Sei sulla pagina 1di 14

Modern & Contemporary France

ISSN: 0963-9489 (Print) 1469-9869 (Online) Journal homepage: http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20

Repenser la représentation de la violence dans le


théâtre français contemporain

Hélène Jaccomard

To cite this article: Hélène Jaccomard (2016) Repenser la représentation de la violence


dans le théâtre français contemporain, Modern & Contemporary France, 24:4, 427-439, DOI:
10.1080/09639489.2016.1218449

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2016.1218449

Published online: 13 Oct 2016.

Submit your article to this journal

Article views: 43

View related articles

View Crossmark data

Full Terms & Conditions of access and use can be found at


http://www.tandfonline.com/action/journalInformation?journalCode=cmcf20

Download by: [Bibliothèques de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne] Date: 06 June 2017, At: 07:35
Modern & Contemporary France, 2016
VOL. 24, NO. 4, 427–439
http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2016.1218449

Repenser la représentation de la violence dans le théâtre


français contemporain
Hélène Jaccomard
Humanities, University of Western Australia, Crawley, Australia

ABSTRACT
Violence has been a pervasive leitmotiv in French theatre for
several decades. Michel Vinaver’s 11 septembre 2001 and Olivier Py’s
Théâtres both deal with collective violence such as the attacks on
the Twin Towers and the Algerian War of Independence. Ordinary,
non-spectacular violence is the topic of Christine Angot’s La Peur du
lendemain and Yasmina Reza’s Le Dieu du carnage. All four playwrights
seem to support the view that the victims are capable of becoming
the aggressors, and vice versa. Their aesthetics vary, however, ranging
from realistic to non-dramatic theatre as they endeavour to push the
limits of dramatic representation, and, perhaps, generate a cathartic
effect.
RÉSUMÉ
Le leitmotiv de la violence envahit le théâtre français depuis plusieurs
décennies. Michel Vinaver dans 11 septembre 2001 et Olivier Py dans
Théâtres traitent de violences collectives comme l’attaque des tours
de Manhattan ou la Guerre d’indépendance d’Algérie. La violence
quotidienne, non spectaculaire, est le sujet de La Peur du lendemain
de Christine Angot et du Dieu du carnage de Yasmina Reza. Ces quatre
dramaturges semblent souscrire à une vision selon laquelle toutes
les victimes sont capables de devenir des agresseurs, et vice versa.
Leur esthétique, toutefois, varie, et couvre la palette du théâtre
réaliste au théâtre non-dramatique pour repousser les limites de la
représentation et, peut-être, susciter un effet cathartique.

« Prière de déranger »1
La violence au théâtre présente des défis au dramaturge qui n’ont pas été suffisamment
explorés dans le théâtre contemporain français. Le leitmotiv de la violence envahit pourtant
le théâtre depuis plusieurs décennies. Ainsi Jean-Michel Ribes dans Monologues, bilogues,
trilogues (1997) pousse ses personnages à la brutalité et la cruauté ; Papa doit manger de
Marie NDiaye (2003) est une fable d’une extrême cruauté dans un décor de France profonde ;
tandis que Philippe Minyana, dans Inventaires (2009), fait ressortir la violence anxiogène des
medias (Spiess 2009). Cette prolifération n’a pas échappé à la critique. Florence Thérond
(2015) a réuni des chercheurs s’intéressant aux formes et figures de la violence au théâtre
chez des auteurs français (Marie NDiaye ou Chloé Delaume) et européens (Howard Barker ou

CONTACT  Hélène Jaccomard  helene.jaccomard@uwa.edu.au


© 2016 Association for the Study of Modern & Contemporary France
428    H. Jaccomard

Sarah Kane). Il y a une quarantaine d’années, le critique américain Wallace Fowlie affirmait,
exemples à l’appui, que la violence était « the most significant [theme] characterizing modern
French literature » (Fowlie 1969, vii) de ces cent dernières années: cela semble également
être vrai – ou devenu vrai – pour le théâtre.
Ce qui a changé depuis les années 70 et qui n’a pas été suffisamment relevé, c’est combien
l’irruption d’une violence diffuse, globalisée et médiatisée a interpellé certains dramaturges.
Le but de cet article est d’explorer comment quatre pièces récentes, très différentes et
hétérogènes dans leur esthétique, représentent la violence. 11 septembre 2001 ([2001, 2002]
2003) de Michel Vinaver et Théâtres (Py 2011) de Olivier Py reviennent sur des violences
collectives et extraordinaires, l’attaque des tours de Manhattan et la Guerre d’Algérie. Au
contraire, « la violence du quotidien », « violence non spectaculaire » (Thérond 2015, 15),
est le sujet de la pièce autobiographique de Christine Angot, La Peur du lendemain (2001)
et de la comédie Le Dieu du carnage (2008) de Yasmina Reza. Ces dramaturges, malgré leurs
différences, nous incitent à trouver un sens au phénomène de la violence. De fait, thématiser
la violence s’accompagne nécessairement d’une réflexion sur comment la représenter tant
il est vrai que « la violence au théâtre interroge précisément la notion de représentation »
(Féral 2011, 17). Procéder à l’examen de ces deux aspects de la violence au théâtre – en
mettant en parallèle le sens qui lui est donné et les façons de la représenter – requiert de
brièvement passer en revue quelques notions sur la représentation théâtrale de la violence.
Quelle que soit sa dimension, extraordinaire ou non, la violence n’est pas un sujet anodin.
Faire surgir « un réel fondamental, souvent violent […] au sein de la représentation […]
interpelle parfois brutalement le spectateur » (Féral 2011, 10). Cette tendance s’affirme à
notre époque, comme le remarque Hélène Beauchamp dans La violence du quotidien. Formes
et figures de la violence au théâtre et au cinéma (2015): « La violence scénique et verbale est
en effet presque devenue un topos, tant sa présence est grande chez nombre d’auteurs
et metteurs en scène contemporains en Europe. Dirigée souvent vers le spectateur, elle le
confronte à diverses situations de malaise […]. » (Beauchamp 2015, 230). À la différence
d’autres genres littéraires et d’autres media, le texte théâtral a la particularité d’exister pour
être joué, chose que révèle l’étymologie même du mot: le theatron, explique Alain Viala,
c’est « l’endroit où l’on voit » (Viala 2010, 18). Joué, le texte est magnifié par l’interprétation
d’acteurs placés devant un public en chair et en os, au lieu d’être lu en silence par des
individus laissant libre cours à leur imagination. Expérience immédiate et fédératrice, le
spectacle est censé provoquer la catharsis aristotélicienne bien connue, où s’expriment la
pitié envers des héros frappés par le destin et la crainte des spectateurs de subir le même
sort (18). Des analyses contemporaines sur la catharsis suggèrent qu’il est peut-être plus
juste de parler d’« effet cathartique » de l’ensemble d’un spectacle plutôt que de catharsis
limitée à l’identification avec les personnages (Mattos-Avril et Vives 2015). C’est aussi le
sentiment de Denis Guénoun, critique de théâtre et metteur en scène de renom. Suite à
l’analyse d’une centaine de pièces contemporaines, Guénoun conclut que l’identification
repose, paradoxalement, sur la conscience que le personnage sur scène n’est justement
pas le spectateur qui le regarde(Guénoun 1997, 86). Par ailleurs, cette identification n’est
pas concevable avec des pièces non-réalistes, voire postdramatiques, selon le néologisme
de Hans-Ties Lehmann (2006), lesquelles peuvent aller jusqu’à se passer de personnages,
d’actions, voire de répliques. Les pièces postdramatiques, comme Time Rocker (1996) de
Robert Wilson ou Dead Glass (1975) de Tadeusz Kantor, reposent sur les distorsions et
paradoxes du réel, la non-hiérarchie de ses diverses composantes, la simultanéité et la
Modern & Contemporary France   429

pléthore de signes, ainsi que la physicalité (Lehmann 2006, 86sq). Il est indéniable que les
effets de ce genre de théâtre sur les spectateurs sont plus puissants encore que dans le
théâtre dit dramatique: dans ce dernier, « physical suffering and pain are imitated […] so that
painful empathy with the played pain arises in the spectator [whilst postdramatic theatre]
moves to pain experienced in representation  » (Lehmann 2006, 166). L’effet cathartique
expliquerait donc que, comme l’avait avancé Aristote, même les pièces non-dramatiques
peuvent entraîner une sorte de « purification des passions ».2 11 septembre 2001, Théâtres et
La Peur du lendemain sont de facture quasi-expérimentale, des pièces qu’on peut qualifier
de « difficiles » (Lehmann 2006, 19), mais pas aussi radicales que le théâtre postdramatique.
Ainsi les deux drames de Vinaver et Py expérimentent avec les limites de la représentation
de la violence dans le but de provoquer un fort effet cathartique. Au contraire, le quatrième
texte, Le Dieu du carnage de Yasmina Reza se rapproche du théâtre dit bourgeois de par son
intrigue et ses personnages, c’est-à-dire un théâtre dramatique mais qui se sert de l’humour
pour aller loin dans la mise en scène de la violence tout en maintenant une distance avec
le spectateur.
Car mettre en scène, représenter au théâtre, a en effet un double sens: montrer et parler
sur scène, mettre en spectacle, certes, mais aussi questionner la mimesis. Pour leur part,
nombre de dramaturges s’efforcent de dépasser la « crise de la représentation » que subit
la littérature, notamment au moyen du symbolisme d’un Artaud et de la distanciation d’un
Brecht (Brillant-Annequin et Pasquier 1999, 149). Cette crise affecte toutes les composantes
du théâtre et implique de repenser l’intrigue, les personnages et la parole théâtrale. Faut-il
se contenter d’allusions, de descriptions (violence verbale) ou commettre des actes violents
(violence physique) devant voire sur le public  ? Doit-on juste déléguer «  à des récits de
Théramène ce que ni le personnage ni le spectateur ne veulent voir », s’interroge Fix (2010,
17) ? En d’autres termes, quels rapports « entre représentation de la violence et violence
de la représentation » (Molénat 2011, 93) ces dramaturges instaurent-ils ? Michel Vinaver,
Olivier Py, Christine Angot et Yasmina Reza, que nous analyserons tour à tour, sont tous des
dramaturges influents, beaucoup lus et joués. Malgré leur différences, on retrouve dans cet
échantillon du théâtre contemporain l’influence de certains dramaturges de l’après-guerre
tels que Ionesco avec La Leçon (1954) ou encore Albert Camus et Les Justes (1949), qui sous
une esthétique toujours classique traitèrent de violence révolutionnaire. Leur influence a
été majeure, mais les auteurs dont nous parlons ont ressenti la nécessité de s’attaquer aussi
à l’esthétique théâtrale.
Dramaturge à la tête d’une œuvre forte d’une vingtaine de pièces, Vinaver a souvent
exprimé son « objection tenace à tout processus de pensée unifiante » sur le monde ou sur le
théâtre (Vinaver 1982, 127). Chaque pièce est une nouvelle expérimentation autour de thèmes
privilégiés, comme l’impact de la guerre, les collectivités en rébellion, la déstabilisation du
quotidien, ou encore l’abominable. 11 septembre 2001 prend comme sujet un événement
qui a marqué une rupture violente dans l’histoire. La pièce a été lue ou jouée un grand
nombre de fois, souvent par des troupes amateurs ou estudiantines, heureuses de relever
le défi d’une de ces œuvres de Vinaver « impossibles, irreprésentables, textes-limites » (cité
Vinaver 2003, 11).
Rédigé à chaud, d’abord en anglais (américain), puis réécrit et adapté par l’auteur en
français, 11 septembre 2001 ne contient ni didascalie, ni liste de personnages. C’est un
« libretto », bilingue, version originale en anglais à gauche, version française à droite, court
et dense, composé de dialogues, de monologues et de chansons. Vu les parties chorales
430    H. Jaccomard

et les nombreuses voix qui s’enchevêtrent, la pièce serait, d’après l’auteur lui-même, un
oratorio (Vinaver 2003, 133). Elle inclut, comme l’oratorio l’y autorise, un personnage (ici, un
journaliste) jouant le rôle du récitatif. Au milieu du récitatif et des chansons du chœur, Vinaver
rapporte de vraies paroles prononcées par des gens ordinaires et des officiels pendant ou
dans les jours qui ont suivi la tragédie. Le dramaturge dit qu’il a entendu ces répliques et
qu’il les a retranscrites, quelque peu retravaillées (Pavis 2011, 225).
Une voix masculine non identifiée […]
Nous avons / la mainmise sur quelques avions / silence restez tranquilles / Et rien ne vous arrivera
/ Nous retournons à l’aéroport (Vinaver 2003, 135)
Voix de femme
Je m’appelle Katherine Ilachinski j’ai soixante-dix ans je suis architecte / Mon bureau est / Je
devrais dire était / au quatre-vingt-onzième étage du 2 World Trade Centre / C’est la tour sud /
c’était […] (Vinaver 2003, 151)
Vinaver montre que la banalité des paroles dites dans des moments de grands drames
magnifie la multiplicité de leur niveau de sens. Contrairement au théâtre de la cruauté
théorisé et pratiqué par Antonin Artaud (1964; Vork 2013, 307), les mots ont toujours un
sens chez Vinaver, et ici ce sens ressort de la juxtaposition de plusieurs acteurs et de plusieurs
niveaux de discours et de récits. Par leur pathétique, ces récits entraînent une identification
avec les victimes.
Dorene
Lorsqu’une partie du plafond avec les tubes de néon et les fils enchevêtrés s’est retrouvé par
terre on va s’en tirer qu’on s’est dit on a pris nos sacs […] au soixante-dix-huitième étage j’ai vu
une femme dont les cheveux et les vêtements étaient en feu
John Paul
À côté de moi se tenait Harry Ramos il était huit heures quarante-huit quand notre bâtiment
s’est penché (Vinaver 2003, 159)
D’autres paroles, juxtaposées de façon incongrues, suscitent plutôt la terreur:
Journaliste
Dans l’incertitude sur ce qu’il y avait de mieux à faire / Certains partirent d’autres restèrent […]
Les décisions prises à cet instant se sont révélées capitales […]
Feuillet d’instructions aux terroristes
La dernière nuit / rappelle-toi qu’au cours de cette nuit / Tu auras à faire face à plusieurs épreuves
(Vinaver 2003, 153)
Plus inquiétantes encore sont les cinq dernières pages de 11 septembre 2001. Vinaver y
entrelace les discours de Georges W. Bush et d’Oussama Ben Laden. Les deux hommes y
apparaissent identiques, tout aussi déconnectés de la réalité des victimes, tout aussi violents
dans leur façon d’endosser leur rôle de chefs d’une guerre sainte.
Ben Laden:  Ces événements ont divisé le monde
Bush:  Nous ne nous lasserons pas
Ben Laden:  En deux camps
Bush:  Nous ne défaillirons pas
Ben Laden:  Le camp des croyants
Bush:  Et nous n’échouerons pas
Ben Laden:  Et le camp des mécréants
Modern & Contemporary France   431

Bush:  La paix et la liberté l’emporteront


Ben Laden:  Que Dieu nous protège
Bush:  Que Dieu nous bénisse (Vinaver 2003, 177–179)
Comme le moment de l’impact n’est pas représenté, et que les paroles des deux chefs sont
dites après la tragédie, la violence n’est pas que dans l’attentat, mais dans les violences à
venir annoncées par leurs déclarations. L’effet de ces répliques est accentué par les fréquentes
interventions du chœur qui coupent la parole des deux hommes, de sorte que les déclarations
officielles perdent leur logique grammaticale, voire leur logique tout court, alors qu’elles
avaient pour fonction de fixer le sens du drame et d’établir le bon droit des Américains et
celui d’Al-Qaïda. La raison qui transforme les victimes de l’attentat en futurs agresseurs s’en
trouve brouillée. Vinaver a mis sur le même plan, et ce, quelques mois seulement après la
catastrophe, les voix de gens voués à la mort et celles des terroristes, celles des survivants et
celles des morts, celles des gens ordinaires et celles des représentants officiels. 11 septembre
2001 ressemble au bruitage de l’événement historique, une «  polyphonie ou système
d’écho », selon le mot de Patrice Pavis (2011, 217), où s’expriment les victimes et les auteurs
de la violence, dont les rôles sont sur le point de s’inverser.
Sans sombrer dans le pathétique et sans inventer de texte, l’utilisation de paroles
réellement prononcées permet à 11 septembre 2011 d’être « un révélateur du réel » (Vinaver
1982, 66), ce qui est le rôle du théâtre selon le dramaturge. Ce réel, c’est à la fois sa rationalité
et son irrationalité, sa « rationalité délirante », pour reprendre l’oxymore de Jacques Sémelin,
spécialiste des écrits sur les massacres (2002). Vinaver suggère que l’irrationalité du 11
septembre est dans l’acte terroriste ainsi que dans sa récupération par des chefs de guerre
tous deux sûrs de pouvoir justifier la violence. Vinaver réécrit le drame du 11 septembre
comme un drame religieux, mais aussi humain et économique, dont la causalité échappe à
la raison et a le potentiel d’entretenir le cycle de violence. Il montre que ce qui compte avant
tout, c’est le lendemain du drame.
Dans son refus de représenter la violence et de décrire la destruction et la mort sur scène,
Michel Vinaver se situe à l’opposé d’Olivier Py, autre grand auteur contemporain et son
cadet de 30 ans. L’œuvre de Py compte plus de vingt-quatre pièces qu’il a lui-même mises
en scène. Il est également acteur de télévision, de cinéma et de théâtre, et, depuis 2013,
directeur du Festival d’Avignon. Vinaver et Py s’intéressent tous deux aux contrecoups de la
violence collective mais Py adopte une facture nettement plus symbolique et prophétique.
La différence et la complémentarité de ces deux grands dramaturges résident dans le fait que
Py, au contraire de Vinaver, explore ce qu’il est possible de représenter sur scène. Transgressif,
il n’hésite pas à représenter la violence avec violence.
Théâtres – titre hautement significatif – ne s’inscrit pas dans le réalisme. Les personnages
n’ont ni mobiles ni réactions logiques. De fait, l’acteur principal de Théâtres, appelé Moi-
même, a conscience d’être au théâtre et de pouvoir parler librement pour explorer ce qu’il
nomme le « simulacre ». C’est l’occasion pour lui de donner libre cours à son imagination, en
vertu de la théorie de Py exprimée dans une de ses dernières pièces, Orlando ou l’impatience
(2014), selon laquelle la scène est le lieu qui relie le monde intérieur et le monde extérieur:
un peu comme les berges immergées ou dévoilées selon l’heure de la marée […] entre le désir
et la mort, entre le rêve et la réalité. […] [Le théâtre] est le seul à pouvoir greffer la réalité
rugueuse du monde sur la fragilité du rêve, à pouvoir rouvrir le royaume enchanté avec une
clef matérielle […]. Le théâtre est une intériorité faite chambre ou une chambre changée en
intériorité. (Py 2014, 14–15)
432    H. Jaccomard

Théâtres est onirique et Moi-même imagine qu’il a reçu un coup de poignard. La pièce
débute sur la description de sa plaie et n’épargne nul détail sanglant. Ce motif récurrent,
voire obsessionnel, place la douleur physique sous les yeux du public pendant toute la pièce,
garantissant un puissant effet cathartique d’horreur sur le public. Roland Barthes dont on
oublie souvent qu’il fut un chroniqueur influent, parlait de « théâtre du malaise » lorsque
« les cris, les gestes, les bruits et les actes [finissent par] produire sur la scène un carnage
général » (Barthes 2002, 298). Cela s’applique particulièrement bien à Théâtres, pièce dans
laquelle le malaise est accru par la mention, là encore très directe, d’événements violents.
Christian Biet (2006) nous rappelle qu’aux seizième et dix-septième siècles, on n’hésitait pas à
faire gicler le sang devant le public. Nos sensibilités modernes préfèrent une représentation
moins graphique, plus feutrée, chose remise en question par le théâtre postdramatique.
Théâtres transgresse cette attente. À la différence d’une pièce purement postdramatique qui
n’imite pas la douleur, mais l’inflige (Lehmann 2006, 166), Théâtres insiste sur l’artificialité du
proscenium: la plaie est jouée, donc non douloureuse. Même chose pour des « tortures » que
Moi-même s’infligeait plus jeune « parce qu’il n’y a pas de place plus haute et plus enviable
que celle du supplicié » (Py 2011, 170). À bien y réfléchir, elles « ne sont que simulacres »
(Py 2011, 171). Cette plaie de théâtre et ces tortures simulées permettent donc à la fois
de montrer et de supprimer la violence, de la rendre hybride, réelle et non-réelle puisque
limitée à l’univers du simulacre. Voilà comment Py résout l’opposition entre violence de la
représentation et représentation de la violence.
Même statut incertain pour les causes de ces violences physiques. Mon Bourreau, qui
a poignardé Moi-même, énumère tant de motifs pour cette agression qu’on doute de ses
vrais mobiles:
Tu m’as insulté. Tu n’as pas voulu chanter avec nous les chants de notre clan, tu as médit de
mon père, tu as ridiculisé ta race en t’habillant en femme, tu es ce que je vomis, ce que je veux
anéantir (Py 2011, 168)
La situation d’agression imaginaire, le coup de poignard infligé par Mon Bourreau,
est emblématique d’autres agressions que Moi-même passe en revue: une famille
dysfonctionnelle et sadique, ainsi que les violences de guerre lointaines ou d’injustices
économiques.
La violence du père semble relever d’une cause historique, la Guerre d’indépendance
d’Algérie. Pied-noir, Mon Père a dû quitter l’oliveraie familiale, où il abandonne sa femme et
son enfant, pour s’exiler en France. Il raconte qu’il aurait bien aimé rallier l’Organisation de
l’armée secrète, après que son propre frère, membre du Front de libération nationale, eut
été tué, vraisemblablement par les Français, ironie dramatique de l’histoire qui place deux
frères dans des camps ennemis. Cette « guerre sans nom » fait dire à Moi-même: « j’étais
né du sang de quelques martyrs dans le caniveau de la décolonisation » (Py 2011, 177) et,
plus tard, le rapatriement des pieds-noirs fait de son fils « l’enfant de la triste métropole »
(Py 2011, 174). Toutefois la piste de l’interprétation identitaire comme cause immédiate des
violences semble insuffisante.
Py concentre sur Moi-même d’autres violences qui semblent à elles seules suffisantes pour
rendre compte du masochisme du personnage. On apprend que Sa Mère a, en effet, a abusé
de Moi-même. Mais pas plus que la Guerre d’Algérie, l’explication par l’abus pédophile et
incestueux ne semble épuiser totalement les causes de la violence. Ainsi, dans un discours
grandiloquent, souvent extravagant, Moi-même mêle érotisme et désir d’être frappé,
comme si la violence contre soi permettait d’atteindre une forme de spiritualité: telle est
Modern & Contemporary France   433

la théorie de David Edney (2005), traducteur anglais de Py, théorie que corrige Ophélie
Landrin, avec justesse, puisque, selon elle, comme dans le « théâtre de la catastrophe »,
selon l’expression du dramaturge britannique Howard Barker (1997), cette spiritualité est
baignée d’« érotisme morbide » (Landrin 2015, 156). Contrairement à Barker, connu pour
écrire des scènes d’une crudité choquante, Py refuse de représenter sur scène davantage
qu’une blessure ensanglantée, et encore celle-ci est mi-réelle, mi-rêvée, c’est-à-dire un
simulacre. De plus, contrairement au théâtre de la catastrophe, il y a une tentative de sortir
du morbide dans cette pièce. Moi-même s’efforce de racheter les crimes de ses parents. Sa
seule voie d’expiation est de s’infliger des sévices, plutôt que de blesser les autres et, ainsi,
de s’assurer qu’il n’est pas du côté des bourreaux.
La chose n’est pas aisée. Car ce trio originaire construit sur la douleur et le sadomasochisme
reflète les abjections du siècle  dont Moi-même dresse une liste, incomplète, à plusieurs
reprises, mentionnant la guerre de 14, l’Holocauste, l’ONU laissant les femmes de Srebrenica
se faire massacrer lors de la guerre de Yougoslavie,3 l’exploitation des enfants du tiers-monde,
« les [Occidentaux] crucifiés du progrès » (Py 2011, 167), les « sacrifiés des manipulations
financières » (Py 2011, 189). Le Bourreau devient l’emblème de toutes ces violences aveugles:
Tu es l’ennemi [dit Moi-Même à Mon Bourreau], l’abjecte puissance, l’Occident défiguré et chaque
fois que tu me donnes un coup de pied dans le ventre, je deviens enfin, enfin, l’enfant aux mains
usées des usines de Taïwan. (Py 2011, 167)
La plaie est le signal de la solidarité avec les victimes de toutes les violences: « car en saignant
[cette blessure] vous dit que je n’ai pas renoncé et que je suis bien le frère de mes frères
disparus » (Py 2011, 163), « J’étais le chien noir et j’étais la famille communiste humiliée, et
j’étais les Arabes torturés » (Py 2011, 177).
Ces dénonciations reviennent à faire de cette pièce qui revendique le simulacre théâtral
comme un puissant aphrodisiaque, un «  théâtre de la culpabilité, théâtre de l’héritage
douloureux et théâtre de vengeance  » (Py 2011, 193–194), selon les paroles du Bouc,
personnage phantasmatique et prophétique qui donne la réplique à Moi-même dans
Théâtres. Pour dépasser ce type de drame, il faudrait trouver un sens à la violence et à
l’expiation, mais justement, le sacrifice même est frappé de non-sens et n’aboutit pas à la
rédemption: « Celui qui montait au sommet de la pyramide se savait l’offrande d’un dieu,
mais vous, vous êtes sacrifiés au Baal le plus effroyable, l’homme moderne. » explique le
Bouc (Py 2011, 189). De toutes les violences que Moi-même énumère, la perte de sens est
la plus grave, la plus fondamentale, la plus irreprésentable. Et c’est un des messages forts de
cette pièce qui par son symbolisme extrême conclut que la violence est, comme le suggérait
Florence Fix, inintelligible et insensée (2010, 22).
À l’instar de Vinaver refusant d’être juge, et avec des moyens dramatiques fort différents,
Olivier Py empêche toute identification, rendant difficile toute empathie. Au lieu de cela,
la pièce provoque un effet cathartique qui n’est pas sans rappeler l’étrange «  violence
compassionnelle » qu’Hélène Beauchamp détecte chez Sarah Kane et Angelica Liddell:
le théâtre [devient] une expérience viscérale et existentielle destinée à conjurer l’indifférence.
[…] l’action sur le spectateur par des moyens intellectuels est frappée d’inanité. […] On vient
au théâtre pour « souffrir avec », pour expérimenter une douleur qui devient salvatrice, de façon
souvent dérangeante. (Beauchamp 2015, 238)
Porte-parole des victimes, Théâtres provoque et dérange en racontant un grand nombre
de formes de violences, telles que coups, massacres, oppression, barbarie. Ces violences
434    H. Jaccomard

extraordinaires envahissent l’intimité et convergent sur une famille plus archétypale que
réaliste.
L’univers de Christine Angot est un univers purement familial. On trouve curieusement
quelques parallèles entre La Peur du lendemain4 et Théâtres comme le traumatisme de
l’inceste et la chasse en guise de métaphore d’une violence où les rôles peuvent si aisément
s’inverser. Mais les parallèles s’arrêtent là: dans La Peur du lendemain, tout est parlé, rien n’est
représenté, tout reste cérébral. La pièce consiste en un monologue d’une heure trente par
une narratrice qui est clairement l’auteure, comme dans tous ses autres livres considérés
comme des autofictions. Avec cette pièce autobiographique, Angot se situe dans la filiation
Des journées entières dans les arbres (1968) et Eden-Cinéma (1977), de Marguerite Duras,
également des drames familiaux baignés de violence. Comme toute autofiction, la narratrice
autobiographique de La Peur du lendemain est à la fois l’auteure de chair et un être de papier.
Il est tentant de prendre les commentaires de la narratrice comme autant de références à
l’auteure, mais l’intérêt critique est ailleurs, c’est-à-dire dans l’effort de la dramaturge pour
déchiffrer la complexité de ses rapports avec autrui, rapports déséquilibrés par l’inceste
commis sur elle-même par son père.
La narratrice de La Peur du lendemain part du principe qu’en tant que victime de l’inceste,
elle connaît bien le « fonctionnement de la violence » (Angot 2001, 11). Elle est « dans » la
violence, pétrie par elle. Cette violence, cette peur l’empêchent de comprendre le monde,
l’amour, le désir. Pourtant, dans ce texte, elle fait remonter sa peur à une époque précédant
l’inceste. La pièce déplace le sujet jusque-là au centre de son œuvre, les abus sexuels, vers
un événement plus primordial encore, qu’elle tente de retrouver par d’immenses efforts de
raisonnement, sans succès. Bien qu’elle ne parle pas de Christine Angot, Florence Fix (2010,
21) a une intuition qui éclaire le principe constitutif de La Peur du lendemain: « La littérature
de la violence est une littérature de l’épuisement: elle se donne à lire par des figures de
ressassement (répétition […]), de l’essoufflement […] et enfin de l’effacement […] du fait
du manque de causalité ».
Angot veut comprendre pourquoi elle a le sentiment d’être une proie que les chasseurs
vont tuer ou empoisonner: « Tu es un petit lapin, il y a des chasseurs et des lapins tu es un petit
lapin » (Angot 2001, 31). Elle pense un moment avoir identifié dans une scène de déjeuner
familial un début de réponse: elle a subi l’opprobre de ne pas avoir commandé les même plats
que les autres, signe de sa différence (Angot 2001, 18). Mais l’investigation se poursuit, revient
et repart, pour finalement rejeter cette scène primitive trop triviale. En cours de monologue,
la narratrice prend conscience du lien mortifère entre l’amour et la violence chez elle. Cela
signifie-t-il que la violence est une forme d’amour ? Le « fonctionnement de la violence »
semble être dû à la vulnérabilité de celui qui se laisse aimer et désirer, mais n’est pas capable
de rendre l’amour et le désir. Elle finit par se poser la question de sa propre violence, elle dont
l’écriture est qualifiée de violente. À ses yeux, pourtant, il s’agit d’une « stratégie d’attaque
défensive » (Angot 2001, 33) et non de sauvagerie gratuite. La réponse à son questionnement
sur le « fonctionnement de la violence », est que l’écriture est son système de défense contre
ceux qui l’aiment et sont susceptibles de la blesser.
Cet échafaudage faussement rationnel se comprend mieux si l’on met en regard la notion
d’attaque défensive et le suicide du père de la narratrice. Ce suicide est raconté par Frédéric,
son frère, sur un mode allusif et hypothétique. Il est donc impossible au spectateur de savoir
si le suicide et l’annonce du suicide sont véridiques ou inventés. On peut toutefois faire un
rapprochement entre écriture et suicide. Du fait que l’écriture participe au fonctionnement
Modern & Contemporary France   435

de la violence, le récit de l’inceste qu’Angot a fait dans des livres précédents aura conduit
son père à se supprimer. Si les cercles concentriques du raisonnement brassent du vide, c’est
par peur du lendemain de l’écriture de cette vérité. Écrire la vérité est une chose: vivre avec
l’idée que son écriture a peut-être causé la mort de son père en est une autre. Chez Vinaver,
le lendemain du drame était le moment le plus douloureux à affronter ; Angot, elle, tente
d’esquiver cette confrontation avec le lendemain.
Le régime d’incertitude d’Angot a été analysé dès 2004 par Gill Rye (2004, 2010), mais il
s’agissait, comme dans presque toutes les études sur cette auteure, de comprendre le pacte
d’écriture, autobiographique, autofictif ou fictif, avec le traumatisme comme mécanisme
explicatif. La Peur du lendemain déplace l’incertitude: le sujet-Angot (titre d’un des livres de
Christine Angot, 1998) est-il l’auteur ou la victime de la violence ? Sans jamais représenter
la violence ni même la décrire, la stratégie d’écriture d’Angot sert à brouiller cette question
fondamentale. Angot veut dépasser la posture victimaire, tout en empêchant le spectateur
de se faire une opinion sur cette distinction. C’est cette incertitude même, ce manque de
précisions sur les sources et les raisons de la violence, qui font de la violence le principe
explicatif de l’identité de l’écrivain.
Angot n’est pas la seule dramaturge à brouiller la distinction entre victime et
bourreau puisque Vinaver semble construire l’effet cathartique de sa pièce sur la conception
que, sous certaines conditions, les victimes sont susceptibles de devenir des assassins. Ce
renversement est aussi la prémisse de la dernière pièce analysée ici, Le Dieu du carnage. Sous
ses dehors de comédie, il ne s’agit plus de l’incessante torture du ressassement intérieur d’un
personnage en recherche. La violence dans l’univers du Dieu du carnage est extériorisée et
envahissante. Le genre réaliste de cette pièce, proche de la comédie de boulevard, rend
l’irruption de la violence d’autant plus traumatisante et scandaleuse qu’elle surgit dans un
salon, érigé justement pour protéger contre les agressions du monde extérieur.
Son début est assez anodin: deux garçons se sont battus dans un parc et leurs pères
et mères se retrouvent chez les parents de la « victime », Bruno Houllié, qui a deux dents
cassées, pour signer le constat d’assurance et décider des mesures à infliger au coupable,
Ferdinand Reille. Cette bonne intention dérape en quelques instants. Les quatre personnages
laissent rapidement libre cours à leurs pulsions primitives et se livrent à des actes violents,
destruction d’objets et échanges de coups, dans cet élégant appartement décoré de tulipes
et de livres d’art.
Le début des hostilités, le premier acte « violent » de la pièce est tout en finesse. Alain Reille,
père de l’agresseur et avocat international, exige de changer le mot « armé » d’un bâton,
en « muni » d’un bâton dans le constat d’assurance. Par cet antanaclase, procédé judiciaire
consistant à retourner les paroles de l’adversaire contre lui, Alain entame une entreprise de
démolition brouillant la distinction entre victime et bourreau, pour contrer l’affirmation de
la mère de Bruno, Véronique, qu’il ne faut pas confondre victimes et bourreaux (Reza 2008,
116). De corrections en mises au point, l’épouse d’Alain, Annette, finit par énoncer: « À mon
avis, il y a des torts des deux côtés. Voilà. Des torts des deux côtés » (Reza 2008, 115). Son fils,
qui a donné un coup de bâton à son camarade, aurait réagi à une insulte: « balance ». « Une
insulte aussi est une agression », selon Annette (Reza 2008, 65). Provoqué par ce coup, leur
fils se serait défendu en rendant un coup tout à fait physique. On retrouve l’idée d’Angot de
« stratégie d’attaque défensive ».
Cet argument, utilisé ici dans les violences domestiques, a également son pendant au
niveau collectif dans Le Dieu du carnage, par l’intermédiaire du métier d’Alain. On apprend
436    H. Jaccomard

que l’entreprise pharmaceutique dont il est le conseiller juridique se trouve accusée d’avoir
minimisé les effets secondaires d’un médicament, au détriment d’un grand nombre
de patients. Il répète à son collaborateur « Les victimes on y pensera après l’Assemblée
[générale…] en fonction des cours » des actions de l’entreprise (Reza 2008, 44). On apprend
aussi qu’il revient du Rwanda où il a observé des comportements bien plus graves qu’un
coup de bâton entre deux gamins. Là-bas, les enfants se battent avec des lance-grenades.
Véronique, la mère de Bruno, la « victime », y voit la confirmation que l’éducation au self-
control commence « sur le terrain de la proximité » (Reza 2008, 103), alors qu’Alain s’en sert
pour minimiser l’échauffourée entre leurs enfants.
Un autre élément inattendu s’ajoute au dossier de la violence dans cette pièce: Véronique
mentionne en effet que son mari, Michel, a abandonné le hamster familial dans la rue, le
promettant à une mort certaine. Michel n’est pas « armé » d’un bagout suffisant pour prouver
qu’effectivement, comme le mentionnait Alain, il faut garder le sens des proportions, car
il y a bel et bien une hiérarchie dans les violences et que même celles qui ont lieu chez
soi (argument de Véronique) sont d’une nature différente des violences extraordinaires et
exigent des mesures ou des réparations différentes de celles qui se produisent sur une
autre échelle. Empêtré dans des accusations ridicules, Michel se laisse traiter d’assassin et
Véronique se trouve accusée de complicité de meurtre. La mauvaise foi d’Alain et d’Annette
est une arme redoutable qui entretient la violence verbale. Cela se remarque surtout lorsqu’il
s’agit de savoir si leur fils, l’agresseur, doit être rééduqué ou puni. La question de la violence
s’accompagne donc d’une réflexion sur la justice et la réparation des violences. Vinaver
aussi, dans 11 septembre 2001, anticipait le fait que réparer les violences comportait le
risque d’entraîner d’autres violences ; la violence sacrificielle de Moi-même dans Théâtres
était une façon de réparer des violences passées commises par d’autres ; de même, Angot
considérait que la violence défensive, sans être juste, est néanmoins une forme de réparation.
En revanche, dans Le Dieu du carnage, la question de la réparation n’est pas résolue du fait
du brouillage entre victime et agresseur entraînant une escalade de la violence sur scène.
Si la bagarre des deux enfants n’est pas jouée, d’autres actes violents se déroulent, en
effet, devant les spectateurs. Irritée par ce qu’elle considère comme de la mauvaise foi,
Véronique jette le sac à main d’Annette à travers la pièce. Auparavant, Annette elle aussi
avait cédé à la colère et la frustration en noyant dans un vase l’infernal portable de son mari ;
et, plus tard, elle décapite les tulipes de ses hôtes. Exaspérée par l’impossibilité d’arriver à un
compromis, elle vomit sur un livre d’art. Sacs à main, téléphone portable, fleurs, livres: ces
objets sont aussi des symboles de civilité. Une civilité bien mise à mal par des actes violents
qui s’en prennent à des personnes plus directement encore. Ainsi, Véronique se pose en
défenseuse de l’humanisme qui « milite pour la civilisation » (Reza 2008, 98) et croit en la
bonté fondamentale des hommes. Alain attaque son système de valeurs et énonce la thèse
centrale de la pièce:
Il faut un certain apprentissage pour substituer le droit à la violence. À l’origine je vous rappelle,
le droit c’est la force. […] moi, je crois au dieu du carnage. (Reza 2008, 97–98)
Véronique perd alors tout self-control et tape, non pas Alain, mais son propre mari, qui se venge
en ironisant: « Elle se déploie pour la paix et la stabilité dans le monde » (Reza 2008, 100).
À l’instar de Py et d’Angot, Reza insère une réflexion sur les racines de la violence – ce
dieu du carnage, métaphore pour une pulsion innée –, mais là s’arrête la comparaison. Chez
Reza, le discours analytique ne se sépare jamais de sa critique: toute affirmation sérieuse
s’accompagne d’une réplique ou d’un acte qui la ridiculise. Comme dans toute bonne
Modern & Contemporary France   437

comédie, personne n’a tout à fait raison, ni tout à fait tort. Ce qui ressort, ce sont les paradoxes,
les contradictions, les hypocrisies. Il n’est pas original d’avoir des agressions physiques dans
une comédie, car la cruauté fait rire, comme tous les excès, et a un rôle cathartique indéniable.
En faire le centre de l’intrigue, de la psychologie et du thème de la pièce, c’est s’aventurer sur
le terrain de la tragédie tout en l’évitant habilement par la dérision. Denis Guénoun (2005, 46
et 47) avait détecté dans des pièces de Reza précédant Le Dieu du carnage « une disposition
obstinée à l’évitement de la tragédie [et] une méthodique dédramatisation ». Le traitement
de la violence est ici plus spectaculaire que dramatique.
Les quatre dramaturges évoqués dans cet article s’interrogent sur les forces et les limites
de la représentation théâtrale de la violence. Avec leur génie propre, ils s’efforcent de dire,
montrer ou raconter l’irracontable, à savoir le scandale de la violence. Tous suggèrent qu’il
y a une certaine porosité entre victimes et bourreaux. Vinaver donne la parole autant aux
agresseurs des tours de Manhattan qu’aux victimes. De plus, les discours de Bush annoncent
que les Américains, de victimes pourraient bientôt passer agresseurs. Olivier Py met en scène
une victime expiatoire, Moi-même, mais ses parents, ses agresseurs, semblent eux aussi avoir
été des victimes de violences causées par les soubresauts de l’histoire coloniale. Convaincue
qu’il y a un cercle vicieux entre violence et amour, Christine Angot considère l’attaque – par
l’écriture – comme la meilleure défense. Son monologue est une justification a posteriori de
l’écriture violente qui a peut-être eu un impact tragique sur son père ; c’est de cette manière,
involontaire, que l’autobiographe passe de victime à bourreau. Dans Le Dieu du carnage, sans
trancher sur qui, de Bruno ou de Ferdinand, est vraiment l’agresseur, Reza fait alterner les
rôles d’assaillants et de cibles chez les quatre adultes. Certes les violences mises en scène
ne se valent pas toutes mais cette alternance semble s’expliquer par une théorie sommaire
et inquiétante sur la violence anthropologique et inévitable des êtres humains. Peut-être
est-ce bien l’origine du dérèglement entre victimes et auteurs de la violence. Cela explique
aussi l’impact des violences collectives sur les individus: la société semble incapable de nous
protéger les uns des autres ; au contraire, la violence engendre la violence.
Ce faisant, ces quatre pièces mettent en pratique une tendance moderne à esquiver la
morale: « l’amoralité affichée domine » dans nombre d’œuvres contemporaines, constate
Thérond (2015, 17). Ces pièces compliquent le clivage entre bons et mauvais, agresseurs et
agressés. Tous les personnages sont monstrueux à différents degrés. Monstrueux, et violents.

Notes
1. 
Titre du Manifeste des théâtres en PACA (Syndeac) en protestation contre la conception de
la culture selon Marion Maréchal-Le Pen, députée Front national, http://www.syndeac.org/
evenement/priere-de-deranger/, consulté le 8 novembre 2015.
2. 
Pour un point de vue divergent sur l’effet cathartique, voir par exemple Kriegel (2002, 66).
Rappelons qu’Olivier Py a écrit une pièce intitulée Requiem pour Srebrenica (1999), et qu’il a fait
3. 
une grève de la faim en protestation des exactions commises en Bosnie en 1995.
La Peur du Lendemain a été mis en scène et filmé sous le titre Emmenez-la, en collaboration
4. 
avec Laetitia Masson, avec Christine Angot comme actrice. Canal Plus/Sons et Lumière 2001.

Références
Angot, Christine. 2001. La peur du lendemain suivi de Normalement. Paris: Stock.
Angot, Christine. 1998. Sujet-Angot. Paris: Fayard.
Artaud, Antonin. 1964. Le Théâtre et son double. Paris: Gallimard.
438    H. Jaccomard

Barker, Howard. 1997. Arguments for a Theatre. Manchester: Manchester University Press.
Barthes, Roland. 2002. Écrits sur le théâtre, présenté par Jean-Loup Rivière. Paris: Seuil.
Beauchamp, Hélène. 2015. « Sarah Kane/Angelica Liddell: Violence compassionnelle et éthique du
théâtre. » In La violence du quotidien. Formes et figures de la violence au théâtre et au cinéma, édité
par Florence Thérond, 229–244. Lavérune: L’entretemps éditions.
Biet, Christian. 2006. « Le théâtre de la cruauté en France au début du XVIIe siècle. Une performance
sanglante. » In Le théâtre de la cruauté en France (fin XVIe-début du XVIIe siècles), édité par Christian
Biet, 7–19. Paris: Laffont.
Brillant-Annequin, Annick et Pierre Pasquier. 1999. « Mimésis théâtrale. » In La Représentation dans la
littérature et les arts (Anthologie), édité par Pierre Glaudes, 134–167. Toulouse, PU de Toulouse-le-
Mirail.
Camus, Albert. [1949] 1995. Les Justes. Paris: Folio Classiques.
Féral, Josette. 2011. Théorie et pratique du théâtre. Au-delà des limites. Paris: L’entretemps.
Fix, Florence. 2010. « Introduction. » In Violence au théâtre, édité par Florence Fix, 5–23. Paris: Presses
Universitaires de France.
Fowlie, Wallace. 1969. Climate of Violence. The French Literary Tradition from Baudelaire to the Present.
London: Alison Press Book, Secker & Warburg.
Guénoun, Denis. 2005. Avez-vous lu Reza ? Une invitation philosophique. Paris: Albin Michel.
Guénoun, Denis. 1997. Le théâtre est-il nécessaire ? Belfort: Circé.
Ionesco, Eugène. 1954. La Cantatrice chauve, suivi de La Leçon. Paris: Gallimard.
Kantor, Tadeusz et al. [1975] 2015. The Dead Class (Polish Theatre Perspectives). Auckland (NZ): TAPAC.
Kriegel, Blandine. 2002. « La violence à la télévision. » Rapport, Mission d’évaluation, d’analyse et de
propositions relative aux représentations violentes à la télévision, Ministère de la Culture et de la
Communication.
Landrin, Ophélie. 2015. « Un spectateur collaborateur de l’inimaginable. Représentation de la violence
dans le ‘théâtre de catastrophe’ de Howard Barker. » In La violence du quotidien. Formes et figures de
la violence au théâtre et au cinéma, édité par Florence Thérond, 153–162. Lavérune: L’entretemps
éditions.
Lehmann, Hans-Thies. 2006. Postdramatic Theatre, Translated by K. Jurs-Munby. London, New-York:
Routledge.
Mattos-Avril, Renata, and Jean-Michel Vives. 2015. « From Catharsis to Cathartic: A Post-Dramatic Theory
of Representation.  » In Body Image and Identity in Contemporary Societies: Psychoanalytic, social,
cultural and aesthetic perspectives, edited by Ekaterina Sukhanova and Hans-Otto Thomashoff, 86–94.
New York: Routledge.
Molénat, Xavier. 2011. « Les écrans rendent-ils violents? » In Violence(s) et société aujourd’hui, dirigé par
Véronique Bedin, édité parJean-François Dortier, 88–95. Paris: Editions Sciences humaines.
NDiaye, Marie. 2003. Papa doit manger. Paris: Minuit.
Pavis, Patrice. 2011. Le Théâtre contemporain: Analyse des textes, de Sarraute à Vinaver. 2eme éd. Paris:
Armand Colin.
Py, Olivier. [2003, 2007] 2011. Théâtres. Paris: Babel.
Py, Olivier. 2005. Four Plays. Translated and presented by David Edney. Lanham: University Press of
America.
Py, Olivier. 2014. Orlando ou l’impatience. Arles: Actes Sud Papier.
Reza, Yasmina. 2008. Le Dieu du carnage. Paris: Albin Michel.
Ribes, Jean-Michel. 1997. Monologues, bilogues, trilogues. préface de Roland Topor. Paris: Babel.
Rye, Gill. 2004. « ”Il faut que le lecteur soit dans le doute”: Christine Angot’s Literature of Uncertainty. »
Dalhousie French Studies: Hybrid Voices, Hybrid Texts: Women’s Writing at the Turn of the Millennium
68: 117–126.
Rye, Gill. 2010. « Public Places, Intimate Spaces: Christine Angot’s Incest Narratives. » Dalhousie French
Studies Women and Space 93: 63–73.
Sémelin, Jacques. 2002. « Le 11-Septembre comme massacre. La rationalité délirante et la propagation
de la peur. » Vingtième Siècle. Revue d’Histoire 76: 15–44.
Spiess, Françoise. 2009. Trois pièces contemporaines. Jean-Claude Grumberg, Philippe Minyana, Noëlle
Renaude. Paris: Belin, Gallimard.
Modern & Contemporary France   439

Thérond, Florence. 2015. La violence du quotidien. Formes et figures de la violence au théâtre et au cinéma.
Lavérune: L’entretemps éditions.
Viala, Alain. 2010. Histoire du théâtre. Paris: Presses Universitaires de France.
Vinaver, Michel. [2001, 2002] 2003. 11 Septembre 2001, in Théâtre complet 8. Paris: L’Arche.
Vinaver, Michel. 1982. Écrits sur le théâtre. Réuni et présenté par Michelle Henry. Lausanne: Éd de l’Aire
Théâtrale.
Vork, Robert. 2013. « Things That No One Can Say: The Unspeakable Act in Artaud’s Les Cenci. » Modern
Drama 56 (3): 306–326. doi:10.3138/md.05.

Potrebbero piacerti anche