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L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2: 1942-1945
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2: 1942-1945
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2: 1942-1945
Ebook447 pages6 hours

L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2: 1942-1945

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About this ebook

Dans le deuxième volet de cette série dont l’intrigue se déroule sur deux continents, les grands événements de l’Histoire teintent le quotidien de gens qui nous sont chers. Tandis qu’en France Bertha et Jacob Reif, Brigitte, Rémi, Françoise et sa famille subissent directement les affres du conflit et s’affairent à survivre, Gilberte, Ernest et leurs proches tentent au Québec de trouver un sens à cette guerre horrible.
Des camps de la mort au débarquement de Normandie, de l’occupation de Paris aux villes anonymes dans lesquelles les épouses essaient de se fondre en vue de de protéger leur famille ou encore des rues de Québec aux villages de Charlevoix, la cruelle réalité de la vie en temps de guerre se déploie. Avec une douloureuse acuité, L’amour au temps d’une guerre nous invite dans le cœur de ces gens admirables à qui on souhaite le salut. Mais bien que la fin du conflit permette des retrouvailles bouleversantes pour quelques élus, elle dénombrera également beaucoup trop de vies perdues ou brisées. Heureusement, l’amour, lui, trouve toujours la force de vaincre…

Une guerre, deux continents, trois familles: une saga époustouflante.
Du grand Louise Tremblay d’Essiambre!

Avec plus de deux millions d’exemplaires vendus et trente-neuf ouvrages publiés, dont les séries Les héritiers du fleuve, Les sœurs Deblois, Les années du silence et Mémoires d’un quartier, Louise Tremblay d’Essiambre est une incontournable dans le paysage littéraire québécois.
LanguageFrançais
Release dateApr 13, 2016
ISBN9782897580865
L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2: 1942-1945
Author

Louise Tremblay d'Essiambre

La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.

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    L' AMOUR AU TEMPS D'UNE GUERRE, TOME 2 - Louise Tremblay d'Essiambre

    personnages

    PREMIÈRE PARTIE

    Septembre 1942 – Avril 1943

    Suite de «La solution finale»

    «La nature fait les hommes semblables, la vie les rend différents.»

    CONFUCIUS

    CHAPITRE 1

    Échirolles, dans l’est de la France, le jeudi 12 novembre 1942

    Dans le modeste appartement occupé par Bertha Reif et ses deux filles, Klara et Anna, alias Berthe, Claire et Anne Dumontier

    Il semblait bien qu’avoir pris la décision de s’installer à Échirolles plutôt qu’à Grenoble eût été une bonne idée. En effet, quelques semaines après leur arrivée dans la région, une rafle avait eu lieu, à Grenoble justement, au matin du 26 août. Une arrestation comme celles dont Bertha avait entendu parler, quand elle habitait encore à Paris. En accord avec la politique de collaboration du gouvernement de Vichy, des dizaines de personnes vivant en France libre avaient été arrêtées pour être transférées en zone occupée.

    Ce jour-là, ce fut comme si une main brutale avait été plaquée contre la bouche de Bertha, l’empêchant de respirer, puisque cette rafle visait essentiellement les Juifs étrangers installés en France après 1936, dont faisaient partie Bertha Reif et ses filles.

    La guerre finirait-elle par les rejoindre, ici, à Échirolles?

    Pétain disait que s’il agissait ainsi, se faisant collaborateur de l’Allemagne en livrant les Juifs étrangers, c’était pour protéger les Juifs de nationalité française. Quoi qu’il en soit, après un douloureux instant de panique, Bertha avait dû admettre que ses filles et elle n’avaient même pas été suspectées.

    Elle avait alors poussé un premier soupir de soulagement.

    Manifestement, tant pour leurs voisins que pour ses patrons, Bertha, Klara et Anna, ou plutôt Berthe, Claire et Anne étaient naturellement françaises. Leur habileté à manier la langue de Molière devait y être pour quelque chose.

    Toujours est-il que lors des rafles subséquentes, en septembre et en octobre, encore une fois, les trois femmes Reif n’avaient pas été inquiétées, ni même regardées de travers. Bertha avait donc poussé un second soupir de soulagement.

    Devant ces événements, sa décision de vivre à Échirolles, décision prise indéniablement sur un coup de tête, Bertha l’admettait sans hésitation, en avait été confortée.

    Néanmoins, malgré les faux papiers qui faisaient de Bertha Reif et ses filles trois françaises à part entière, Bertha restait et resterait sur ses gardes tant et aussi longtemps que durerait cette guerre infâme, car elle craignait le pire. Seule éclaircie sur cet horizon assombri par les incertitudes et les appréhensions: ici, à Échirolles, les horreurs associées aux arrestations arbitraires semblaient vouloir rester à distance.

    Bertha Reif…

    Ce nom était le sien depuis son mariage avec Jacob et Bertha en était toujours aussi fière, tout comme elle était toujours profondément amoureuse de son mari. C’est pour cette raison que la pauvre femme n’arrivait toujours pas à endosser aisément le nouveau patronyme de Berthe Dumontier dont on l’avait affublée. C’était pourtant le nom inscrit en toutes lettres sur les faux papiers que François Nicolas lui avait remis lors de son bref séjour en Normandie, alléguant qu’ils étaient faits sur mesure pour elle.

    — Plus les noms se ressemblent et plus facile sera l’adaptation, avait-il souligné.

    Sur ce point, Bertha était entièrement d’accord.

    — Le mieux pour vous est de vous y habituer le plus rapidement possible et de n’employer désormais que ce nom.

    C’était là où le bât blessait!

    Soit, Bertha pouvait comprendre ce que François Nicolas lui conseillait. Toutefois, malgré la conviction que ce nouveau nom était devenu pour elle aussi vital que l’eau et l’air pouvaient l’être, dès qu’elle se retrouvait dans l’intimité de son foyer, Berthe Dumontier s’éclipsait d’emblée pour céder la place à Bertha Reif.

    Les semaines et les mois avaient beau se succéder, les rafles aussi, Bertha ne s’y faisait toujours pas: à l’instant où elle passait le pas de la porte donnant sur le palier, l’effort à fournir pour se transformer en Berthe Dumontier était presque douloureux, car tout empreint d’ambiguïté et d’anxiété.

    S’il fallait qu’elle se trompe quand on l’interpellerait!

    Pourtant, Bertha était tout à fait consciente que leur survie résidait sans doute dans ce nom d’emprunt et, alarmiste, elle ne se privait surtout pas de le répéter régulièrement à ses deux filles.

    — Et surtout, ne pas oublier que nous sommes françaises, n’est-ce pas? Berthe, Claire et Anne Dumontier.

    — Bien sûr, maman. Et notre père est soldat, nous le savons. Il est prisonnier en Allemagne et il s’appelle Jacques Dumontier. Ne vous inquiétez pas.

    Klara semblait si sûre d’elle-même!

    En quelques mois à peine et malgré son jeune âge, tout juste dix ans, la fillette avait acquis une maturité d’adulte et Bertha savait pouvoir compter sur son aînée. N’empêche que l’inquiétude persistait, Bertha n’y pouvait rien. Puis, il y avait ce nom auquel elle ne s’habituait pas, ne s’habituerait jamais.

    En effet, comment s’appeler Berthe Dumontier alors que son époux, Jacob Reif, n’était pas à ses côtés pour endosser le rôle, lui aussi? Pire, il ne savait rien de ce nouveau patronyme, de ce nouveau logis, de cette nouvelle vie. Comment, dans de telles conditions, espérer qu’un jour, ils puissent se retrouver et redevenir la famille qu’ils formaient avant la guerre? Les aléas de ce quotidien ne se prêtaient guère à l’espoir de retrouvailles et la simple perspective d’avoir à survivre encore longtemps sans son Jacob donnait à Bertha le pénible sentiment d’avoir trahi son mari et engendrait chez elle la déchirante sensation de lui être infidèle.

    Pourquoi n’avait-elle pas insisté avec plus de vigueur, avec plus de fermeté quand elle avait eu l’opportunité de le faire? Pourquoi n’avait-elle pas tout tenté afin de convaincre Jacob de rester avec les siens, alors qu’ellemême s’apprêtait à quitter Paris en compagnie de leurs deux filles? C’était insensé d’avoir agi comme ils l’avaient fait, séparant ainsi leur famille et Brigitte, l’employée de la blanchisserie qui lui avait servi de guide pour rejoindre la Normandie, partageait cette opinion.

    Alors pourquoi? Pourquoi Bertha ne s’était-elle pas entêtée? Cela n’aurait pas été la première fois que l’épouse aurait levé le ton devant le mari pour faire valoir un point de vue. Les discussions étaient monnaie courante entre Jacob et elle, et ce penchant pour l’argumentation ne changeait rien à l’amour sincère qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Tout compte fait, son mari aurait probablement acquiescé à ses supplications parce que, par respect pour une compagne si clairvoyante, comme il le disait parfois sur un ton malicieux, il finissait presque toujours par céder.

    Mais Bertha n’avait rien dit, rien demandé, rien exigé. Par peur peut-être. Non pas tant pour elle que pour les filles. C’était ce que Jacob disait, n’est-ce pas? Il fallait à tout prix mettre les filles à l’abri. Obnubilée par l’obligation d’agir, et vite, Bertha s’était arrêtée à cette évidence criante de vérité. C’est pourquoi, le temps d’une fuite en catastrophe, rien d’autre n’avait eu d’importance à ses yeux. Que les filles…

    De ces quelques jours d’épouvante, parcourant la France du nord au sud, alors qu’elle avait été prise en charge par l’un et par l’autre, Bertha Reif ne garderait donc que l’accablant, l’intolérable souvenir d’avoir cessé de réfléchir pour se laisser porter par les événements. Cependant, quand elle y repensait, le fait de dire qu’elle avait été étourdie par tant de changement en si peu de temps n’était pas une excuse.

    Quand Bertha était redevenue elle-même, un peu comme au sortir d’un mauvais rêve, Grenoble était déjà en vue. Certes, elle était saine et sauve en compagnie de ses filles, mais sans son Jacob.

    Aujourd’hui, quatre mois plus tard et comme souhaité par son mari, Bertha vivait en relative sécurité avec Klara et Anna, devenues, elles aussi, selon les papiers, deux parfaites petites Françaises.

    De son mari, Bertha ne savait absolument rien depuis juillet, sinon que la blanchisserie avait été fermée quelques jours après son départ.

    Malgré la guerre et les frontières, certains renseignements arrivaient à circuler.

    Depuis ce jour maudit où Georges, le passeur, lui avait appris la fermeture de la blanchisserie, Bertha ne pouvait faire autrement que d’imaginer le pire.

    Ce matin, comme tous les jours où elle devait se rendre au travail, Bertha avait donc quitté l’appartement à l’aube tandis que les filles dormaient toujours. Le temps d’un breuvage brunâtre à base de céréales qu’elle avait la prétention d’appeler «café» et elle était sortie silencieusement de l’appartement pour retrouver Berthe Dumontier qui l’attendait, tapie sur le palier.

    Bertha avait instinctivement courbé les épaules.

    En tâtonnant de la main, par automatisme, elle avait vérifié que ses papiers d’identité étaient bien dans la poche de son manteau, puis Bertha avait descendu l’escalier sur le bout des pieds.

    La nuit étendait encore ses tentacules dans les moindres recoins de la ville tandis que Bertha se dirigeait vers l’usine. De longs filaments de brume se faufilaient entre les maisons, tels des lambeaux de nuages descendus exprès du ciel pour gommer ce paysage industriel. Cette brume opaque ressemblait aux longues fibres de rayonne qu’elle tissait jour après jour. Même si elle détestait entendre le claquement de ses semelles contre les pavés, Bertha avait alors accéléré le pas comme si elle avait voulu échapper à cette vie qu’elle n’avait surtout pas choisie.

    Il y avait la Cité à traverser, l’étang et le terrain de sport à longer…

    Plusieurs minutes plus tard, Bertha s’était jointe à la foule des ouvrières qui se pressait aux portes de l’usine.

    Les journées de travail étaient toutes semblables les unes aux autres, harassantes de poussière, de bruit, d’efforts, d’humidité…

    Et cette odeur suffocante d’œuf pourri causée par l’utilisation de l’hydrogène sulfuré qui monte aux narines, qui imprègne les vêtements et la peau. Cette odeur que Bertha n’arrivait pas à laver complètement et qui lui levait le cœur…

    À l’usine, aucune conversation n’était possible tant le bruit des machines était infernal. Alors, les journées se déroulaient en vase clos. De l’aube à la fin de l’après-midi, il n’y avait que le travail et la routine. Aucune nouvelle, bonne ou mauvaise, ne pouvait filtrer jusqu’aux ouvrières.

    C’est pourquoi, tout en travaillant, Bertha pouvait laisser son esprit s’évader, tout en restant prudente car les accidents étaient fréquents. Aujourd’hui, elle avait donc songé au fait que la veille, à Grenoble, il y avait eu une grande manifestation pour souligner l’armistice de la Grande Guerre, signé le 11 novembre 1918.

    Les manifestants avaient profité de l’occasion pour lever le ton et condamner les arrestations successives que la ville venait de connaître. La voisine de palier de Bertha, une vieille dame charmante, lui en avait parlé quand elle était rentrée du travail, en fin de journée.

    — On sait se tenir, à Grenoble!

    Toutes ces manifestations devenaient, aux yeux de Bertha, le reflet de petites victoires personnelles. À Grenoble, il y avait assez régulièrement de ces manifestations, ce qui lui faisait dire, le soir, quand elle rentrait chez elle:

    — Avec une telle détermination dans la population, nous ne craignons rien, les filles! Ici, les gens se tiennent debout et nous sommes en sécurité.

    Bertha Reif répétait ces quelques mots au moindre prétexte et toujours sur un ton d’apparente insouciance. Jouer le jeu, n’est-ce pas, jusqu’au bout. Pour les filles. Ultimement, peut-être avait-elle tout bonnement besoin de se convaincre elle-même que dans son univers tout allait pour le mieux.

    Ce jour-là comme tous les autres jours, elle quitta l’usine le plus rapidement possible, pressée de retrouver Klara et Anna.

    Cependant, à peine le temps d’une profonde bouffée d’air frais et Bertha sentit un certain changement autour d’elle. Nul besoin d’aller beaucoup plus loin que les portes de l’usine pour comprendre qu’il y avait eu un bouleversement durant la journée. Autour d’elle, les gens marchaient à pas pressés et semblaient préoccupés. Inquiète et curieuse, Bertha arrêta un vieil homme.

    — Vous ne savez pas, ma petite dame? À cause de ce qui s’est passé en Afrique, Hitler a décrété que le maréchal Pétain n’a pas tenu ses engagements et il a commencé à envahir la zone libre. L’armistice ne tient plus.

    Bertha ferma les yeux d’épouvante. L’horreur connue à Paris, la peur et les sirènes, l’obligation de se cacher et les privations de toute sorte allaient-elles les poursuivre jusqu’ici? Et que vaudraient leurs faux papiers désormais? Seraient-ils encore le précieux sésame capable d’apaiser les suspicions et de garantir leur sécurité?

    Brusquement, le fragile équilibre de la vie de Bertha Reif se fissurait.

    — Envahir? Envahir comment?

    La voix de Bertha était fébrile.

    — Les Allemands sont-ils ici?

    — Pas encore, ma petite dame, pas encore. Mais qui peut prédire sans se tromper de quoi demain sera fait?

    Sur ces mots, après un simple signe de tête pour remercier le vieil homme, Bertha se précipita chez elle.

    De passage à la mercerie où elle avait acheté un peu de fil à repriser, Klara aussi avait été mise au courant de ce revirement de situation, mais curieusement, celle-ci ne semblait pas s’en inquiéter outre mesure.

    — Pourquoi vous affoler, maman? Nous avons dû montrer nos papiers très souvent et personne ne les a mis en doute. Nous sommes françaises, l’auriez-vous oublié?

    — Mais non… Bien sûr que non. N’empêche…

    La gamine haussa les épaules avec fatalisme comme une vieille femme qui en aurait vu bien d’autres. Puis elle esquissa un sourire à l’intention de sa mère.

    — Allez! Venez manger. Vous devez être bien fatiguée, ce soir, pour broyer du noir comme vous le faites. À défaut de pain parce qu’il n’y en avait plus à la boulangerie, nous avons un peu de poulet, aujourd’hui. C’est la voisine qui a partagé avec nous quand elle nous a vues revenir les mains vides. Elle m’a aussi aidée à cuisiner une soupe. Ça va être bon.

    Klara prit alors sa mère par la main pour la guider vers la table où trois couverts étaient en attente. Quatre mois de ce que Bertha qualifiait de travaux forcés avaient eu raison d’une bonne part de l’énergie qui habitait encore la femme qui avait quitté Paris en juillet dernier. Quant au moral…

    La soupe était un peu claire, mais bien chaude et assez goûteuse. Deux bouchées de poulet et quelques autres de légumes soigneusement mijotés revigorèrent Bertha. Pour ses filles, elle devait être forte. À tout le moins, elle devait en avoir l’apparence.

    Elle l’avait promis à Jacob.

    Alors, Bertha redressa les épaules et regarda autour d’elle: le logement était tout de même décent. Avec l’eau courante à l’évier, l’électricité et les toilettes, il était plus confortable que bien des logis de la région. Il faut dire qu’il faisait partie d’un vaste ensemble de résidences, administré par les patrons de l’usine.

    La Cité-Jardin de la Viscose…

    Tout à côté, il y avait des lavoirs, des commerces, une bibliothèque où Bertha puisait abondamment. Seule l’école restait interdite aux deux sœurs Reif, mais uniquement parce que leur mère en avait ainsi décidé.

    Bertha posa un regard critique sur le logement et elle esquissa un petit sourire. Elle avait quand même réussi à mettre un toit décent sur la tête de ses filles. Pourquoi n’en aurait-elle pas été fière?

    En guise de dessert, les trois femmes de Jacob, comme ce dernier les avait toujours appelées affectueusement, eurent droit à deux pommes un peu meurtries qu’elles partagèrent sans hésiter. Puis Bertha se leva.

    — À moi de faire la vaisselle, ce soir. J’ai bien mangé et je me sens toute neuve! Alors, les filles, qu’avez-vous fait de votre journée?

    C’était le rituel du soir. Comme Bertha n’avait jamais rien de bien nouveau à raconter, les deux sœurs s’en donnaient à cœur joie et elles narraient leur journée jusque dans les moindres détails.

    — Il y avait un mignon petit chien blanc devant la boulangerie et Claire a bien voulu que je le caresse. Par contre, il n’y avait plus de pain… Demain, nous a dit la boulangère… Aujourd’hui, nous sommes arrivées trop tard. Je m’ennuie des grosses tartines que vous faisiez avec de la crème et de la confiture, maman. J’ai souvent faim, vous savez. J’aimais bien quand on n’avait pas besoin de tout calculer. Mais Claire m’a expliqué que…

    Depuis plus de trois mois maintenant, les deux sœurs n’utilisaient plus que leurs prénoms français qui coulaient de leurs lèvres avec une fluidité que Bertha leur enviait. Néanmoins, si elle s’en réjouissait, dans son cœur de mère, ses filles s’appelleraient toujours Klara et Anna, les prénoms que Jacob et elle avaient soigneusement choisis ensemble à la naissance des filles.

    Anna, du haut de ses neuf ans, était celle qui racontait le quotidien. Les courses, les rencontres, le ménage… Klara, quant à elle, voyait aux choses sérieuses. Les études, le travail, les lectures…

    — J’ai montré à Anne les quelques points de reprise que vous m’aviez enseignés, maman. Elle est plutôt adroite avec l’aiguille, vous savez.

    — J’aimerais bien devenir couturière, lança alors la plus jeune des sœurs Reif, interrompant ainsi son aînée avec beaucoup d’enthousiasme. Une grande couturière. Pour faire des robes de mariée. De belles robes toutes blanches.

    — À la bonne heure! C’est bien d’avoir de l’ambition, jolie demoiselle. Je suis fière de toi. Et maintenant, les lectures de la journée! Avez-vous terminé Moby Dick, comme je vous l’ai demandé?

    Anna prit les devants pour expliquer.

    — Oui, bien sûr, on fait toujours ce que vous demandez, maman. Mais c’est Claire qui me l’a raconté parce que je trouvais ça vraiment difficile. Puis, c’était une histoire triste et elle m’a fait peur.

    — Tu n’as pas aimé?

    — Non, pas vraiment. Je préfère les contes de fées ou ceux qui sont drôles ou jolis. Pas vous, maman?

    Quand Claire et Anne furent au lit, Bertha baissa la lumière et ajusta le drap qui servait de tenture, par réflexe, comme elle le faisait à Paris quand elle devait vivre cachée dans leur appartement.

    Pourquoi en serait-il autrement ici puisque les Allemands étaient en train d’envahir la France libre?

    En revenant s’asseoir à la table, Bertha eut brusquement la désagréable sensation que leur histoire était en train de se répéter. Pourquoi avoir séparé la famille si c’était pour en arriver là?

    Puis Bertha se souvint de leurs faux papiers, ceux qui normalement changeaient la donne. À cette pensée, elle aurait dû ressentir une forme de réconfort. Malheu reuse-ment, la détente souhaitée ne fut pas au rendez-vous, car la peur de voir son univers s’écrouler dominait.

    Alors, en désespoir de cause, elle se mit à penser à l’Italie qui était à peine à deux cents kilomètres de là. Après tout, c’était là la destination première de ce voyage qui les avait emmenées si loin de Paris. Peut-être serait-il temps de songer à s’y rendre?

    À nouveau, Bertha regarda longuement tout autour d’elle, indécise. Avait-elle vraiment envie de tout reprendre à zéro?

    Une longue inspiration lui gonfla la poitrine et se termina en un bruyant soupir.

    Si elle voulait être honnête jusqu’au bout, Bertha devait admettre que non, et quels qu’en soient les risques. Que les Allemands soient en vue ou non, elle n’avait pas envie de reprendre la route. Elle était fatiguée et elle n’était pas du tout certaine que l’Italie serait la solution à tous leurs maux. D’autant plus qu’ici, elles avaient tout ce dont elles avaient besoin et même plus.

    Bertha songea alors au petit lopin de terre qu’elle pourrait semer à nouveau avec les filles, au printemps prochain. Grâce à ce potager, même minuscule, Klara et Anna pouvaient profiter de légumes frais une bonne partie de l’année.

    Auraient-elles la même chose en Italie? Bertha en doutait grandement.

    Pourquoi ce pays fasciste serait-il un pays de cocagne? Un second soupir appuya cette incertitude.

    Si Jacob avait été là, il aurait su, lui, ce qui aurait été l’idéal pour leur famille. Jacob Reif savait toujours ce qu’il fallait faire et quand le faire, tandis que Bertha, pour sa part, avait plutôt tendance à hésiter. Malgré cette apparence de femme forte qu’elle projetait, malgré toutes ces discussions qu’elle avait amorcées, et gagnées, si Bertha Reif était une femme avisée et qu’elle avait souvent de bonnes idées, elle tardait souvent à réaliser ses objectifs par manque de confiance en elle.

    Devant cette évidence, l’ennui que Bertha ressentait pour son mari fut si brutal, si intense, qu’elle en eut les larmes aux yeux.

    Elle se dit alors combien il avait été facile, au fil des ans, de donner l’impression d’être une femme de décision quand elle était accompagnée par un homme avisé.

    Aujourd’hui, Bertha était seule à se prononcer sur la marche à suivre, sur le chemin à emprunter, et la survie de leur famille dépendait uniquement de son discernement, de ses choix. Alors oui, elle avait peur de se tromper.

    Elle redoutait tellement de prendre les mauvaises décisions.

    Elle avait la hantise, surtout, de voir les filles en souffrir.

    Bertha permit alors à son désarroi de s’exprimer par les larmes qui coulaient silencieusement. Elles étaient son réconfort, le seul qui lui restait. Puis, quand elle sentit que la tristesse brute consentait à s’éloigner, du revers de la main, elle essuya son visage.

    Si elle était une femme hésitante à certains égards, en contrepartie, Bertha avait toujours été d’un naturel optimiste et la réalité du moment la rattrapa à l’instant où elle se dit que si à Paris, elle était une femme juive traquée, ici, à Échirolles, elle était en principe une femme française en pays occupé.

    Entre les deux, il y avait un monde de différences.

    Bertha inspira bruyamment, envahie par un réel soulagement. En effet, devant une telle constatation, quasi irréfutable, comme l’avait si bien dit Klara: pourquoi s’affoler?

    — Oui, pourquoi céderais-je à la panique? murmura Bertha à travers quelques derniers sanglots.

    Sur ces quelques mots, elle se redressa en étouffant un long bâillement.

    — Nous sommes bien ici, les filles et moi, poursuivit-elle d’une même voix retenue. J’en suis consciente. Même si j’ai un travail éreintant, même si le quotidien est parfois très lourd, ça nous permet de manger et d’avoir un logement. Je ne dois surtout pas négliger cet aspect de la situation. Je ne sais pas ce que l’Italie nous réserverait et cet inconnu me fait peur. Ici, nous sommes pauvres, d’accord, mais nous sommes bien vivantes et relativement libres. C’est là l’essentiel. De plus, nous avons quelques amis, ajouta-t-elle en pensant à Étienne et Estelle qui les avaient accueillies à leur arrivée et qui continuaient de venir les voir à l’occasion. C’est un don du Ciel, avoir des amis. Je ne dois surtout pas l’oublier. Ils sauront bien, eux, quand viendra le temps de quitter Échirolles. Ils s’y connaissent plus que moi dans toutes ces choses de la guerre… Oh, Jacob! Pourquoi n’es-tu pas resté avec nous? Tout serait tellement plus simple si tu étais là.

    À plusieurs centaines de kilomètres de là, son mari entretenait le même regret.

    En vérité, s’il avait su ce qui l’attendait réellement, probablement que Jacob Reif aurait tenté de fuir avec sa famille. Mais voilà, il ne savait pas vraiment ce qui se tramait à l’autre bout du voyage, ni dans quelle gare il débarquerait, alors il ne s’était pas vraiment méfié. Il avait cru bien faire en gardant l’attention des SS sur lui, à Paris, permettant ainsi à sa famille de fuir en toute impunité. Voilà ce que Jacob Reif avait voulu: mettre ses trois femmes à l’abri du danger. Une fois seul, se disait-il, un homme peut s’en tirer plus facilement. Le travail ne lui faisait pas peur, et c’était de cela qu’on parlait, n’est-ce pas? Les Juifs arrêtés étaient envoyés en camp de travail. Aux yeux de Jacob, devant un tel constat, il n’y avait pas de quoi s’affoler. Alors, s’il était à Auschwitz, c’était parce qu’il avait voulu tout mettre en œuvre afin de protéger sa famille en se disant qu’il travaillerait comme un forcené jusqu’à la fin de la guerre et qu’ensuite, il retrouverait Bertha et les filles.

    S’il avait su…

    Jacob Reif retint un sanglot.

    Comment aurait-il pu savoir, puisque le secret était si bien gardé?

    À Auschwitz-Birkenau, et peut-être ailleurs aussi, Jacob n’en savait rien, tout était codé, crypté, ambigu. Chaque mot prononcé pouvait avoir son sens propre ou son contraire. Allez donc savoir! Voilà pourquoi la méfiance était devenue la plus fidèle compagne de Jacob, une complice qui le suivait comme son ombre.

    Ici, quand quelqu’un en savait trop et risquait de parler, on l’éliminait. Comme un insecte nuisible qu’on écrase entre le pouce et l’index.

    Au besoin, même certains Allemands avaient droit à ce traitement extrême et se retrouvaient devant le peloton d’exécution. On le lui avait dit et Jacob le croyait sans difficulté. Quoi de plus simple, n’est-ce pas, que de faire mourir ceux qui pouvaient mettre des bâtons dans les roues de cet engrenage de mort qui, par ailleurs, semblait fort bien huilé?

    Personne hors des murs ne devait savoir que ce que l’on croyait être un camp de travail n’était en fait qu’un vaste centre d’extermination.

    Pour cette raison, avec ces hautes cheminées à l’orée du camp, depuis ces derniers mois, Jacob Reif vivait avec la méfiance en tête comme jadis il avait vécu avec l’amour des siens dans le cœur.

    Oui, il aurait été préférable et beaucoup plus simple que Jacob reste avec sa famille. Il ne cessait de se le répéter et de s’en vouloir d’avoir été si naïf, malgré le bien-fondé de ses intentions. Tout comme il était conscient qu’avec sa constitution plutôt fragile, c’était un vrai miracle qu’il soit toujours en vie.

    Aujourd’hui encore, matin et soir, Jacob Reif bénissait le Ciel d’avoir mis cet officier malade sur son chemin.

    Nul doute que le jour où il était arrivé à Birkenau, épuisé, affamé, effrayé surtout par la désolation de ce camp qui s’étendait à perte de vue, entouré de barbelés, s’il avait eu la vie sauve, c’était grâce à sa profession de dentiste.

    Mais à quel prix…

    Devant son habileté à soigner l’abcès dont souffrait l’officier qui comptait péniblement les prisonniers tout juste arrivés, Jacob Reif avait eu droit à un sursis. Dès qu’il avait eu fini de soigner son patient, un officier lui avait montré une porte au fond de la salle où il se tenait.

    — Rejoins les autres! Schnell!

    Les autres, vite…

    Il ne le comprendrait que plus tard, cette journée-là, mais Jacob Reif ferait partie de ceux que l’on garderait en vie car il avait été décidé qu’on profiterait de son savoir pour le temps où cela conviendrait à Eduard Wirths, le médecin responsable de l’hôpital d’Auschwitz.

    Il avait donc rejoint sans trop savoir où il se dirigeait une colonne de prisonniers qui avançaient sous les ordres des kapos et des SS armés. Il avait ainsi marché vers l’extrémité du camp où se dressait un bâtiment en brique.

    Avec tous les autres prisonniers, Jacob s’était retrouvé dans une grande salle tout en longueur où il avait dû se dévêtir complètement.

    Nu, intimidé de l’être devant tant de regards, Jacob Reif s’était ensuite dirigé vers une autre salle où il avait été rasé. Lui qui portait la barbe depuis tant d’années, il s’était alors senti vraiment nu. Puis on lui avait tatoué un numéro sur l’avant-bras.

    La douche, à laquelle il avait ardemment rêvé dans le train l’emmenant depuis Paris vers cet enfer, avait été un moment désagréable et douloureux. Arrosés de désinfectant qui irritait la peau, passant de l’eau glacée à l’eau brûlante, les hommes avaient tenté tant bien que mal de se laver sans savon ni serviette.

    À Jacob, on avait remis un costume trop grand et des chaussures éculées, un peu trop petites, le tout puisé à même une montagne d’objets hétéroclites. Il s’était dit que ça aurait évité bien des tracas à tout le monde de leur laisser leurs propres vêtements. Mais il avait gardé pour lui cette réflexion. Tout ce qui était en bon état méritait d’être recyclé, c’était évident. Plus tard, il apprendrait qu’effectivement, on lavait et désinfectait ce qui valait la peine d’être conservé et qu’on l’envoyait en Allemagne. La salle où étaient entreposés les vêtements et les objets en bon état était tellement grande qu’on l’avait baptisée «kanada», en référence à ce pays immense.

    D’autre part, Jacob apprendrait assez vite que ceux qui portaient des costumes rayés étaient des kapos. D’anciens prisonniers qui faisaient office de collaborateurs. Habituellement, on choisissait des criminels endurcis, des repris de justice pour agir comme surveillants, se disant, à juste titre, que les risques de les voir compatir à l’égard de leurs semblables étaient moindres. Ils étaient sans scrupule et ne cherchaient qu’à sauver leur peau. On avait recommandé à Jacob de s’en méfier.

    Après la douche, tous ceux qui avaient été retenus pour le travail avaient été menés dans une grande cour où ils avaient été enfin autorisés à s’asseoir. On leur avait même servi une soupe infecte que Jacob avait néanmoins avalée d’une traite, en retenant son souffle. Il avait trop faim pour faire la fine bouche.

    Puis l’attente avait commencé.

    Par moments, on les avait obligés à se relever et à rester debout sous un soleil de plomb, sans autre raison que celle de faire rire les officiers, comme si les prisonniers avaient été des guignols; à d’autres instants, parfois beaucoup plus tard, ils avaient eu le droit de se rasseoir sur la terre poussiéreuse, peut-être tout simplement parce que les SS ne les trouvaient plus drôles.

    La nuit était tombée tout d’un coup.

    Jacob n’avait pas la moindre idée de ce que demain lui réservait, ni même ce que l’heure suivante lui ferait vivre. Le regard scrutant le ciel, il s’était laissé bercer par le nom de celles pour qui il avait consenti à s’exiler.

    Bertha, Klara et Anna.

    Où étaient les trois femmes de sa vie, que faisaient-elles? Pensaient-elles parfois à lui? Cela faisait bien des jours et des nuits maintenant que leurs routes s’étaient éloignées. Un peu plus d’un mois, en fait, alors que tous les quatre habitaient encore Paris.

    Une éternité.

    Le Ciel verrait-il à tracer une autre intersection sur les chemins de leurs vies pour qu’ils puissent se retrouver?

    — Est-ce cette lueur rougeâtre que tu regardes, toi aussi?

    Jacob avait sursauté au son de cette voix qui connaissait l’allemand, tout comme lui, et le parlait avec une égale facilité.

    — Non, c’est le ciel que je regarde.

    — Alors, tant mieux pour toi si tu ne sens pas le besoin irrépressible de regarder les hautes cheminées.

    L’homme qui avait parlé à Jacob avait une voix éteinte, rauque, comme s’il brisait un silence trop longtemps observé.

    — Cela veut peut-être dire que tu es arrivé ici seul, avait poursuivi l’inconnu. Heureux homme.

    Sur le coup, Jacob n’avait pas saisi ce que cet étranger cherchait à lui dire. Alors, comme il était dans sa nature d’essayer de comprendre les choses, il avait demandé:

    — Pourquoi dis-tu cela?

    À ces mots, l’inconnu avait haussé les épaules, lentement, tout frissonnant, malgré la chaleur qui perdurait en dépit de la nuit tombante.

    — Si tout comme moi tu étais venu avec quelqu’un et qu’à lui, on avait montré la colonne de gauche, ce matin dans la cour, avait-il alors expliqué, cela voudrait dire que, en ce moment, il est là-bas.

    D’une main tremblante, l’inconnu avait désigné la lueur qui embrasait le ciel.

    — Moi, c’est ma femme et mon fils qui sont là. Un tout petit garçon encore. À peine deux ans et demi.

    Pétrifié, Jacob avait porté les yeux vers les hautes cheminées, incapable d’articuler le moindre mot. C’est à ce moment qu’il avait constaté qu’une lourde fumée noire parvenait jusqu’à eux. Une fumée dense à l’odeur nauséabonde de viande grillée. Devinant à demi-mot ce que l’homme avait laissé entendre, Jacob s’était mordu la lèvre inférieure, comme pour retenir un cri. Ou un gémissement. Il avait alors fermé les yeux pour se ressaisir, mais l’odeur âcre en avait profité pour le rejoindre en plein cœur, l’empêchant de prendre vraiment sur lui. Alors Jacob avait secoué la tête pour abrutir les images qui se formaient bien malgré lui dans son esprit.

    Au-delà des apparences, l’homme devait se tromper, c’était impossible.

    Ou alors, cet homme était fou.

    Un lourd silence s’imposa entre Jacob Reif et l’inconnu. Puis, se doutant bien que Jacob n’aurait aucune réponse à lui fournir, nul réconfort à lui apporter, l’étranger avait repris, toujours sur le même ton monocorde.

    — Je vois bien que tu ne me crois pas, mais c’est pourtant ce qu’un kapo m’a dit en riant, tout à l’heure, quand j’ai osé demander où se trouvaient tous les autres venus avec nous ce matin. Les femmes, les enfants… Ils sont là, qu’il m’a répondu en pointant les cheminées. Puis, il s’est mis à rire… Alors j’ai compris ce trou que j’avais dans le cœur, depuis ce matin. Comme un grand vide glacial qui m’avait envahi à l’instant où on nous avait séparés, ma femme et moi…

    L’étranger laissa échapper un long sanglot avant de poursuivre.

    — Comment dit-on merci au Ciel de leur avoir évité peut-être de plus grandes souffrances encore? Le sais-tu, toi? Moi, je n’y arrive pas.

    Jacob n’avait pas répondu parce que nulle réponse n’aurait été satisfaisante. Du plus profond de son âme, il savait que l’inconnu disait vrai. N’avait-il pas senti, lui aussi, cette odeur de mort dès son arrivée, ce matin?

    Jacob s’était alors contenté de prendre la main de l’homme entre les siennes et de la serrer très fort.

    Avec horreur, il comprenait maintenant d’où venait cette odeur écœurante de plus en plus forte et qui avait commencé à envahir le camp dès le coucher du soleil.

    Sans quitter le rougeoiement des yeux, avec la conviction et la foi qui étaient les siennes, Jacob Reif s’était mis à prier.

    Le lendemain matin, après une nuit d’insomnie, il avait eu droit à une couchette, un morceau de pain et du salami ranci.

    Cela valait-il mieux qu’une mort immédiate, celle réservée à ceux qui étaient trop faibles pour le travail, ou tout simplement trop jeunes, comme le fils de cet étranger qui en fait s’appelait Moïse?

    Certains jours, Jacob Reif en doutait, tellement il était épuisé, dégoûté par tout ce qu’il voyait. Néanmoins, il suffisait que le sourire de Bertha s’impose à ses souvenirs pour que Jacob Reif se ressaisisse. Il fermait les yeux pour faire renaître l’image de ses filles et sa rage de vivre revenait en force. Pour elles, il obligeait le

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