ceux qui prennent part à une activité ou partagent un
mode d’existence.
L’expression « vivre ensemble » (suzên) vient d’Aristote pour qui le commun de la cité, le
koinôn, n’est pas une totalité enveloppante, une communauté que l’on dira plus tard
« statutaire » pour mieux l’opposer à la société « contractuelle » moderne (Maine, Tönnies),
mais ce qui procède de l’activité instituante des citoyens, c’est-à-dire d’un co-agir
continuellement relancé. On doit méditer cette formule de l’Ethique à Eudème : « Vivre
ensemble implique un agir commun (sunergein : littéralement un co-œuvrer). »12
L’auto-gouvernement est la forme politique universelle du commun. Et pour être plus précis
encore et sans jouer sur les mots : le principe du commun commande l’institution de communs
au pluriel dans tous les domaines, c’est-à-dire la création d’institutions sociales, économiques,
culturelles organisées selon le principe de l’auto-gouvernement.
C’est parce que nous décidons de mettre en commun certains résultats et certaines conditions
de l’activité pour en défendre ou en développer les usages collectifs qu’il y a du commun. Le
commun n’est pas ce qui est commun naturellement, mais ce qu’on fait être commun par un
10
ARISTOTE, Les Politiques, Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p. 246.
11
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, IX, 8.3.3, et 11.2, Garnier-Flammarion, Paris, 2004, p. 487 et 494-495. Il est
significatif que la philia comme amitié civique soit conçue par Aristote comme l’effet affectif de la participation
à une même activité et non comme une communauté affective réalisée par une stricte hiérarchie de fonctions,
(comme c’est le cas pour la communauté platonicienne, où l’amitié ne peut que « se diluer », cf. ARISTOTE, Les
Politiques, op. cit., p. 148).
12
Aristote, Ethique à Eudème, GF, p. 265 (traduction modifiée).
42
acte politique, par un acte instituant contre l’appropriation privée. Décision de mise en commun
et gouvernement du commun s’appellent réciproquement. Le droit à développer et à inventer
est celui des usages, non de la propriété. Etablir un droit d’usage contre le droit exclusif de
propriété, voilà l’esprit général d’une politique du commun.
La politique du commun désigne l’ensemble des luttes et de leurs résultats qui permettent de
faire reconnaître la nature commune de l’activité et de l’usage, de régler cette co-opération ou
cette co-production dans le sens de la justice et de l’égalité, d’instituer l’inappropriable du
commun, au sens où ce commun ne doit pas plus tomber sous le contrôle des propriétaires
individuels que sous celui des maîtres de l’État qui s’en croiraient les possesseurs et voudraient
en disposer comme ils le font par exemple des entreprises publiques ou des dispositifs de
retraite.
Les mouvements et les luttes qui se réclament du commun, et que l’on a vu surgir en différents
points du monde en ce début du XXIe siècle, préfigurent à notre sens des institutions nouvelles
par leur tendance à vouloir nouer forme et contenu, moyen et objectif. Que cette recherche de
formes d’auto-gouvernement puisse être difficile et tâtonnante, n’est guère contestable. Mais
l’originalité historique de ces mobilisations contre les transformations néolibérales de
l’université, contre la privatisation de l’eau, contre l’emprise des oligopoles et des États sur
Internet, ou contre l’appropriation par le pouvoir des espaces publics, tient sans doute à
l’exigence pratique qui s’impose aux participants de ces mouvements de ne plus séparer l’idéal
démocratique qu’ils poursuivent, les formes institutionnelles qu’ils se donnent et la destination
collective des productions. Les exemples fourmillent désormais de ce désir : régie de l’eau, des
transports, de l’école et de la santé, de la culture et de la science.
Il y a par bribes, à tâtons des avancées et des expériences qui en inspirent d’autres.
L’expériemnation du budget participatif de Porto Alegre inspire aujourd’hui des expériences
dans des petites villes françaises, mais même à Paris. En Italie de grandes mobilisations ont eu
lieu contre la privatisation de l’eau, et de nombreuses initiatives ont eu lieu dans le domaien de
culture. En Espagne et en Grèce aussi.
Le commun si on le prend comme ce principe normatif qui anime des communs singuliers,
c’est-à-dire des institutions démocratiques qui s’ordonnent à la primauté des usages collectifs ,
est un principe qui peut changer l’imaginaire, rompre avec ce long mouvement de
“privatisation” de l’homme. Mais cet imaginaire ne changera que s’il peut se traduire en
43
institutions concrètes. C’est l’agir commun lui même qui est capable de changer la société par
la création d’ institutions et de normes nouvelles.
il n’y a pas de recettes du futur. Il n’y a pas de mode d’emploi de l’alternative. Mais nous avons
à produire des concepts nouveaux, des idées, des imaginations nouvelles à partir du passé, en
nous servant du passé et en le transformant. « Nous avons à créer notre propre pensée au fur et
à mesure que nous avançons », disait Castoriadis dans un entretien sur Marx. C’est ce que nous
avons voulu faire.
44
Christian Laval
Introduction
Je voudrais d’abord justifier le titre de mon exposé. Nous vivons, quels que soient les reculs,
les échecs, les trahisons, dans une phase de grand affrontement à l’échelle mondiale dont
personne ne peut connaître l’issue. Si l’on voulait dramatiser les choses nous dirions que la
guerre des classes est aujourd’hui relancée à du monde sous une nouvelle forme. C’est aussi
une période de grande incertitude partout. Cette guere sociale à l’échelle du monde, elle se
présente comme un affrontement entre deux raisons, la rationalité néolibérale et la rationalité
du commun. C’est à la fois une opposition de discours, de doctrines et de politiques et un
affrontement entre des forces sociales et économiques aux intérêts opposés. D’un côté les forces
oligarchiques coalisées à l’échelle nationale et mondiale étendent la logique néolibérale, et la
radicalisent en profitant de la crise, devenue un mode de gouvernement.
De l’autre des forces démocratiques et populaires encore assez peu coordonnées au niveau
mondial, mais qui parviennent toutefois de temps à autre à contrecarrer des projets typiquement
néolibéraux, comme par exemple lorsque des étudiants québécois parviennent à empêcher
l’augmentation des droits universitaires ou des électeurs italiens à empêcher la privatisation de
l’eau ou les manifestants brésiliens contre l’augmentation des billets des transports et qui en
exigent la gratuité. Au fond, qu’y a-t-il de commun à l’université, à l’eau ou au transport sinon
que ce sont des conditions inconditionnelles à la vie collective, aux besoins, à l’exercice des
45
droits et de la vie ? Les gens se battent partout pour que ces services échappent à la logique du
capital. soient des communs véritables. Mais il y a aussi et complémentairement des forces
aussi qui se battent sur le terrain des luttes environnementales et entendent faire du climat, de
la nature, des ressource snaturelles des communs à instituer comme tels.
Les combats pour la « démocratie réelle », le « mouvement des places », les nouveaux
« printemps » des peuples, les luttes étudiantes contre l’université capitaliste, les mobilisations
pour le contrôle populaire de la distribution d’eau ne sont pas des événements chaotiques et
aléatoires, des éruptions accidentelles et passagères, des jacqueries dispersées et sans but. Ces
luttes politiques obéissent à la rationalité politique du commun, elles sont des recherches
collectives de formes démocratiques nouvelles.
Rappelons enfin que ces deux logiques et ces forces ne sont pas du tout égales. La dissymétrie
est considérable. D’un côté, nous avons affaire à un vrai système néolibéral et de l’autre à des
mobilisations et à des expérimentations qui ont le plus grand mal à s’installer dans la durée et
à modifier les structures. Il y a bien une logique dominante et une logique dominée, mais rien
n’interdit de penser que face aux mutiples crises, aux colères et aux frustrations qui se
manifestent aujourd’hui, les expérimentations démocratiques ne prendront pas de l’ampleur
inédite et ne se coordonneront pas. Nous en examinerons quelques conditions.
Dans La Nouvelle Raison du monde, nous avons analysé comme une « raison-monde » qui a
pour caractéristique d’étendre et d’imposer la logique du capital à toutes les relations sociales
jusqu’à en faire la forme même de nos vies. C’est une logique de l’illimitation qui tend ainsi à
s’imposer dans tous les domaines.
Par rationalité on entend, à la suite de Foucault, une certaine logique de pouvoir, une certaine
manière de gouverner individus et société. Cette rationalité néolibérale réalise l’extension de
la logique du marché, qui est celle de la concurrence entre entreprises, au-delà de la stricte
sphère du marché. Elle ne consiste pas à tout marchandiser, mais plutôt à généraliser le modèle
46
de l’entreprise à toutes les relations sociales. Cela vaut en premier lieu de l’Etat lui-même qui
a subi ces dernières années des transformations très profondes au point de devenir lui-même un
acteur néolibéral à part entière, un véritable Etat entrepreneurial (corporate State). Nous
n’avons donc pas affaire à un retour du libéralisme du XIXe sc., c’est-à-dire à un Etat minimum
qui se bornerait à garantir la sécurité des propriétaires. Ce libéralisme adepte du « laisser faire »
se préoccupait avant tout de déterminer les limites de l’action gouvernementale. Avec le
néolibéralisme il ne s’agit plus de limiter, mais d’étendre ; ou, plus exactement, de transformer
l’Etat jusque dans son fonctionnement interne de manière à faire de ce dernier le levier de
l’extension de la logique du marché au-delà du marché. Par l’édiction de nouvelles normes
juridiques, par leur co-production avec les grandes entreprises multinationales, il œuvre
activement à construire des dispositifs de pouvoir favorisant la création de situations de
concurrence qui pré-oriente la conduite des individus.
Le dispositif néolibéral a un caractère systémique, ce qui rend toute inflexion des politiques
menées difficile, voire impossible. En réalité, nous n’avons plus affaire à un cadre ouvert dans
lequel pourraient prendre place des « options politiques » différentes, par exemple sociales-
démocrates au sens le plus traditionnel du terme. Nous avons affaire à un système néolibéral
mondial qui ne tolère plus d’écart par rapport à la mise en œuvre d’un programme de
transformation radicale de la société et des individus.
Or, le néolibéralisme s’est posé du fait de ce pouvoir systémique comme seule raison politique,
comme une raison politique unique, qui n’accepte pas à l’intérieur de ce cadre le moindre écart.
Et ceci du fait de logiques systémiques : la loi de fer de la concurrence, la discipline de la
finance imposée par l’endettement des Etats.
La crise alimente la crise dans une spirale sans fin. La radicalisation du néolibéralisme tient
pour une large part à cette logique d’auto-alimentation, ou plus exactement d’auto-aggravation
de la crise. Si les économies capitalistes du « centre » sont devenues à la fois plus instables et
moins dynamiques, cela tient au fait que les inégalités et la précarité croissantes, liées à
l’intensification de la concurrence et à l’accumulation financière improductive, bloquent la
croissance et interdisent toute résorption du chômage de masse.
Pour me résumer : Les politiques néolibérales ont construit un « corset de fer » qui empêchent
d’agir contre le système mis en place. La seule politique autorisée est une politique du système
et pour le système. Rares mais non négligeables ont été les écarts. Les gouvernements de gauche
en Amérique latine font naturellement exception dans le contexte mondial. Reste à savoir si ce
47
qui est en train de se produire est une normalisation, un alignement sur le néolibéralisme
mondialement dominant.
Tragédie de l’anti-commun
Ce que les mouvements de résistance depuis vingt ou trente ans nous ont appris c’est que nous
subissions avec le néolibéralisme la tragédie de l’anti-commun par l’imposition à tous les
niveaux de la réalité, dans toutes les sphères d’une logique de la concurrence comme principe
d’organisation de la société, avec tous ses effets d’isolement, de paupérisation, d’inégalité et de
précarité. A l’échelle du monde où doivent se décider des choses essentielles à la vie humaine,
on constate l’absence d’institution politique mondiale en mesure de donner un cadre de
délibération et de décision collective pourfaire face à l’urgence climatique. Face à la puissance
de la finance mondialisée, face au pouvoir capitaliste concentré, face aux appétits des Etats
nationaux, face aux dictatures, face à la barbarie enfantée par le désespoir et la tentation
archaïque, face à la crise environnementale, il n’y a pas d’institution mondiale qui soit en
mesure de faire du commun, il n’y a pas de « communauté politique mondiale ». La seule
réponse néolibérale et néoconservatrice que l’on ait trouvé en ce début du XXI e siècle, c’est le
marché et la force militaire, plus ou moins déguisée en droit, et l’appel à une autorité de l’Etat
restauré.
la droite néolibérale. Lorsqu’elle fut majoritaire en Europe, à la fin des années 1990 et au début
des années 2000, certains ont pu croire que l’Europe sociale et politique allait enfin prendre le
dessus sur l’« Europe des banques ». . Loin de constituer une contre-force, elle a en effet préféré
faire alliance avec la droite sur ce terrain. Mieux, elle a voulu prouver à quel point elle était
encore plus zélée quand il s’agissait de faire peser le poids de la crise sur la population en
augmentant les impôts, en réduisant les retraites, en gelant les traitements des fonctionnaires,
en s’attaquant au code du travail. La gauche de gouvernement a ainsi cessé d’incarner une force
de justice sociale dont l’objectif était l’égalité civile, politique et économique et dont le ressort
était la lutte des classes. L’extrême droite n’a eu qu’à braconner dans les terres ouvrières en
déshérence pour instrumentaliser la colère sociale d’une fraction de l’électorat populaire et la
diriger contre les immigrés et le « système » supposé les favoriser.
La grande régression
La logique dominante se nourrit des crises et ne cesse de nourrir à son tour des « monstres »13
impitoyables et terrifiants qui entendent asservir la société à des principes ethno-identitaires.
Les succès électoraux des partis d’extrême droite comme le Front national en France, ou le
succès de la campagne de Donald Trump aux Etats-Unis sont autant de conséquences directes
du consensus néolibéral « en haut » et du refus « en bas » de la politique qu’il dicte. Toutes les
formes de nationalisme, de racisme, de protectionnisme se développent dans le monde comme
autant de réactions à l’emprise du système néolibéral. Un nationalisme identitaire exclusif et
excluant qui est avant tout mû par le désir de restaurer une souveraineté perdue, fantasmée sur
13
Cette formule renvoie à la fameuse définition par Gramsci de la crise comme « interrègne » entre le vieux qui
meurt et le neuf qui émerge : «in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati». Cf. Antonio
Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, §34, Gallimard, p. 283.
49
Cette grande régression vers le passé fantasmé est liée à une privation d’avenir.
Et en effet, nous avons perdu l’espérance dans le meilleur. Le néolibéralisme a atteint assez
profondément ce que le philosophe Ernst Bloch appelait le Principe espérance. Cela ne fait
aucun doute. Il ne l’a pas tué, il l’a affaibli. Et c’est pourtant ce principe espérance qui nous fait
vivre, qui nous fait rêver et vivre à la fois.
Tout a été fait dès les années 80 pour discréditer et faire oublier l’espérance dans une société
meilleure. En témoigne le fait que l’idée même de révolution a été refoulée de façon très
délibérée par des auteurs dont la volonté était précisément de discréditer et de condamner
moralement tout désir d’autre société, toute imagination d’un « autre monde ». C’est le fameux
TINA : Il n’y a pas d’alternative. Cela s’est dit en anglais mais aussi en français.
L’opération trouvait évidemment son appui historique dans l’effondrement des régimes
communistes et, plus anciennement, dans tout le travail de mise au jour qui avait été réalisé sur
tous les crimes commis au nom du communisme. L’avènement du néolibéralisme et
l’effondrement du communisme d’Etat se sont conjugués pour interdire toute perspective d’un
autre avenir.
Nous continuons sans doute de vivre cet « interdit de l’avenir » imposé désormais par une sorte
de « sens commun » qui font du capitalisme non point une période transitoire de l’histoire qui
pourrait être un jour surmonté, mais un éternel présent, sans bornes historiques imaginables,
sans limites pensables, que l’on pourrait franchir un jour. Le présent perpétuel du
néolibéralisme est une « fin de l’histoire », formule que l’on peut entendre de différentes
manières. Cette « fin de l’histoire », c’est aussi un « air du temps », une humeur mélancolique,
une certaine forme de dépression ou d’affect triste. Nous serions condamnés au néolibéralisme
éternel, c’est-à-dire à la répétition du même mais en pire. Les attaques répétées contre les
dispositifs de l’État social auxquelles on assiste depuis la fin des années 80 ont fini par faire
50
sens, qu’on les approuve ou les désapprouve , mais un sens « infernal » qui n’est pas sans faire
penser à Dante et à son célèbre vers : « toi qui entre ici, abandonne toute espérance ».
Tout ceci donne son fondement à cette phrase du critique littéraire américain Fredric Jameson
disant qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.
Cette perte d’avenir, cet effondrement de l’espérance, est étroitement lié à la perte du « monde
commun ». Si nous n’avons plus rien à faire ensemble, si nous ne participons pas au même
monde, si nous sommes des étrangers les uns aux autres voire des ennemis, nous n’avons plus
d’avenir commun, nous n’avons plus rien à espérer ensemble.
La pensée doit franchir le mur qui sépare le présent du futur. La pensée doit se conjuguer au
futur, doit se penser elle-même comme franchissement du présent au futur, comme pensée de
ce qui n’est pas encore advenu et peut advenir. Penser le pire bien sûr, désormais imaginable,
mais aussi le souhaitable, le désirable qui est virtuelllement et effectivement possible.
Cette aspiration, nous la voyons à l’oeuvre partout. Nous la voyons dans de multipes recherches
théoriques, dans de multiples expérimentations et mobilisations, sous la forme de concepts
nouveaux ou renouvelés, qui ont pour noms la solidarité, le soin, le don, le convivialisme, le
buen vivir et de plus en plus le commun : on n’a jamais autant parlé de biens communs, au
pluriel ou au singulier, de communs au pluriel ou au singuler. C’est pourquoi, en partant de ces
mouvements et des expressions les plus typiques de ces mouvements, nous avons repris à notre
compte le terme et le concept de commun utilisés par de nombreux mouvements dans le monde.
Dans un contexte mondial qui facilite la circulation des idées, de mots, des concepts, une même
thématique a pris corps, une thématique qui associe refus de la propriété privée exclusive, souci
51
J’ai rappelé hier ce que nous entendions par commun : ce qui est commun, c’est ce que nous
décidons de mettre en commun, ce que nous instituons comme commun. Le commun n’est pas
une sorte de réserves ou vestiges de quelques biens exceptionnels qu’il faudrait conserver en
dehors de l’emprise du marché ou de la propriété des États parce qu’ils auraient des
caractéristiques intrinsèques d’inappropriabilité, parce que ces biens seraient naturellement
communs. C’est parce que nous décidons de mettre en commun les conditions matérielles, les
capacités physiques et intellectuelles, de l’activité collective pour en protéger ou en développer
les usages collectifs qu’il y a du commun. Mais pour que le principe du commun puisse un jour
fonctionner comme principe social, il faut qu’il y ait une révolution. La révolution du commun.
Quelle révolution ?
De quelle manière doit-on envisager la révolution du commun ? Certains la voient déjà en cours
sous la forme d’une révolution technologique qui nous ferait passer à l’après capitalisme. C’est
la thèse du prophète américain Jeremy Rifkin. Il convient de se débarrasser de l’idée selon
laquelle les nouvelles technologies sont porteuses en elles-mêmes de cette révolution du
commun. Ces technologies peuvent en réalité faire l’objet d’usages et d’organisations
parfaitement capitalistes et propriétaires. Les prophéties techno-économiques répètent au fond
la vieille idée marxiste d’une contradiction fondamentale du capitalisme qui conduirait
« infailliblement « au passage à un autre système économique fondé sur les « communs
collaboratifs »14.
Nombreux sont les auteurs qui comme Jeremy Rifkin nous expliquent de façon très déterministe
qu’il y a une tension croissante entre la logique propriétaire et l’extension du gratuit, entre les
droits de propriété et l’essor de l’open. Mais on pourrait très bien se retrouver dans une situation
14
Cf. Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal, Les liens qui libèrent, 2014.
52
très différente de celle imaginée par Rifkin, à savoir une polarisation entre un petit nombre
d’oligopoles propriétaires accumulant des masses de capitaux considérables par l’accaparement
des rentes de situation technologiques autorisées par les brevets et une masse de chômeurs plus
ou moins assistés qui n’auraient aucune possibilité de développer leur propre activité.
Nous devons penser cette révolution du commun beaucoup plus comme une création
institutionnelle que comme un changement technologique, même s’il y a des liens entre les
deux dans la mesure où la technologie peut aider à la mise en commun des ressources et des
efforts. C’est l’agir commun lui même qui est capable de changer la société par la création d’
institutions et de normes nouvelles. Rappelons nous le mot de Deleuze : « l’homme n’a pas
d’instincts, il fait des institutions ». L’homme n’est pas seulement un homo faber, c’est un homo
institutionalis. Remarque qu’il faudrait compliquer en ajoutant que les hommes ne cessent de
se battre entre eux pour les institutions et les normes les plus désirables. La révolution est un
acte collectif d’autonomie et de création comme le soulignait Castoriadis. Non pas un geste
d’anti-normes ou d’anti-institution comme le veulent parfois des gens qui confondent la
révolution et l’insurrection violente contre le pouvoir, qui n’en est qu’une expression
contingente, la révolution c’est la capacité de nous redonner des normes et de refaire des
institutions sur lesquelles nous ayons prise et que nous puvons collectivement habiter et
transformer. La révolution témoigne à l’âge moderne d’une volonté et d’une capacité collective
à l’auto-normativité et à l’auto-institutionnalité.
Les communs sont d’abord et avant tout affaire d’institution, ils sont des espaces institutionnels
soustraits à la propriété pour être réservés à l’usage commun et ils ne peuvent être institués et
gérés que par la mise en œuvre du principe du commun, c’est-à-dire de la démocratie sous sa
15
Michel Lallement, L’âge du faire, Hacking, travail, anarchie, Seuil, 2015, p. 72.
53
forme radicale. L’essentiel est de comprendre qu’un commun n’est pas une « chose » même
quand il est relatif à une chose. Il est le lien vivant entre une chose, un lieu, une réalité naturelle
(un fleuve, une forêt) ou artificielle (un théâtre, une place) et l’activité du collectif qui prend en
charge cette chose, ce lieu ou cette réalité.
C’est sans doute là que se situe la nouveauté du mouvement du commun : il passe par la création
de nouvelles institutions qui créent un espace original alternatif à l’intérieur même du système
capitaliste, il crée pour le dire autrement dès aujourd’hui les bases institutionnelles réelles d’un
nouveau système social possible. Cette question des bases institutionnelles est très importante.
Le problème de la révolution socialiste avait été bien énoncé par Castoriadis. A la différence
de la bourgeoisie qui avait déjà les bases de son pouvoir économique, le prolétariat devait se
donner à lui-même son système de production, expliquait Castoriadis. Tâche qui fut comme on
le sait fût accomplie non par le prolétariat mais par l’État communiste dominant de façon
despotique le prolétariat. Mais les choses sont en train de changer. Le mouvement social au
sens très large du terme est en train de renouer avec l’idée que des institutions fondamentales
d’un autre ordre social peuvent d’ores et déjà être créées en dépit de la pression capitaliste qui
s’exerce sur chacun de nous.
Sans doute cette révolution ne s’opère-t-elle pas en se donnant comme but la prise de pouvoir
d’État ; elle a ceci d’original que la création des bases institutionnelles d’un autre système social
a commencé de façon consciente. Et cette conscience, elle est à la fois globale et radicale. Ce
qui est en train de se produire c’est pour reprendre une formule de Guattari une subjectivité
sociale à l’échelle planétaire, une « subjectivité mondiale »16.
IL faut d’abord remarquer la désynchronisation des régions du monde. Pendant qu’en Amérique
latine un certain nombre de gouvernements parvenaient à desserrer plus ou moins fortement la
contrainte néolibérale, en réaction au « consensus de Washington » et à ses effets désastreux,
l’Europe, elle, subissait un approfondisement des politiques néolibérales. Il semble qu’en
16
François Fourquet, « La subjectivité mondiale.Une intuition de Félix Guattari », Le Portique, Revue de
philosophie et de sciences huamines, 20 | 2007 : Gilles Deleuze et Félix Guattari : Territoires et devenirs.
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Europe et même aux Etats-Unis on puisse observer des frémissements anti)néolibéraux et anti-
oligarchiques.
La question est comment coordonner les luttes ? On voit bien que l’altermondialisme n’a pas
répondu à cette exignec et cela explique son essoufflement. Car si les oligarchies sont parvenues
à se doter des institutions nationales et internationales qui concentrent leur puissance, au plus
loin de l’illusion d’un Empire qui n’aurait ni centre ni hiérarchie, les forces qui s’y opposent
ont le plus grand mal à concevoir et à mettre en œuvre une politique mondiale alternative. La
question stratégique se pose aussi au niveau national. Elle est aussi de savoir comment unifier
et concentrer des forces disparates, alors que les oligarchies sont structurées par mille liens de
sociabilité et des formes d’organisation très puissantes.
La vraie question reste celle de la démocartie. Ni la thèse de Negri ni celles de Laclau ne nous
paraissent satisfaisantes. La première a consisté à parier sur le communisme élémentaire et
spontané de la « multitude » pour constituer celle-ci en sujet politique. Son échec, aujourd’hui
patent, tient d’abord et avant tout à la dilution de la dimension de l’institution : cette dernière
est arbitrairement réduite à une modalité de la « production », c’est-à-dire à un processus
matériel censé englober de façon indifférenciée toutes les dimensions de la vie. La seconde
stratégie, formulée par Ernesto Laclau17, part, à l’inverse, du fait que le « peuple » est non pas
donné, mais construit. Toute la question est de déterminer la nature d’une telle construction.
Pour Laclau, outre l’opération discursive de division de la société en deux camps, le « peuple »
et le « pouvoir », « l’unification symbolique du groupe autour d’une individualité » est
inhérente à la formation d’un peuple18. Cette unification symbolique procèderait plus
précisément d’une identification des individus à un leader qui présenterait des traits communs
avec eux lui permettant d’être à la fois leur « père » et leur « frère »19. On peut s’interroger sur
la possibilité de concilier la condition d’une telle identification au chef avec l’exigence de la
démocratie, laquelle implique au contraire une mise à distance des dirigeants à travers
l’exercice d’un contrôle effectif de la part des citoyens.
17
Ernesto Laclau, La raison populiste, 2008, Seuil.
18
Ibid., p. 123.
19
On aurait ainsi affaire à un meneur « démocratique » et non à un meneur « narcissique », ce qui nous
rapprocherait du concept gramscien d’« hégémonie » (Ibid., p. 77-78).
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mais c’est aussi la question du parti comme support de la coalition à construire qui doit être
posée, sans faux-fuyant et à la lumière de l’expérience passée. Il faut le dire ici sans détour : au
regard de l’exigence d’une démocratie politique radicale, c’est la forme du parti en tant que
telle qui doit être ouvertement remise en cause. En effet, loin de constituer une structure
d’organisation indifférente par elle-même à tout contenu, cette forme définit une institution
spécifique qui n’est pas sans engager une certaine idée de l’activité politique. Ls partis sont
ndissociables de ce contenude l’État-nation tel qu’il est apparu dans la seconde moitié du XIXe
siècle. Ils sont voués à entrer en compétition électorale pour l’exercice du pouvoir et détiennent
le monopole de la désignation des candidats à des postes électifs ou à des fonctions
gouvernementales. C’est en ce sens qu’ils « ne peuvent être considérés comme des organes du
peuple, mais constituent au contraire les instruments très efficaces grâce auxquels on réduit et
contrôle le pouvoir du peuple », c’est-à-dire des rouages d’un « gouvernement oligarchique »
comme le dit Hannah Arendt20. Ils sont en particulier un instrument très efficace de la
professionnalisation de la politique. Il s’ensuit que les partis politiques sont par essence des
instruments de sélection du petit nombre de représentants au détriment de la participation de la
masse des citoyens aux affaires publiques, donc des institutions foncièrement oligarchiques.
En un mot le grand problème posé dans la pratique et dans la théorie d’une réinvention de la
gauche qui passe par un renouvellement des formes politiques instituées.
20
Hannah Arendt, De la révolution, in L’humaine condition, op. cit., p. 573-4.
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On sait que selon A.O.Hirschmann face à une situation d’insatisfaction, il y aurait trois attitudes
possibles : Loyalty, une conformité qui espère que le système s’améliorera et qu’il est inutile
de le changer ; Voice, la protestation et la mobilisation, Exit, la fuite hors de la situation. Mais
il y a une quatrième issue. Cette issue est précisément ce que nous appelons la praxis instituante
qui consiste à créer des formes institutionnelles correspondant à des systèmes de normes qui
incluent l’activité démocratique, c’est-à-dire la possibilité toujours ouverte de transformer
l’institué.
Troisième considération. On ne peut plus séparer les domaines d’activité dans une société (le
politique, le social, l’économique), pas plus qu’on ne peut croire que les solutions à nos
problèmes sont seulement nationaux. Le commun c’est une autre politique et c’est en même
temps le contraire de la politique habituelement conçue. Je fais ici référence à la célèbre
définition de la politique de Paul Valéry qui disait : « la politique est l’art d’empêcher les gens
de se mêler de ce qui les regarde »21. Eh bien le commun, c’est l’art de faire que les gens
puissent justement se mêler de ce qui les regarde dans toutes leurs activités.
21
Paul Valéry, Tel quel II, Idées Gallimard, 1971, p.34