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Plan
Introduction
Les religions de Wittgenstein
« Un point de vue religieux »
Ramifications
Christianismes
Mystique
Religion naturelle et/ou christianisme : Wittgenstein et Rousseau
Sortir de l’ordinaire
Analogies
Harmoniques
Conversion, perfection, transcendance
Une omniprésence interstitielle
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Texte intégral
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Je suis heureux que vous ayez lu les vies de Mozart et de Beethoven. Ce sont les
véritables fils de Dieu (Lettre à Russell, 23 août 1912)
Il m’est parfois arrivé de chercher frénétiquement une clé, et de me dire : si un être
omniscient me regarde, il doit bien se moquer de moi. Quelle bonne blague pour Dieu
(the deity) de me voir chercher, alors qu’il a toujours su où était la clé. (Leçons sur la
liberté de la volonté, p. 91)
Comment avons-nous appris le mot « Dieu » (c’est-à-dire son usage) ? C’est ce dont je
ne peux donner aucune description grammaticale exhaustive. (Remarques mêlées, p. 82)
Drury, vous ne devez pas vous permettre de devenir trop familier avec les choses
sacrées. (rapporté par Drury, « Some Notes on Conversations with Wittgenstein »,
p. 94)
Introduction
1Je tenterai d’abord de donner une vue d’ensemble, Überblick sinon Übersicht, des
brins religieux de la tresse wittgensteinienne, afin d’aiguiser l’oreille du lecteur à ses
harmoniques religieuses. Je proposerai ensuite un argument sur la portée de ces
harmoniques pour la grammaire philosophique, la mesure dans laquelle, si je puis dire,
elles en modifient le timbre. Cet argument ne saurait prétendre embrasser toute la
« philosophie de la religion » de Wittgenstein.
1 « ‘Penser’ est un concept très ramifié » [Wittgenstein, 2008, § 110]. Voir aussi
Remarques sur la p (...)
Ramifications
5Les thèmes religieux fréquemment évoqués chez Wittgenstein sont la nature de la
croyance religieuse (conversion, justification, signification pratique, différence avec la
croyance scientifique) ; l’éthique (comme « sens absolu » ou, dans le langage du
Tractatus, le plus Haut), le mysticisme (« comme il est extraordinaire que le monde
existe ! », l’expérience de la « sécurité absolue ») ; le Jugement dernier et la dimension
religieuse du devoir ; la prédestination (« nul n’a le droit de citer ce terme, à moins qu’il
ne le prononce dans le tourment.— Car ce n’est tout simplement pas une théorie. »
[RM, 30, en 1931]) ; la distinction entre foi et sagesse (« La sagesse est sans passion. La
foi en revanche, Kierkegaard la nomme une passion. » [RM, 53, en 1946]) ; la « piété
naturelle », à savoir la capacité à inventer des rites et à comprendre et à partager les
comportements rituels (ceux qui entourent le deuil par exemple) et plus généralement
les institutions et les comportements humains même les plus curieux. Nombre de
thèmes de son travail prennent à certains moments un aspect religieux : la psychologie
de l’émotion, la liberté du vouloir, la critique des mythes à propos de l’intériorité, la
certitude. Je reviendrai dans la deuxième partie sur certaines de ces ramifications.
5 Je renvoie sur ce point à mon livre déjà cité, au chapitre IV, « Emotions,
raisons causes », pages (...)
Christianismes
6 Saint Augustin est l’un de ces rares auteurs qui n’ont pour ainsi dire pas quitté
Wittgenstein, ave (...)
7Les sources identifiables de ses réflexions religieuses sont Augustin bien sûr6,
Dostoïevski, Tolstoï (l’Abrégé des Evangiles), Kierkegaard (« de loin le penseur le plus
profond du siècle dernier. Kierkegaard était un saint. » [Drury, 87]), Samuel Johnson,
dont il admirait les Prayers and Meditations, le catholicisme dans lequel il a été élevé et
qu’il retrouvera pour ainsi dire auprès d’Anscombe et Geach, convertis de fraîche date
au moment où il les rencontre, Saint Paul, qu’il semble avoir lu de près (presque toutes
ses références verbatim à la Bible sont aux Epîtres de Paul). Il lit la Bible, en cite des
versets, mais il est difficile de mesurer l’étendue de sa fréquentation du Livre. Mais,
comme toujours chez Wittgenstein, les sources, philosophiques ou non, ne sont visibles
que par exception. Plusieurs sont mentionnées ici par le biais de la biographie, sans
qu’on puisse toujours en retracer l’empreinte dans l’œuvre. Par exemple, nous ne
connaissons l’importance de l’Abrégé de Tolstoï que par effraction pour ainsi dire, par
les Carnets secrets rédigés sur le front en 1914-1916 [Wittgenstein, 2001].
8Il est sensé de dire : dans les Leçons sur la croyance religieuse [LCR], Wittgenstein
admet et prend au sérieux le concept de Jugement dernier, mais rejette (ou ne parvient
pas à donner un sens à) celui de Créateur. Ce que je veux dire, c’est qu’il prend des
positions ou plutôt se meut à l’intérieur du christianisme et de son « insurmontable
pluralisme »7. Bien entendu, la pensée religieuse de Wittgenstein — cette formule est
une simple étiquette — est non théologique, délibérément pourrait-on dire. Il s’attache
constamment à désintellectualiser la croyance religieuse. Élise Marrou [2011] montre
ici la résonance philosophique de ce thème, au-delà de la religion et, a fortiori, d’une
théologie fidéiste8. Mais, encore une fois, cela n’empêche pas Wittgenstein de se
mouvoir délibérément dans un espace chrétien. L’Évangile tolstoïen l’a profondément
marqué, on peut le flairer à un certain usage du mot « Père », mais le Nouveau
Testament est également présent en personne. Les critiques qu’il adresse à Saint Paul
sur la prédestination et sur le concept d’Église peuvent être lues comme une discussion
interne. Dans les Leçons sur la liberté de la volonté il suggère, peut-être suivant une
lecture augustinienne, que la prédestination chez Saint Paul est compatible avec le libre
arbitre : « Saint Paul dit que Dieu a fait de vous un vase de colère ou un vase de
miséricorde et que, pourtant, vous êtes responsable. »9
9On pourrait presque10 distinguer dans ces textes des échos variés : non seulement
catholique et protestant mais aussi, selon des distinctions plus fines, un protestantisme
tantôt libéral (celui de James) tantôt proche des sectes calvinistes anglaises ou du
méthodisme, ou encore de l’anglicanisme (Dr Johnson), tantôt le catholicisme romain,
tantôt enfin ce christianisme sans Église, profane pour ainsi dire. C’est celui de l’Abrégé
des Évangiles, lu chaque jour au front, mais qu’on retrouve aussi bien plus tard, comme
dans cette conversation avec Bouwsma en 1949, où il affirme être incapable de donner
un sens au dogme de l’Incarnation, mais évoque la figure du Christ comme « un maître
qui est d’une certaine manière plus haut que ses disciples et que ceux qui souffrent, et
qui souffre avec eux », et qui parviendrait alors à transcender l’ineffabilité de l’éthique,
c’est-à-dire à dire à indiquer à autrui ce qu’il doit faire sans que ce soit une supercherie
[Bouwsma, 1986, 46].
10Ailleurs, Wittgenstein proteste contre la fondation de l’Église par Saint Paul comme
déviation du christianisme originel, en raison de son universalisme agressif et de
l’institution de la hiérarchie ecclésiale, mais il y a aussi chez lui une méfiance à l’égard
de l’orgueil de la relation directe et solitaire (ou en petites congrégations) avec Dieu
dans le protestantisme, et une certaine admiration pour l’Église romaine comme
réalisation d’un ordre social, d’une forme de vie qui fournit les gonds de l’autorité
nécessaires à la vie humaine. Sans doute est-ce de Kierkegaard qu’il est le plus proche,
pour son anti intellectualisme mais aussi son mélange d’inquiétude et de quiétisme,
assez éloignée du fidéisme (la foi selon Kierkegaard [2003, 74] est « une immédiateté
après la réflexion », c’est « le plus haut paradoxe de la pensée que de vouloir découvrir
quelque chose qu'elle ne peut pas penser ») comme de la ferveur organisée des
congrégations puritaines.
11 Cette alternative est la conception de Ryle, que Wittgenstein critique dans les
Recherches philosop (...)
12 RM, p. 64 (p. 73 dans la nouvelle édition, ma traduction). Granel traduit : « Il
me semble qu’une f (...)
13 « The Gospel according to Wittgenstein » dans Arrington [2001]. Hyman
conclut son article avec un h (...)
11Wittgenstein discute à plusieurs reprises l’idée que la foi est un régime de croyance
différent de celui de la croyance ordinaire, mais il ne s’arrête pas sur une interprétation
de cette différence, et en particulier pas sur l’interprétation expressiviste ou symbolique,
suivant laquelle la foi n’est pas vraiment une croyance (qu’on pourrait exprimer sous la
forme « A croit que p »), mais l’expression d’un sentiment ou le symbole d’une
« attitude » morale. Le sens de la croyance n’est alors rien d’autre que le rôle qu’elle
joue dans la vie du croyant. Par exemple : qu’une personne « croie » au Jugement
dernier se ramène au « fait que tout dans sa vie obéit à la règle de cette croyance »
[LCR, 107]. Selon Roger Pouivet [2006, 369], « Wittgenstein identifie ainsi avoir des
croyances religieuses et utiliser certains concepts (dire certaines choses) et avoir les
attitudes et les émotions relatives à cet usage. » Cette interprétation est plausible prima
facie, mais elle repose sur une alternative en vertu de laquelle croire serait soit assentir à
une proposition soit une simple attitude. Or Wittgenstein s’attache à montrer que nous
ne sommes pas plus réduits à cette alternative qu’à celle du béhaviorisme logique et du
mentalisme (ou bien les états mentaux sont des dispositions à agir, ou bien ce sont des
occurrences mentales privées11). Il est difficile d’attribuer à Wittgenstein la thèse que la
foi est une « disposition » et non une croyance propositionnelle (une opinion), dans la
mesure où il rejette le concept de disposition pour sa simplicité trompeuse. Les concepts
d’attitude (Einstellung) et de changement d’attitude sont chez lui trop plastiques et trop
riches de contenu intentionnel pour être ramenées à celui de disposition. Dans le
passage cité, Wittgenstein dit seulement que le régime de la croyance religieuse est
différent de celui des « croyances ordinaires de la vie quotidienne » [LCR, p. 110], que
les modalités de révision des croyances, le statut du différend, du doute et des preuves
ne sont pas les mêmes. S’il est choqué des termes dans lesquels le cardinal Newman
formule sa croyance aux miracles, c’est parce qu’il le tient pour un esprit supérieur et
parce qu’il prend au sérieux le caractère assertif de ce à quoi les catholiques assentent
[Bouwsma, 34-5]. D’autres passages semblent accréditer l’interprétation de Roger
Pouivet, par exemple celui-ci : « Il me semble qu’une croyance religieuse pourrait n’être
qu’un (une sorte d’) engagement passionné en faveur d’un système de référence/ de
coordonnées. »12. John Hyman, d’accord sur ce point avec Pouivet, commente ce
passage ainsi : « pour Wittgenstein avoir des croyances religieuses se ramène à
l’utilisation de concepts religieux et aux attitudes et aux émotions que cette utilisation
implique ». Il juge que cet engagement passionné « n’est sans doute pas la même chose
que la foi religieuse, en tout cas pas la foi chrétienne, mais un descendant de ce qu’on
appelait autrefois la foi chrétienne »13. Mais la suite du texte de Wittgenstein me
semble échapper à cette dichotomie entre engagement passionné et croyance assertée
(susceptible de justification et de vérité/fausseté) : « bien que ce soit une croyance, c’est
cependant une manière de vivre, ou une façon de juger la vie. L’adoption passionnée de
cette conception. » Wittgenstein cherche à penser la combinaison entre attitude
(engagement passionné) et croyance et non à en faire une alternative, ce qui irait à
l’opposé de son analyse des émotions et qui plus est une piètre théologie. Lorsqu’il
affirme que la foi dans la résurrection du Christ (ou dans le Jugement dernier) n’a pas
lieu d’être prouvée, son argument n’est pas que les preuves ne sont pas pertinentes parce
qu’il ne s’agit pas de croyances, mais parce que ces croyances ont ceci de particulier
qu’elles disparaîtraient si elles étaient suspendues à des preuves historiques.
Mystique
14 La formule est de Gauchet [2010, 41].
15 Cité par Gauchet [2010, 33-34]. Hertz mourra au front en avril 1915, à 33
ans.
16 Gentile [2011]. Voir également D. de Courcelles et G. Waterlot [2010], en
particulier les contribut (...)
17 Wittgenstein avait reçu enfant une instruction religieuse catholique par un
prêtre qui devint évêqu (...)
18 Cité par Monk [1993, 61]. La lettre à Russell sur Mozart et Beethoven citée
en exergue est de la mê (...)
12La lecture conjointe des Carnets secrets et du Tractatus montre le lien étroit entre la
pensée du Mystique dans le livre et l’expérience de la guerre. Or en dépit de l’originalité
évidemment exceptionnelle de Wittgenstein, il n’est rien de plus commun que cette
expérience mystique de la guerre dans la période gestation et d’écriture du Tractatus. Le
fait est abondamment documenté par l’historiographie de la Grande guerre. Tous les
soldats ne lisaient pas Tolstoï, mais innombrables furent ceux qui vécurent l’épreuve du
feu comme une « expérience mystique profane »14. On citera parmi mille autres sources
Teilhard de Chardin, Ernst Jünger, Robert Hertz, le collaborateur de Durkheim et de
Mauss, qui écrit à sa femme en 1914: « Je n’aurais jamais imaginé à quel point la
guerre, même cette guerre moderne tout industrielle et savante, est pleine de
religion »15. Le livre d’Emilio Gentile, l’Apocalypse de la modernité16, dresse un
tableau européen du phénomène, couvrant la production artistique, la pensée politique,
et les témoignages. Il montre que la Guerre fut une révélation (une apocalypse) mais
que cette révélation était attendue : son enquête dégage l’omniprésence dans la culture
européenne autour de 1900 d’un malaise de la modernité, d’une attente apocalyptique,
de prophéties de la fin de la civilisation et de sa régénération dans la souffrance.
Gauchet et Gentile montrent, par des voies différentes, que ce moment de crise a fait
muter la conscience historique du progrès en attente eschatologique, une attente que
l’expérience extrême des tueries et de la mobilisation totale va combler en quelque sorte
naturellement. Les avant-gardes artistiques ne sont pas les dernières à sentir et à nourrir
cette mystique profane. « Tous les mouvements d’avant-garde aspiraient à être
religieux » écrit Gentile, qui note à propos du peintre expressionniste Franz Marc (ami
de Kandinsky, mort au front en 1916) qu’il sentait dès 1912 « qu’une religion inconnue
et nouvelle, une religion sans prophètes était en train de prendre forme. » Le même
Marc estime en 1914 que « cet horrible bain de sang » est aussi « un profond sacrifice
collectif » [Gentile, 2008, 252 et 280]. Le Wittgenstein des Carnets secrets est de ce
point de vue un représentant typique de cette mystique profane, et tout ce qu’il écrit sur
le Mystique dans le Tractatus devrait être lu aussi à la lumière de ce contexte collectif,
d’autant que les artistes autrichiens dont il connaissait sans doute l’œuvre ne sont pas en
reste dans ce mouvement apocalyptique. Wittgenstein est également dans la norme, si je
puis dire, en ce que la mystique de guerre fut chez lui comme anticipée, attendue. Au
cours de l’été 1912, Wittgenstein, auparavant « impitoyable » avec les chrétiens17,
surprit beaucoup Russell en déclarant son admiration pour la parole du Christ : « Que
sert à l’homme de gagner l’univers s’il perd son âme ? » [Matthieu, 16, 26]. Russell
écrit à Lady Ottoline : « Wittgenstein poursuivit en disant que ceux qui ne perdaient pas
leur âme étaient très rares. Je lui ai répondu que pour cela il fallait avoir un grand
dessein et y demeurer fidèle. Il m’a répondu qu’il pensait que cela dépendait davantage
de la souffrance et de la capacité à supporter la souffrance. Je fus surpris — je ne
m’attendais pas à cela de sa part. »18. Un discours qui paraît sortir de l’expérience du
front.
13J’aimerais souligner enfin que la mystique de guerre (comme son anticipation) est
une expérience décatégorisée par rapport à la religion et aux religions : elle s’exprime
pour ainsi dire indifféremment dans un langage chrétien fervent, selon une religiosité
diffuse, ou dans une immanence explicite, notamment par la sacralisation de la nation,
ou l’esthétisation de la violence et du machinisme. Du fait de sa puissance, attestée par
les Carnets secrets, et de sa résonance philosophique, attestée par l’élément mystique
dans le Tractatus (ce qui ne peut pas se dire mais seulement se montrer, l’ineffabilité de
l’éthique), la mystique de guerre pourrait bien être chez Wittgenstein la strate
fondamentale de son « point de vue religieux », à partir de laquelle s’explique le
caractère à la fois diffus, instable et insistant de ses réflexions et attitudes religieuses.
15Sur le premier point, la déclaration de Wittgenstein nous avertit de ne pas prendre son
« point de vue religieux » pour un ersatz de religion, religion naturelle ou christianisme
vague. Bien que nombre de ses formules accréditent ce genre d’interprétation et fassent
les délices des théologies post-modernes qui mettent le croyant au centre19 (on ne parle
plus de Dieu mais de « recherche » ou de « rencontre »), il est probable qu’il n’aurait eu
guère de sympathie pour ces théologies « antiréalistes » et pour la récupération de la
technique grammaticale à laquelle certains religieux se livrent de nos jours, pour alléger
le fardeau de la transcendance. Wittgenstein n’est pas « un homme religieux », ce qui
veut dire que son « point de vue religieux » n’est pas une appartenance religieuse, qu’il
maintient une différence importante entre les deux concepts.
16L’expérience formatrice de la mystique de la guerre peut expliquer qu’il n’y ait pas
chez Wittgenstein d’alternative tranchée entre le christianisme et la religion naturelle,
alors que le triangle religion révélée, religion naturelle, athéisme structure en général la
philosophie de la religion. La Profession de foi du Vicaire savoyard de Rousseau
permet de saisir la différence entre une religion naturelle nettement (et logiquement)
anti-chrétienne — et pas seulement anticatholique : il ne faut pas voir Rousseau plus
protestant qu’il n’est —, et l’attitude ambivalente de Wittgenstein. Chez Rousseau en
effet, l’exigence d’immédiateté dans la relation à Dieu n’est pas réformée, elle est
antichrétienne, elle condamne la complication inhérente au christianisme — contraire à
son but, une question qui tourmentera Kierkegaard —, les mystères de la foi, la double
nature du Christ, et pas seulement l’autorité de l’Église. Wittgenstein en revanche
évoque une religion naturelle imprégnée de christianisme, en tout cas de biblisme. Les
deux auteurs sont pourtant proches sur beaucoup de points, et la comparaison entre eux
a un sens, malgré le décalage des situations et du statut des textes : tous deux oscillent
entre christianisme et religion naturelle et promeuvent une religion du cœur suivant des
lignes semblables. Toutefois la religion de Wittgenstein est ultimement plus compatible
avec le christianisme que celle de Rousseau.
20 Cet homme n’est pas la créature déchue mais l’homme dans l’histoire,
perfectible pour le meilleur e (...)
21 Rousseau écrit (dans la bouche du vicaire) : « je soutiens qu’il n’y a pas de
révélation contre laq (...)
18Dans ce que j’ai appelé les religions de Wittgenstein en revanche, le lien avec le
christianisme est tendu mais jamais rompu.
Sortir de l’ordinaire
Analogies
22 « Das Schwere ist hier, nicht bis auf den Grund zu graben, sondern den
Grund, der vor uns liegt, al (...)
21La connivence du primat de la description avec l’insistance sur les limites de la raison
a de quoi embarrasser. H.-J. Glock classe les interprétations de Wittgenstein en
rationalistes et irrationalistes, selon qu’elles privilégient la « transformation
linguistique » du criticisme kantien (comme chez Hacker) ou qu’elles accordent plus de
poids à l’élément mystique et valorisent la vocation thérapeutique de la philosophie
(comme chez Baker)25. Classification commode mais approximative car, sauf du point
de vue d’un scientisme grossier, la notion de « raison » est systématiquement ambiguë,
en tant qu’elle suscite inévitablement la considération de son autre. Wittgenstein, plus
que tout autre, s’est employé à dissoudre cette alternative en définissant la raison par
ses limites.
Harmoniques
26 Wittgenstein [1993, 128] commente ainsi sa proposition : « on pourrait dire
que l’homme est un anim (...)
27 Un son musical se compose d’une note fondamentale et d’harmoniques, notes
plus élevées dont les fré (...)
23Cette lecture est certes discutable, elle fige et l’interprétation de la philosophie de
Wittgenstein et son interprétation du christianisme. On pourrait dire que l’idée
d’analogie est « en partie fausse, en partie absurde, mais [qu’] il y a également quelque
chose de correct là-dedans »26. Je parlerai plutôt des harmoniques religieuses de la
grammaire philosophique27. Nombre de remarques grammaticales suggèrent de façon
plus ou moins explicites des résonances éthiques, anthropologiques ou mystiques, et ce
serait ce que Wittgenstein signale lorsqu’il parle de son « point de vue religieux » sur
tous les problèmes philosophiques. L’analyse grammaticale n’est pas une simple
thérapie des maladies de notre langage, le travail de clarification conceptuelle est aussi
un travail sur nous-même, comparable aux exercices spirituels, plus familiers des
disciplines de sagesse et des traditions mystiques que de la philosophie. Enfin, ce travail
n’est pas réductible à une clarification quiétiste, il vise un perfectionnement de soi et
une exigence éthique, suggérant une forme de transcendance.
24Je ne peux dans cet article examiner toutes ces harmoniques. Je me concentrerai sur
un thème où le parcours du grammatical au religieux me paraît particulièrement bien
balisé, celui de la conversion.
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Bibliographie
Roger Arrington ed., Wittgenstein and Religious Belief, Londres, Routledge, 2001
Jean François Billeter, Leçons sur Tchouang Tseu, Paris, Allia, 2010
Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie, Paris, Allia, 2010
James Klagge ed., Wittgenstein. Biography and Philosophy, Cambridge, CUP, 2001
Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques, trad. M-A
Lescourret, Paris, Gallimard, 1983.
Ludwig Wittgenstein, Culture and Value, revised edition, Blackwell, 1984 ; Remarques
mêlées, tr. fr. Gérard Granel, Mauvezin, TER, 1984
Ludwig Wittgenstein, Leçons sur la liberté de la volonté, suivi de : Essai sur le libre jeu
de la pensée, trad. A. Soulez, Paris, PUF, 1998
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. E. Rigal et alii, Paris,
Gallimard, 2004
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Notes
1 « ‘Penser’ est un concept très ramifié » [Wittgenstein, 2008, § 110]. Voir aussi
Remarques sur la philosophie de la psychologie [RPP] II § 218.
4 La même saynète revient curieusement, dans un autre contexte, huit ans tard, en 1947
(les leçons notées par Smythies sont très probablement de 1939), dans RPP I § 139.
5 Je renvoie sur ce point à mon livre déjà cité, au chapitre IV, « Emotions, raisons
causes », pages 135-149.
6 Saint Augustin est l’un de ces rares auteurs qui n’ont pour ainsi dire pas quitté
Wittgenstein, avec Frege, Russell, et James. Pour autant, il est difficile de cerner ce
qu’il lui doit dans ses réflexions proprement religieuses.
8 Marrou [2011]
9 « Lectures on Freedom of the Will », dans Wittgenstein [1998, 43]. Le texte est une
paraphrase de Épître aux Romains, 9.21-23, qui me paraît moins clair quant à la
responsabilité humaine.
10 La nature des matériaux disponibles rend ces interprétations risquées. J’ai eu parfois
l’impression que Wittgenstein réagissait comme un caméléon religieux, prenant la
couleur du texte, de l’interlocuteur ou du problème du moment.
11 Cette alternative est la conception de Ryle, que Wittgenstein critique dans les
Recherches philosophiques, § 149 et p. 191-192. Voir sur ce point de Lara, [2005b, 113-
114].
15 Cité par Gauchet [2010, 33-34]. Hertz mourra au front en avril 1915, à 33 ans.
17 Wittgenstein avait reçu enfant une instruction religieuse catholique par un prêtre qui
devint évêque par la suite. A l’adolescence, il aurait perdu la foi et rompu avec la
religion sous l’influence de sa sœur Gretl, jusqu’à cet épisode de 1912, où il s’éveille à
la religion après avoir vu à Vienne une pièce où un personnage a une révélation
mystique [McGuinness, 1991,124-125 et 146]).
18 Cité par Monk [1993, 61]. La lettre à Russell sur Mozart et Beethoven citée en
exergue est de la même période (août 1912).
20 Cet homme n’est pas la créature déchue mais l’homme dans l’histoire, perfectible
pour le meilleur et pour le pire, la Providence « l’a fait libre afin qu’il fît non le mal,
mais le bien par choix » (p. 75).
21 Rousseau écrit (dans la bouche du vicaire) : « je soutiens qu’il n’y a pas de révélation
contre laquelle les mêmes objections n’aient autant et plus de force que contre le
christianisme ». Et plus loin : « je reste sur ce point [la révélation] dans un doute
respectueux », mais il ajoute « je vous avoue aussi que la majesté des Écritures
m’étonne, que la Sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. » [Rousseau, 1996, 116 et
118].
22 « Das Schwere ist hier, nicht bis auf den Grund zu graben, sondern den Grund, der
vor uns liegt, als Grund zu erkennen. Denn der grund spiegelt uns immer wieder eine
grössere Tiefe vor, und wenn wir diese zu erreichen suchen, finden wir uns immer
wieder auf dem alten Niveau. » — ma traduction.
24 J’ai proposé un premier tableau des sens de la clarification chez Wittgenstein dans
Lara [2005, 151-161]. J’en avais dégagé la polysémie et l’ambivalence quant aux
limites de la raison, mais sans en voir la dimension religieuse analysée ici.
28 Je dois à Jean François Billeter le concept de régimes de l’activité, et bien plus que
cela.
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Auteur
Philippe de Lara